Kevin MacDonald : Culture De La Critique – Les Juifs Et La Gauche (5)
Processus d’identité sociale, intérêts collectifs juifs perçus et gauche radicale juive (suite et fin)
Pris ensemble, ces traits de la physionomie de la gauche radicale juive constituent un exemple frappant du rôle qu’y jouent les processus d’identité sociale, qui apparaissent nettement aussi bien dans l’analyse de la sur-représentation juive dans la gauche radicale que dans l’analyse du tropisme juif en faveur de l’environnementalisme radical en sciences sociales, que nous avons réalisée au Chapitre II. Nous avons montré que les Juifs impliqués dans ces mouvements intellectuels étaient engagés dans un subtil processus de tromperie des Gentils (accompagné, peut-être, d’auto-tromperie) et que ces mouvements étaient le véhicules d’une forme de crypto-judaïsme.
Pour le dire à la façon de la théorie de l’identité sociale, il s’agit d’une création idéologique où l’importance des catégorisations sociales Juif-Gentil est minorée et où disparaissent les attributions négatives concernant l’appartenance au groupe juif. Comme l’importance de l’appartenance au groupe ethnique en tant que catégorie sociale est minorée, l’intérêt ethnique bien compris chez les Gentils est interprété comme fondamentalement malavisé, parce qu’il ne reconnaît pas la priorité du conflit de classe entre Gentils. De leur côté, les Juifs peuvent rester juifs, parce qu’être juif n’est plus quelque chose d’important. En même temps, les institutions traditionnelles de la cohésion sociale dans la gentilité sont subverties et la société non-juive est vue comme davantage imprégnée de divergences d’intérêt entre classes sociales que soudée par une communauté d’intérêts et de sentiments de solidarité sociale entre différentes classes.
Rothman et Lichter font remarquer, à l’appui de cette thèse, que les groupes minoritaires à travers le monde utilisent couramment cette technique de l’adoption d’idéologies universalistes. Malgré le vernis universaliste, ces mouvements ne sont absolument pas assimilationnistes. Ces deux auteurs considèrent que l’assimilation, définie comme une absorption complète et une perte de son identité de groupe minoritaire, est autre chose que l’implication dans des mouvement politiques universalistes. Les idéologies universalistes pourraient bien être des écrans de fumée qui facilitent la perpétuation de ces stratégies de groupe qui nient parallèlement leur propre importance, aussi bien chez les membres de l’endogroupe que chez ceux de l’exogroupe. Le judaïsme en tant que stratégie d’un groupe soudé et basé sur l’ethnie peut ainsi persévérer, mais d’une manière cryptique ou semi-cryptique.
Levin abonde dans ce sens : « L’interprétation de Marx [du judaïsme comme caste] a donné aux penseurs socialistes une échappatoire facile leur permettant de passer outre ou de minorer la question juive. » En Pologne, le Parti Communiste sous domination juive déplorait la participation d’ouvriers et de paysans aux pogroms des années 1930 pour la raison qu’ils n’agissaient pas dans le sens de leurs intérêts de classe. Selon cette interprétation, les conflits ethniques proviennent du capitalisme et prennent fin après la révolution communiste. Il y avait peu d’antisémitisme dans le mouvement social-démocrate allemand de la fin du XIXe siècle parce que la théorie marxiste expliquait tous les phénomènes ; les sociaux-démocrates « n’avaient pas besoin de l’antisémitisme, c’est-à-dire d’une autre théorie englobante, pour expliquer ce qui leur arrivait » (Dawidowicz, The War against the Jews, 1933-1945, p. 42). Les sociaux-démocrates n’ont jamais vu le judaïsme comme une nation ou un groupe ethnique, mais comme une communauté religieuse et économique.
En théorie donc, l’antisémitisme et les autres conflits ethniques sont censés disparaître à l’avènement de la société socialiste. Il est possible qu’une telle interprétation ait servi à faire diminuer l’antisémitisme. Levy avance l’idée que l’antisémitisme existant dans les circonscriptions ouvrières non-juives tenues par les sociaux-démocrates a été réduit par l’activité des dirigeants du parti et des théoriciens socialistes qui définissaient les problèmes politiques et économiques de ce groupe dans les termes d’un conflit entre classes et non pas entre Juifs et Gentils, et qui rejetaient toute coopération avec les partis antisémites.
Trotski et d’autres Juifs du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie se voyaient comme les représentants du prolétariat juif à l’intérieur du mouvement socialiste, mais s’opposaient au programme séparatiste et nationaliste du Bund juif russe. Arthur Liebman considère que ces socialistes assimilationnistes envisageaient consciemment une société post-révolutionnaire où le judaïsme continuerait d’exister, mais d’une manière moins socialement différenciée :
Pour eux, la solution ultime à la question juive était une société socialiste internationaliste qui compterait pour rien la distinction entre Juifs et non-Juifs. Pour accélérer l’édification d’une telle société, ces socialistes assimilationnistes devaient tenir pour négligeables les différences ethniques et religieuses entre les non-Juifs et eux (Jews and the Left, p. 122-123).
De même, après la révolution, « ayant abandonné leurs origines et leur identité, mais sans pour autant se retrouver complètement dans la vie russe (exception faite des cercles du parti) les bolcheviks russes établirent leurs quartiers dans l’universalisme révolutionnaire. Ils rêvaient d’une société sans classe ni État, soutenus par la foi et la doctrine marxiste qui transcendait les particularités et les fardeaux de l’existence juive. » (Levin, The Jews in the Soviet Union since 1917 : Paradox of Survival, p. 49)
Ces individus, accompagnés de beaucoup d’anciens bundistes très nationalistes, finirent par administrer des projets relatifs à la vie nationale juive en Union Soviétique. Il faut donc croire que, malgré leur rejet du séparatisme juif radical des bundistes et des sionistes, ils étaient bel et bien en faveur de la continuité de la vie nationale juive laïcisée en Union Soviétique.
Cette croyance en l’invisibilité du judaïsme en société socialiste se retrouve dans la gauche radicale juive américaine. Les socialistes juifs américains des années 1890, par exemple, envisageaient une société où la race ne jouerait aucun rôle et où Juifs et non-Juifs resteraient chacun dans leurs sphères respectives à l’intérieur d’un mouvement ouvrier fondé sur la classe. Ce faisant, même ce faible niveau d’assimilation n’était pas atteint ; ces militants œuvraient dans un milieu entièrement juif et conservaient des liens fort étroits avec la communauté juive. « Leurs actions s’écartaient de leur idéologie. Plus profonde était leur action parmi les travailleurs juifs, plus tonnantes étaient leurs professions de foi socialiste et universaliste » (Liebman, op. cit. p. 256-57). Le hiatus entre rhétorique et réalité indique la très probable présence de la tromperie et de l’auto-tromperie dans ces phénomènes.
Ces militants ouvriers socialistes n’abandonnaient jamais leur rhétorique universaliste, mais refusaient d’incorporer leurs syndicats dans le mouvement ouvrier et syndical, même après que le déclin du yiddish parmi leurs membres eût retranché cette dernière excuse. Dans leurs syndicats, ils faisaient de la politique identitaire pour maintenir au pouvoir leur propre groupe ethnique, en totale contradiction avec leur rhétorique socialiste. Pour finir, l’attachement de beaucoup d’entre eux au socialisme s’affaiblit et fut remplacé par un fort sentiment ethnique et communautaire juif.
D’où l’on saisit que le vernis d’universalisme recouvrait le séparatisme inchangé des intellectuels de la gauche radicale juive et de ses militants politiques.
Les intellectuels non-juifs de gauche ne sont jamais totalement acceptés, même par leurs amis juifs de même tendance laïque et humaniste. Les Juifs ont l’habitude de faire remarquer, de façon indirecte et souvent inexplicable, leur propre singularité. L’universalisme juif, dans les rapports entre Juifs et non-Juifs, sonne creux […] On rencontre même l’anomalie de Juifs laïques et athées qui écrivent leurs propres livres de prière. Il y a des réformateurs politiques juifs qui peuvent scissionner de leur parti aux tendances communautaires très prononcées et arborer des objectifs politiques universels, tout en organisant leurs propres clubs politiques dont le style de travail est tellement juif que les non-Juifs ne s’y sentent pas les bienvenus. (Liebman, op. cit. p. 158)
Par conséquent, on peut considérer que l’universalisme est un mécanisme au service de la perpétuation juive qui fonctionne au moyen d’un camouflage [« crypsis »] ou d’un semi-camouflage. Le gauchiste juif n’apparaît pas aux yeux du Gentil en tant que juif, ce qui d’une part écarte l’antisémitisme et d’autre part retient et abrite son identité juive. Lyons explique que
la plupart des communistes juifs exposaient peu leur judaïté, mais la vivaient profondément. Ce n’était presque jamais une judaïté religieuse ou même institutionnelle, mais elle s’enracinait dans une sous-culture d’identité, de style, de langue et de fréquentations […] En fait, cette judaïté de deuxième génération, anti-ethnique, était paradoxalement le comble de l’ethnicité. L’empereur croyait qu’il était vêtu en costume américain, trans-ethnique, mais les Gentils voyaient les nuances et les détails de son ethnicité toute nue. (Philadelphia Communists, 1936-1956, p. 73)
Ces remarques manifestent un élément de camouflage [« crypsis »], une disjonction entre la personne publique et la personne privée, accompagnée d’auto-tromperie, ou comme le dit Horowitz : « une posture duale qui montre une face au monde extérieur et une autre à la tribu ».
Mais une telle posture a un coût. Comme le fait remarquer Albert Memmi :
Le Juif de gauche doit acquérir cette protection par sa modestie et son anonymat, en se montrant indifférent aux affaires de son peuple […] Comme un pauvre entrant dans une famille bourgeoise qui lui demande d’avoir le bon goût de se rendre invisible.
En vertu de la nature de leur idéologie, les Juifs de gauche étaient bien obligés de minorer l’importance des questions spécifiquement juives, comme l’holocauste ou l’Israël, malgré leur forte identification juive. C’est cet aspect des mouvements intellectuels gauchistes juifs qui déplaît le plus aux Juifs communautaristes. L’identification à l’ethnie était souvent inconsciente, marque de l’auto-tromperie. Lyons, étudiant les communistes juifs américains, remarque que dans son échantillon
l’importance du fait ethnique en général et de la judaïté en particulier imprègne l’ensemble des réponses. Beaucoup de communistes déclarent qu’ils n’auraient pas pu épouser une femme qui ne fût pas de gauche. Lorsqu’on demandait aux Juifs s’ils auraient pu épouser une Gentille, nombre d’entre eux se montraient hésitants, étonnés de cette question à laquelle ils peinaient à répondre. Après réflexion, beaucoup conclurent qu’ils avaient pris pour acquise l’idée d’un mariage juif. Une autre possibilité n’avait jamais été envisagée, en particulier du côté des hommes.
En outre, un effort délibéré de tromperie était fait pour rendre invisible l’implication juive dans les mouvements de gauche radicale : on placardait un visage américain sur un mouvement qui était largement juif. Aussi bien le Parti Socialiste que le PCUSA encourageaient activement ses membres juifs à prendre des noms à consonance non-juive. (Le phénomène se vit aussi en Pologne, cf. supra, et en Union Soviétique, cf. infra). Même s’ils représentaient, dans certaines périodes, plus de la moitié des effectifs de ces deux partis, ni l’un ni l’autre ne présentèrent jamais de candidats juifs à l’élection présidentielle et aucun Juif ne fut dirigeant du PCUSA après 1929. On faisait venir de loin des Gentils et on leur donnait des postes de direction très visibles dans les organisations socialistes new-yorkaises, dominées par les Juifs. Ces Gentils ne furent pas rares à quitter ces organisations, se rendant compte du rôle de faire-valoir qui était le leur dans ces organisations fondamentalement juives.
Liebman remarque que la Nouvelle gauche prenait grand soin de ne jamais aborder les thèmes juifs. Son idéologie minorait le fait ethnique et religieux et insistait sur les catégories sociales et les questions politiques comme la guerre du Vietnam ou la discrimination contre les Noirs, qui, bien que très clivantes parmi les Gentils, n’engageaient pas l’identité juive. Au surplus, ces questions ne menaçaient pas les intérêts de la bourgeoisie juive, sionistes en particulier.
L’identité juive, quoique très marquée chez les militants, n’était pas remarquée par le public. Et comme dit plus haut, lorsque cette mouvance se mit à défendre des positions incompatibles avec les intérêts juifs, ceux-ci relâchèrent leurs liens avec elle. Illustrant remarquablement l’invisibilité des dynamiques de groupe dans l’implication juive à l’extrême-gauche, Liebman décrit des militants estudiantins qui n’avaient pas idée du fait que leur action pouvait alimenter l’antisémitisme, étant donnée la sur-représentation des Juifs parmi eux. (Liebman fait néanmoins remarquer que d’autres Juifs se préoccupaient de cette question). De leurs point de vue, leur camouflage [« crypsis »] était un succès : ils imaginaient que leur judaïté passait inaperçue aux yeux du monde, alors qu’elle ne cessait d’avoir une grande importance à leurs propres yeux. Au niveau théorique, il s’agit d’un cas d’école d’auto-tromperie, que nous avons considérée dans notre ouvrage Separation and its Discontents, comme faisant partie intégrante de l’idéologie religieuse juive et des réactions à l’antisémitisme.
La tromperie semble avoir été globalement un échec, sinon pour la Nouvelle gauche, du moins pour la Vieille gauche. Les intellectuels radicaux juifs et leurs homologues non-juifs se tenaient à distance les uns des autres dans les organisations de la Vieille gauche. Certains intellectuels non-juifs étaient séduits par ce mouvement à cause de son enjuivement, mais le caractère foncièrement juif de ce milieu était pour l’essentiel un obstacle. Le communautarisme juif de ces militants radicaux, leur propension à l’entre-soi et leurs attitudes négatives vis-à-vis de la gentilité chrétienne les empêchait de faire de bons recruteurs au sein de la classe ouvrière non-juive. Comme l’écrivait le père de David Horowitz, un communiste, pendant une visite du Colorado dans les années 1930 :
J’ai l’impression d’être en terre étrangère. Ce qui me frappe, c’est que tant que nous n’avons pas appris à connaître les gens de ce pays jusqu’à faire disparaître cette impression, nous n’irons nulle part. Je dois dire que dans l’ensemble, nous n’avons pas la fibre patriotique, j’entends par là une sympathie profonde pour le pays et pour les gens.
Dans la même veine, l’ex-communiste Sydney Hook remarquait : « C’est comme s’ils n’avaient aucune racine dans et aucune connaissance de la société qu’ils voulaient transformer ». On constatait la même chose en Pologne, où même les efforts des communistes les plus « désethnicisés » étaient inhibés par les attitudes juives traditionnelles de morgue lointaine à l’endroit de la culture polonaise traditionnelle.
Une fois admis au parti, quantité de non-Juifs étaient repoussés par son atmosphère hautement intellectuelle, et le quittaient. À supposer que le radicalisme de gauche soit bien un judaïsme laïcisé et comme le laisse présager la théorie de l’identité sociale, on trouve des preuves d’une attitude hostile aux Gentils au sein de ces organisations : « Chez les intellectuels juifs et gauchistes, on trouvait un mélange d’hostilité et de supériorité vis-à-vis des Gentils » (Liebman, op. cit. p. 534).
Au Parti Communiste, il y avait aussi une séparation ethnique entre Juifs et Noirs, laquelle provenait pour beaucoup de « l’attitude paternaliste et missionnaire » des cadres juifs (Lyons, op. cit. p. 80). « Dans les rapports entre Noirs et Juifs, les Juifs jouaient toujours le rôle d’ « assistant », d’ « enseignant » et de « guide » pour les Noirs. Nombre d’intellectuels noirs cessèrent de courtiser le Parti Communiste, agacés par les communistes, mais aussi par les Juifs qui, disaient-ils, les prenaient de haut. « Comment le nègre moyen pourrait-il comprendre les exigences du système capitaliste, telles qu’elles s’appliquent indifféremment aux Juifs et aux Gentils d’Amérique […] étant donné que ces deux groupes se comportent étrangement comme des Aryens hitlériens dès qu’il est question des colorés ? » demandait Langston Hughes, échaudé après une querelle avec des communistes juifs.
Cette condescendance des militants radicaux juifs du mouvement des droits civils a été identifiée comme une source de la vague actuelle d’antisémitisme chez les Afro-américains.
Kevin MacDonald : Culture de la Critique
- Préface à la première édition brochée