Kevin MacDonald : Culture De La Critique – L’implication Juive Dans Le Mouvement Psychanalytique (2)
La théorie de l’identité sociale met l’accent sur l’importance des attributions positives à l’égard de l’endogroupe et des attributions négatives à l’égard de l’exogroupe. Chez Freud, le fort attachement identitaire juif s’accompagnait du sentiment d’une supériorité intellectuelle sur les Gentils. Dans une lettre précoce à sa future femme, il écrivit :
À l’avenir et pour le restant de mon internat à l’hôpital, je pense que je vais tâcher de me comporter comme les Gentils – modestement, en faisant et en apprenant les choses ordinaires. Je ne chercherai pas à faire des découvertes ou des coups de sonde trop profonds (inYerushalmi, op. cit. p. 39).
Dans ce passage, Freud employait le mot Goyim pour désigner les Gentils, ce qui donna lieu à cette remarque de Yerushalmi : « La main est celle de Sigmund, mais la voix est celle de Jacob [le père de Freud, religieux strict] ». C’est la voix de la séparation et de la rupture.
Cette morgue juive à l’égard des Gentils ne concernait pas le seul Freud, mais l’ensemble de son mouvement. Ernest Jones a fait référence « à la croyance juive, qu’ils imposent souvent aux autres, en la supériorité de leur puissance intellectuelle » (Free Associations : Memories of a Psycho-Analyst, p. 211). À l’image de ce qui se produisait dans les cercles intellectuels de la gauche radicale dominés par les Juifs, « le sentiment de la supériorité juive éloignait du mouvement nombre de non-Juifs et donnait du poids à l’opinion de ceux qui, à l’extérieur du mouvement, récusaient comme hypocrites les prétentions humanitaires de la psychanalyse » (Klein, Jewish Origins of the Psychoanalytic Movement, p. 143) – remarque qui met en lumière la fausse conscience régnant parmi les psychanalystes au sujet de leurs motivations.
L’éloignement de Freud vis-à-vis des Gentils impliquait que le judaïsme lui apparaissait sous un jour favorable, contrairement à la gentilité. Celle-ci, il fallait la vaincre au nom des intérêts supérieurs de l’humanité, laquelle devait accéder à un stade moral supérieur où l’antisémitisme n’existerait plus. Freud était convaincu de « la moralité juive supérieure à toutes les injustices d’une société inhumaine, intolérante, et pour tout dire, antisémite » (Klein, op. cit. p. 86). Freud « soutenait la faction juive [B’bai B’rith] qui exhortait les Juifs à se voir comme les champions des idéaux démocratiques et fraternels de l’humanité » (ibidem). Il coucha par écrit son espoir messianique d’une « intégration des Juifs et des antisémites sur le terrain [de la psychanalyste] » (in Gay, Freud : A Life for Our Time, p. 231), claire indication que le fondateur de la psychanalyse la voyait comme un moyen de supprimer l’antisémitisme.
Freud était si fier de ses ennemis – l’Église catholique romaine persécutrice, la bourgeoisie hypocrite, les autorités obtuses de la psychiatrie, les Américains matérialistes – qu’il se les figurait comme autant de spectres puissants, bien plus maléfiques et bien moins divisés qu’ils ne l’étaient en réalité. Il se comparait à Annibal, à Ahasvérus [le Juif errant, NdE], à Joseph [celui de Genèse 37-50, NdE], à Moïse, à tous ces personnages pourvus d’une mission historique, d’adversaires puissants et de destins difficiles. (Gay, op. cit. p. 604)
Cette remarque illustre excellemment les conséquences d’un fort attachement à l’identité sociale : le sentiment puissant de cette identité juive débouche sur une pensée stéréotypée concernant l’exogroupe des Gentils. Leur société en général et en particulier leurs institutions les plus caractéristiques étaient considérées comme malfaisantes. Ces institutions étaient non seulement vues comme mauvaises, mais l’effet d’accentuation entrant en jeu, c’est l’exogroupe en son entier qui était vu comme un bloc, de sorte que ces institutions étaient considérées comme bien moins divisées qu’elles ne l’étaient.
D’après F. Sulloway, son image de soi en tant que héros vient de son enfance et lui avait été inculquée par sa famille. Tous les héros d’enfance de Freud étaient liés au judaïsme, attestant bien son intense identification juive et sa vocation de héros juif : Annibal, le combattant sémite anti-romain, Cromwell, qui permit aux Juifs d’entrer en Angleterre et Napoléon, qui leur donna des droits civils. Il s’était défini dès le départ comme un « conquistador », non comme un homme de science.
Ce genre de pensée messianique était courante dans la Vienne fin de siècle chez les intellectuels juifs qui tâchaient de faire advenir « un monde supra-national et supra-ethnique » (Klein, op. cit. p. 29). Cet aspect s’applique aussi bien à l’engagement juif dans les mouvements de la gauche radicale, comme nous l’avons vu au chapitre précédent. Ces intellectuels « concevaient leur humanitarisme sur le fondement de leur propre identité juive rénovée […] Ils avaient en commun l’idée que les Juifs étaient responsables du sort de l’humanité au vingtième siècle. » (ibidem, p. 30)
Ils étaient nombreux, aux commencements du mouvement, à considérer la psychanalyse comme un mouvement messianique et rédempteur qui abolirait l’antisémitisme en délivrant le monde des névroses engendrées par la répression sexuelle propre à la civilisation occidentale. Klein montre que des collaborateurs de Freud parmi les plus proches avaient une notion très élaborée de la mission juive de la psychanalyse pour la gentilité – qu’on pourrait aisément identifier comme la mouture moderne de l’ancien thème religieux de la « lumière des nations », très prégnant parmi les apologistes du judaïsme réformé à l’époque de Freud.
Pour Otto Rank par exemple, qui développa une relation quasi-filiale avec Freud, les Juifs avaient reçu une qualification unique pour soigner les névroses et être les guérisseurs de l’humanité. Suivant une perspective voisine de celle de Freud dans Totem et Tabou et Malaise dans la Civilisation, Rank affirmait qu’à la différence des autres cultures humaines qui avaient réprimé leur sexualité primitive à l’avènement de la civilisation, « les Juifs possédaient des puissances créatrices spéciales, étant donné qu’ils avaient pu maintenir un rapport direct à la ‘nature’, à la sexualité primitive » (ibid. p. 129). Selon cette interprétation, l’antisémitisme aurait sa source dans le déni de la sexualité et la mission juive de la psychanalyse serait d’abolir l’antisémitisme en libérant l’humanité de sa répression sexuelle. Les Trois Essais sur la Théorie sexuelle de Freud, qui expliquent l’agressivité par la frustration des pulsions, en seraient la base théorétique.
Klein montre que cette notion de la psychanalyse en tant que « lumière des nations » rédemptrice était partagée par d’autres proches collaborateurs du docteur Freud. Par exemple, Fritz Wittels défendait l’idée d’une liberté d’expression sexuelle absolue :
Certains parmi nous pensent que la psychanalyse va changer la face du monde (…) et [faire advenir] un âge d’or où il n’y aurait plus de place pour les névroses. Nous avions l’impression d’être des grands hommes (…) Certains hommes ont une mission dans la vie. (ibid. p. 142)
Les Juifs étaient définis comme ceux qui avaient la charge de mener les Gentils sur le chemin de la vérité et de la noblesse de cœur. « La propension à placer Juifs et non-Juifs à des pôles opposés donnait aux visées rédemptrices elles-mêmes un caractère hostile » (ibid. p. 142). La culture des Gentils était ce que le Juif rédempteur et intellectuellement supérieur devait conquérir de haute lutte : « L’esprit des Juifs va conquérir le monde » (Wittels, inKlein, op. cit. p. 142). Corollaire de sa croyance en la mission de la psychanalyse, Wittels avait un sentiment identitaire juif très positif ; il définissait les juifs convertis comme « atteints de l’infirmité psychologique de l’hypocrisie » (ibid. p. 139).
Pour guérir l’agressivité caractéristique de l’antisémitisme, il fallait donc délivrer les Gentils de leurs répressions sexuelles. Même si Freud finit par développer l’idée de l’instinct de mort pour expliquer l’agressivité, celle de la libération sexuelle en tant que remède à l’agressivité et voie d’accès vers une ère d’amour universel, a été le thème dominant de la critique freudienne de la culture occidentale, par exemple chez Norman O. Brown, Herbert Marcuse et Wilhelm Reich.
Il est donc intéressant de remarquer que lorsque Jung et Alfred Adler furent expulsés du mouvement pour hérésie, le casus belli semble avoir été leur rejet du complexe d’idées formé par l’étiologie sexuelle de la névrose, le complexe d’Œdipe et la sexualité infantile. À cette époque, la répression sexuelle était un fait massif et indéniable. Dans ces conditions, la théorie freudienne peut être considérée comme une invention dont l’utilité militante contre la culture occidentale semblait évidente, étant donné qu’il était vraisemblable que la détente des tensions sexuelles pût produire des changements comportementaux majeurs, susceptible d’avoir des effets psycho-thérapeutiques. En outre, l’idée du complexe d’Œdipe n’était pas séparable de la théorie de la répression sexuelle dans Totem et Tabou, que Peter Gay qualifie de « conjecture parmi les plus subversives » et que nous examinerons ci-après.
Leur croyance à la vertu curative de la liberté sexuelle coïncidait avec le projet politique gauchiste adopté par la grande majorité des intellectuels juifs de ce temps, qui fait l’objet de nos considérations tout au long du présent ouvrage. Ce projet politique gauchiste est un thème récurrent pendant toute l’histoire de la psychanalyse. Le soutien aux idéaux radicaux et marxistes était chose commune chez les premiers disciples de Freud et les attitudes gauchistes étaient fréquentes dans les périodes suivantes chez les psychanalystes, ainsi que dans les autres branches d’inspiration freudienne comme celles d’Erich Fromm, de Wilhelm Reich et d’Alfred Adler. (Kurzweil, qui appelle Adler le chef de la psychanalyse « d’extrême-gauche », fait remarquer qu’il exigeait une politisation gauchiste immédiate des enseignants, sans attendre que la psychanalyse ne parachevât la chose).
Le point culminant de l’association entre psychanalyse et marxisme fut atteint dans les années 1920 en Union Soviétique, où tous les psychanalystes d’importance étaient des bolchéviks partisans de Trotski et comptaient parmi les personnages politiques les plus puissants du pays. (Trotski lui-même était un ardent partisan de la psychanalyse). Ce groupe mit sur pied avec le soutien du pouvoi un Institut d’État de Psychanalyse qui lança un programme de « science de l’enfance » [appelée ‘pédologie’ par les Soviétiques] destiné à engendrer l’ « homme nouveau soviétique » sur le fondement des principes psychanalytiques appliqués à l’éducation des enfants. Ce programme, qui encourageait la sexualité précoce chez les enfants, fut mis en pratique dans des écoles qui étaient la propriété de l’État.
Certaines preuves indiquent que Freud se voyait comme un général dans la guerre menée à la gentilité. Nous avons vu que Freud était très hostile à la culture occidentale, en particulier à l’Église catholique et à son allié, la monarchie austro-hongroise. Dans un passage remarquable de l’Interprétation des Rêves, se demandant pourquoi il n’a pas pu mettre le pied à Rome, Freud suppose qu’il a suivi les pas d’Annibal, le commandant en chef sémitique des Carthaginois en guerre contre Rome pendant les guerres puniques :
Annibal (…) avait été le héros favori de mes années de lycée (…) Dans les classes supérieures, quand je compris quelles conséquences aurait pour moi le fait d’être de race étrangère (…) j’eus une idée plus haute encore de ce grand guerrier sémite. Annibal et Rome symbolisèrent à mes yeux d’adolescent la ténacité juive et l’organisation catholique. (IdR, trad. Meyerson, chap. 5)
Cet extrait montre clairement que Freud s’identifie en tant que membre d’une « race étrangère » en guerre contre Rome et son rejeton l’Église catholique, institution centrale de la culture occidentale. P. Gay affirme ce qui suit : « Symbole chargé et ambigu, Rome était pour Freud l’objet caché de son désir érotique et l’objet un peu moins caché de son désir agressif ». Rome était « une récompense suprême et une menace incompréhensible » (op. cit. p. 132). Freud définissait lui-même ses fantasmes sur Annibal comme comptant parmi les « forces motrices de [sa] vie mentale » (in McGrath, Freud as Hannibal : The Politics of the Brother Band, p. 35).
Il y a une forte liaison entre l’antisémitisme et l’hostilité de Freud à l’égard de Rome. L’identification consciente de Freud à Annibal eut lieu à la suite d’un incident antisémite durant lequel son père se comporta passivement. La réponse de Freud à cet incident fut d’imaginer « la scène où Hamilcar fait jurer à son fils, devant son autel domestique, qu’il se vengera des Romains. Depuis lors Annibal tint une grande place dans mes fantasmes » (Freud, L’interprétation des Rêves, chap. 5). « Rome était le centre de la civilisation chrétienne. Vaincre Rome signifiait certainement venger son père et son peuple » (Rothman & Isenberg, Sigmund Freud and the Politics of Marginality, p. 62). De son côté, J. M. Cuddihy fait remarquer la même chose :
Comme Annibal, fils d’Hamilcar, il se lancerait sur Rome pour prendre sa revanche. Il maîtriserait sa colère, comme son père l’avait fait, mais il s’en servirait pour aller chercher, bien en-dessous de la belle apparence de la diaspora, la rage meurtrière et les appétits coupables tapis sous ses prétendues bonnes manières. (The Ordeal of Civility, p. 54)
Rothman & Isenberg démontrent de façon convaincante que Freud considérait l’Interprétation des Rêves comme une victoire contre l’Église catholique et Totem et Tabou comme une interprétation réussie de la religion chrétienne en termes de mécanismes de défense et de pulsions primitives. Au sujet de ce dernier ouvrage, Freud avait dit à un collègue qu’il servirait à « tracer une ligne de démarcation entre nous et tout type de religiosité aryenne » (Rothman & Isenberg, loc. cit. p. 63, voir aussi Gay, Freud : A Life for Our Time, p. 326). Cette remarque indique que Freud a volontairement caché sa motivation subversive : un des aspects centraux de la théorie freudienne du rêve est que la rébellion contre une autorité puissante doit souvent user de tromperie : « Selon la force (…) de cette censure, il devra (…) se contenter d’allusions (…) ou bien dissimuler sous un déguisement innocent des révélations subversives (Freud, L’Interprétation des Rêves, chap. 4).
L’argument déconcertant de son ouvrage de 1939, L’Homme Moïse et la Religion monothéiste vise clairement à montrer la supériorité morale du judaïsme sur le christianisme. « L’Église catholique, qui a été jusqu’ici l’ennemi implacable de toute liberté de pensée et qui s’est opposée résolument à toute possibilité que ce monde se dirige en direction de la reconnaissance de la vérité ! » (III, Avant-propos)
Freud y réitère sa conviction que la religion n’est pas autre chose qu’un symptôme névrotique – opinion primitivement soutenue dans Totem et Tabou en 1912.
Toutes les religions sont peut-être des symptômes de névrose, mais le docteur Freud croyait dur comme fer que le judaïsme en était une forme moralement et intellectuellement supérieure : d’après lui, la religion juive « forma le caractère [des Juifs] en l’incitant à rejeter la magie et le mysticisme et à progresser dans la spiritualité et dans la sublimation. Nous dirons comment ce peuple, heureux à l’idée qu’il possédait la vérité, pleinement conscient du bonheur d’être élu, en vint à placer très haut les valeurs intellectuelles et éthiques » (L’Homme Moïse, III, 4).
À l’opposé, « la religion chrétienne n’a pu se maintenir sur les sommets éthérés de spiritualité qu’avait atteints la religion juive » (ibidem). Freud explique que dans le judaïsme, le souvenir réprimé du meurtre du père mosaïque a élevé le judaïsme à un très haut niveau éthique, alors que dans le christianisme, le souvenir non-réprimé du meurtre d’une figure paternelle a débouché sur une régression au paganisme égyptien. De fait, la formulation freudienne du judaïsme peut être qualifiée de réactionnaire, étant donné qu’il conserve l’idée traditionnelle des Juifs en tant que peuple élu.
L’interprétation freudienne du judaïsme peut se lire comme une façon de le réinterpréter de manière « scientifique », en créant une sorte de théologie juive sécularisée et « scientifique ». La seule différence importante avec les récits traditionnels est le remplacement de Dieu par Moïse en tant que figure centrale de l’histoire juive. À cet égard, il n’est pas inintéressant de remarquer que Freud s’était de bonne heure identifié à Moïse, ce qui indique que par cette identification, il se voyait comme un dirigeant qui devait guider son peuple au travers des vicissitudes. Compte tenu de sa forte identification à Moïse, ce passage de L’Homme Moïse qui se réfère manifestement aux anciens prophètes qui suivaient Moïse, pourrait s’appliquer au docteur Freud lui-même :
Le germe du monothéisme ne leva pas en Égypte, mais la même chose eût pu se produire en Israël après que le peuple se fut débarrassé du joug d’une religion importune et tyrannique. Mais au sein du peuple juif, surgirent toujours des hommes qui ravivaient la tradition affaiblie et renouvelaient les admonestations et les sommations de Moïse en n’ayant de cesse que les croyances perdues ne fussent retrouvées. (ibid. II, 3)
L’Homme Moïse et la Religion monothéiste établit un lien entre le monothéisme et la supériorité de la morale juive, mais à aucun moment Freud n’explique comment une idéologie du monothéisme pourrait produire une élévation des vertus morales. Comme nous l’avons indiqué dans A People That Shall Dwell Alone (au troisième chapitre), le monothéisme juif est étroitement lié à l’ethno-centrisme et à la crainte de l’exogamie. Comme nous l’avons indiqué au sixième chapitre du même ouvrage, la morale juive est fondamentalement tribaliste et établit des différences très nettes selon que l’individu à qui vous avez affaire est juif ou pas.
Comme je l’ai fait remarquer, l’antisémitisme perçu devait exacerber cette tendance à faire subir à la culture des Gentils une critique radicale. Il y a des très bonnes preuves des inquiétudes de Freud vis-à-vis de l’antisémitisme, qui datent peut-être de l’incident antisémite arrivé à son père. Comme le laisse présager la théorie de l’identité sociale, l’identité juive de Freud était davantage marquée « quand les temps étaient les plus difficiles pour les Juifs », écrit P. Gay (A Godless Jew : Freud, Atheism and the Making of Psychoanalysis, p. 138).
La théorie de l’antisémitisme proposée dans L’Homme Moïse contient plusieurs passages affirmant que l’antisémitisme est au fond une réaction pathologique de la gentilité à la supériorité morale juive. Freud écarte plusieurs causes superficielles de l’antisémitisme, bien qu’il donne du crédit à l’opinion que l’antisémitisme serait provoqué par la défiance juive à l’égard de l’oppression (cause qui expose le judaïsme sous un jour favorable).
Mais L’Homme Moïse cherche les causes plus profondes de l’antisémitisme, situées dans l’inconscient.
J’ose avancer que la jalousie provoquée par un peuple qui prétendait être le premier-né et le favori de Dieu le Père n’est pas encore éteinte aujourd’hui, comme si les autres peuples eux-mêmes ajoutaient foi à une pareille prétention (III, 4).
Qui plus est, la cérémonie de la circoncision est censée rappeler aux Gentils « la menace d’une castration redoutée, évoquant ainsi une partie de ce passé primitif volontiers oubliée » (ibidem). Pour finir, l’antisémitisme proviendrait du fait que beaucoup de chrétiens le seraient devenus à une date récente, à la suite de conversions forcées, les arrachant à des religions populaires polythéistes encore plus barbares que le christianisme. Ces barbares, à cause de la violence de ces conversions forcées et « n’ayant pu surmonter leur aversion pour la religion nouvelle qui leur avait été imposée, ont projeté cette animosité vers la source d’où le christianisme leur était venu [c’est-à-dire des Juifs] » (ibidem).
Il est difficile d’imaginer une théorie de l’antisémitisme plus complaisante et tirée par les cheveux. La communauté savante tend à considérer L’Homme Moïse comme « témérairement fantaisiste » (McGrath, loc. cit.), ce qui n’est certainement pas le cas des autres ouvrages de Freud. À ce titre, remarquons que les autres œuvres très marquantes (et tout aussi hypothétiques) de Freud, Totem et Tabou et Malaise dans la Civilisation proposent l’idée que la répression sexuelle, si prégnante dans la culture occidentale à l’époque de Freud, est la source de l’art, de l’amour et même de la civilisation tout entière. Toutefois, la névrose et le malheur sont le prix à payer pour les obtenir, car la névrose et le malheur sont les produits inévitables de la répression des pulsions sexuelles.
Comme l’écrivait Herbert Marcuse à propos de cet aspect de la pensée freudienne :
La notion selon laquelle une civilisation non-répressive est impossible est la pierre angulaire de la théorie freudienne. Cependant, cette théorie contient des éléments qui nient cette rationalisation. Ils fracassent la tradition dominante de la pensée occidentale et suggèrent même son renversement. Son œuvre se caractérise par une insistance sans compromis sur la démonstration du contenu répressif des plus hautes valeurs et réalisations de la culture. (Eros and Civilization : A Philosophical Inquiry into Freud, p. 17)
La culture occidentale a été posée sur le divan et le rôle du psychanalyste est d’aider le patient à s’ajuster à une société qui favorise les maladies mentales :
Bien que la théorie psychanalytique reconnaisse que la maladie de l’individu est en dernière analyse causée et entretenue par la maladie de sa civilisation, la thérapie psychanalytique vise à soigner l’individu de sorte qu’il puisse continuer à fonctionner à sa place dans une civilisation malade sans pour autant capituler devant elle. (ibidem, p. 245)
Comme certains de ses proches collaborateurs, Freud se considérait comme un réformateur sexuel en lutte contre cette pratique culturelle si occidentale qu’est la répression sexuelle. Freud écrivit en 1915 : « La morale sexuelle telle que la société américaine la définit, dans sa forme extrême, me semble méprisable. Je défends une vie sexuelle incomparablement plus libre » (in Gay, op. cit. p. 143). Comme le fait remarquer P. Gay, il s’agissait d’une idéologie qui était « profondément subversive pour son temps ».
Kevin MacDonald : Culture de la Critique
- Préface à la première édition brochée