Kevin MacDonald : Culture De La
Critique – Les Juifs Et La Gauche (Première Partie)
Chapitre
3. Les Juifs et la gauche
Je n’arrivais pas à comprendre ce que le judaïsme avait à
voir avec le marxisme, et pourquoi mes réticences envers
celui-ci impliquaient une déloyauté envers le Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Ralph de Toledano (1996), rapportant ses discussions avec des
intellectuels juifs de l’Est.
Le socialisme, pour beaucoup d’immigrés juifs, n’était pas
tant une politique ou une idée qu’une culture englobante, un
style de perception et de jugement qui structurait leur vie.
Irving Howe (1982)
L’association entre les Juifs et la gauche politique a été
largement remarquée et commentée depuis le dix-neuvième siècle.
« Quelle que soit leur situation… dans presque tous les pays où
nous avons enquêté, un segment de la communauté juive a joué un
rôle éminent dans les mouvements qui cherchaient à saper l’ordre
existant » (Rothman & Lichter,Roots
of Radicalism, Jews, Christians and the New Left,p.
110).
En surface tout du moins, l’implication juive dans la politique
radicale pourrait surprendre. Le marxisme, celui de Marx en tout
cas, est tout à fait l’antithèse du judaïsme. Le marxisme est
l’exemple-type d’une idéologie universaliste selon laquelle les
barrières dans la société et entre les sociétés finissent par
être éliminées au nom des intérêts de l’harmonie sociale et d’un
sens de la communauté. Marx lui-même, qui plus est, bien que né
de deux parents ethniquement juifs, a été largement considéré
comme antisémite. Sa critique du judaïsme (Sur
la Question juive, 1843) a conceptualisé celui-ci comme
étant fondamentalement une quête égoïste de l’argent et une
domination du monde achevée par la transformation de l’homme et
de la nature en articles de vente. Marx voyait le judaïsme comme
un principe abstrait de cupidité qui devrait cesser d’exister
dans la société communiste de l’avenir. Cependant, Marx rejetait
l’idée que les Juifs dussent abandonner leur judaïté pour
devenir des citoyens allemands et il considérait que le
judaïsme, libéré du principe cupide, continuerait son existence
dans la société post-révolutionnaire transformée.
Quels que soient les avis de Marx sur le sujet, il reste à
savoir si l’acceptation d’idéologies radicales et universalistes
et la participation à des mouvements radicaux et universalistes
est compatible avec une identification juive. Est-ce que
l’adoption d’une telle idéologie écarte le Juif de sa
communauté, dont l’attachement traditionnel va au séparatisme et
au patriotisme juif ? Ou pour le dire dans les termes dictés par
ma perspective : la défense d’idéologies radicales et
universalistes est-elle compatible avec le judaïsme en tant que
stratégie évolutionnaire de groupe ?
Remarquons qu’en posant cette question, nous ne nous demandons
pas si les Juifs peuvent être caractérisés en tant que groupe
par la défense de solutions de gauche radicale pour les sociétés
des Gentils. Nous ne prétendons pas que le judaïsme soit un
mouvement unifié ou que tous les secteurs de la communauté juive
partagent les mêmes croyances et attitudes vis-à-vis de la
gentilité. Les Juifs peuvent très bien constituer l’ossature
prédominante ou indispensable des mouvements de gauche radicale
et l’identification juive peut être hautement compatible avec
l’engagement dans ces mouvements politiques et même faciliter
celui-ci, sans que la majorité des Juifs ne soit engagée dans
ces mouvements et même si les Juifs n’y constituent qu’une
minorité numérique.
Radicalisme politique et identification juive
L’hypothèse que le radicalisme juif soit compatible avec le
judaïsme en tant que stratégie évolutionnaire de groupe implique
que les Juifs de la gauche radicale continuent de se voir comme
Juifs. A n’en pas douter, la grande majorité des Juifs qui
défendaient des causes de gauche à partir de la fin du XIXe
siècle s’identifiaient franchement comme Juifs et ne voyaient
pas de contradiction entre leur judaïsme et leur radicalisme
politique. Il saute aux yeux que les plus importants groupes
radicaux et juifs en Russie et en Pologne étaient lesBunds,
dont le recrutement était exclusivement juif et dont le
programme servait des intérêts spécifiquement juifs.
Le côté prolétarien duBundpolonais
était un des aspects de sa volonté de préserver son identité
nationale juive. La fraternité avec les ouvriers non-juifs était
au service d’objectifs spécifiquement juifs. Il n’en allait pas
autrement duBundjuif
russe. Puisque lesBundsorganisaient
une forte majorité de la population juive radicale dans ces
pays, on peut conclure que dans cette période, la grande
majorité des Juifs qui appartenaient à des mouvements radicaux
s’identifiaient fortement à la juiverie.
En outre, nombre de Juifs membres du Parti Communiste d’Union
Soviétique tendaient davantage vers une forme de judaïsme
laïcisé que vers la rupture de la continuité du groupe juif. Le
gouvernement soviétique post-révolutionnaire et les mouvements
socialistes juifs ont polémiqué sur la manière de préserver
l’identité nationale. Malgré son idéologie officielle qui
fustigeait le nationalisme et le séparatisme ethnique comme
réactionnaire, le gouvernement soviétique fut forcé de prendre
en compte la réalité d’identifications nationales et ethniques
très fortes en Union Soviétique. C’est ainsi que fut créée la
section juive du Parti Communiste (Evsektsiya).
Celle-ci engagea le combat contre les partis
socialistes-sionistes, contre les communautés juives
démocrates, contre la foi juive et contre la culture
hébraïque. Elle réussit malgré tout à façonner un style de
vie fondé sur la langue yiddish en tant que langue nationale
reconnue de la nationalité juive, à combattre pour la survie
nationale juive dans les années 1920 et à freiner le
processus assimilationniste de soviétisation de la langue et
de la culture juive dans les années 1930. (Pinkus,The
Jews of the Soviet Union : A History of a National Minority,
p. 62).
La récompense de ces efforts fut qu’une sous-culture séparatiste
yiddish se développa avec le soutien de l’État. Des écoles
yiddish et même des soviets yiddish apparurent. Cette culture
séparatiste était agressivement promue par l’Evsektsiya.
On forçait des parents juifs réticents, par la « terreur » au
besoin, à envoyer leurs enfants dans ces écoles culturellement
séparatistes et non pas dans les écoles où leurs enfants
n’auraient pas été forcés de ré-apprendre leurs leçons en russe
pour passer leurs examens. Les thèmes littéraires des écrivains
juifs soviétiques les plus reconnus officiellement dans les
années 1930 mettent en valeur l’importance qu’avaient à leurs
yeux l’identité ethnique :
L’essentiel de leur prose, de leur poésie et de leurs pièces
de théâtre se ramenait à une seule idée – la restriction de
leurs droits sous le tsarisme et la floraison des Juifs,
anciennement opprimés, sous le soleil de la constitution de
Lénine et Staline (Vaksberg,Stalin
Against the Jews, p.115).
Qui plus est, le Comité Antifasciste Juif (CAJ), créé en 1942 et
maintenu dans la période d’après-guerre avec le soutien de
l’État, se donnait pour mission de servir des intérêts culturels
et politiques juifs, y compris en tâchant d’établir une
république juive en Crimée. Cet organisme fut dissout par le
gouvernement en 1948 sous la triple accusation de nationalisme
juif, de résistance à l’assimilation et de sympathies sionistes.
Les dirigeants du CAJ s’identifiaient fortement comme Juifs. Les
remarques d’Itsik Fefer, dirigeant du CAJ, au sujet de son
attitude pendant la guerre indiquent un enracinement profond
dans sa judaïté ancestrale :
J’ai
dit que j’aimais mon peuple. Mais qui n’aime pas son propre
peuple ?…L’intérêt que je porte à la Crimée et
au Birobidjian [région de l’URSS où les Juifs devaient se
regrouper] n’a pas d’autre raison. Il me semblait que
personne d’autre que Staline n’était en mesure de redresser
le tort historique qui avait été fait par les empereurs
romains. Il me semblait que nul autre que le gouvernement
soviétique n’était en mesure de redresser ce tort, par la
création d’une nation juive.(inKostyrchenko,Out
of the Red Shadows : Antisemitism in Modern Russia, p.
39)
Pour les militants juifs en question, en dépit de leur absence
complète d’identification au judaïsme en tant que religion et de
leurs batailles contre certaines des expressions séparatistes
les plus manifestes du groupe juif, l’appartenance au Parti
Communiste soviétique n’empêchait nullement le développement de
mécanismes permettant d’assurer la continuité du groupe juif en
tant qu’entité sécularisée. Si l’on met à part la naissance de
rejetons issus de mariages inter-ethniques, très peu de Juifs
ont perdu leur identité juive pendant la durée de l’ère
soviétique, et les années d’après-guerre ont vu un renforcement
de la culture juive et du sionisme en Union Soviétique. Après la
dissolution du CAJ, le gouvernement soviétique a lancé une
campagne de répression contre toutes les manifestations du
nationalisme juif et de la culture juive, allant jusqu’à fermer
des théâtres et des musées juifs et à mettre hors-la-loi des
syndicats d’écrivains juifs.
La question de l’identification juive des bolchéviks
d’extraction juive est difficile. Pipes considère que pendant la
période tsariste, les bolchéviks d’extraction juive ne
s’identifiaient pas comme Juifs, même si les Gentils les
voyaient comme travaillant pour le compte de la juiverie et
qu’ils subissaient de l’antisémitisme. Léon Trotski par exemple,
qui par sa stature est le deuxième bolchévik après Lénine,
s’évertuait à ne pas paraître Juif et à ne manifester aucun
intérêt pour les affaires juives.
Il est difficile de croire que ces gauchistes radicaux étaient
absolument dénués d’identité juive, étant donné qu’ils étaient
considérés comme des Juifs par les autres et qu’ils étaient la
cible des antisémites. En général, l’antisémitisme renforce
l’identification juive. Il est toutefois possible que l’identité
juive leur fût imposée en grande partie de l’extérieur. Par
exemple, le conflit qui opposa dans les années 1920 Staline à
l’Opposition de Gauche dirigée par Trotski, Zinoviev, Kamenev et
Sokolnikov (tous ethniquement Juifs) avait toutes les
harmoniques d’un conflit de groupe entre Juifs et Gentils : « Le
côté évidemment ‘étranger’ qui unissait tout ce bloc de
personnalités était une circonstance immanquable » (Vaksberg,op.
cit., p. 19).
Dans les deux camps, l’extraction juive ou gentille de
l’adversaire était un fait d’importance, à telle enseigne que
Sidney Hook fit remarquer que les staliniens non-juifs
employaient des arguments antisémites dans leur polémique contre
les trotskistes. Vaksberg cite Vyacheslav Molotov – ministre des
Affaires Étrangères et deuxième personnage de l’État –
expliquant que si Staline l’avait emporté contre Kamenev, c’est
parce qu’il voulait placer un non-Juif à la tête du
gouvernement. En outre, face au nationalisme implicite de la
position stalinienne, l’internationalisme professé par le bloc
juif coïncide davantage avec les intérêts juifs et exprime
clairement une attitude juive commune et constante dans
l’ensemble des sociétés depuis l’époque des Lumières.
Jusqu’aux années 1930, « pour le Kremlin et la Loubianka [le
siège du KGB], ce n’était pas la religion, mais le sang qui
déterminait la judaïté » (Vaksberg,op.
cit., p. 64). De fait, la police secrète choisissait ses
agents parmi les étrangers ethniques, par exemples des Juifs
dans des pays traditionnellement antisémites comme l’Ukraine,
parce qu’ils étaient moins susceptibles de sympathie vis-à-vis
des autochtones – tactique tout à fait raisonnable d’un point de
vue évolutionnaire.
L’origine juive était un facteur important pour les Gentils,
mais aussi pour les Juifs eux-mêmes. Quand la police secrète
voulait enquêter sur un agent juif, ils recrutaient une « jeune
juive de souche » pour entrer dans sa vie intime, reconnaissance
implicite que l’opération fonctionnerait mieux avec une relation
intra-ethnique. De même, on a constaté chez les Juifs gauchistes
une tendance prononcée à idolâtrer d’autres Juifs comme Trotski
ou Rosa Luxembourg au détriment des Gentils de même obédience,
comme ce fut le cas en Pologne, même si certains auteurs mettent
en doute l’identification juive des deux révolutionnaires
susnommés. De son côté, Hook considère que les gauchistes
sentaient bien que l’attrait des intellectuels juifs pour
Trotski n’était pas sans fondement ethnique. Comme le disait
l’un d’entre eux :«
Si les trois quarts des dirigeants trotskistes sont des Juifs,
ce n’est pas par hasard. »
Il y a donc de fortes raisons de croire que les bolchéviks juifs
avaient conservé au moins un reste de leur identité juive. Dans
certains cas, leur identité juive a pu être « réactive » –
c’est-à-dire formée en réponse aux perceptions d’autrui. Rosa
Luxembourg a pu avoir une identité juive réactive, puisqu’on la
voyait comme une Juive malgré le fait qu’elle fût « au plus haut
point critique de son propre peuple, n’hésitant pas à éreinter
sans pitié d’autres Juifs » (Sheperd,A
Price before Rubies : Jewish Women as Rebels and Radicals,
p. 118).
Pour autant, elle n’eut de rapports sexuels réguliers qu’avec un
Juif et ne rompit jamais les liens avec sa famille. Lindemann
considère que le conflit qui opposa la gauche révolutionnaire
menée par R. Luxembourg à la social-démocratie réformiste avait
aussi la teinte d’un conflit ethnique entre Allemands et Juifs,
compte tenu du fort pourcentage numérique et de la forte
visibilité des Juifs dans le camp d’extrême-gauche. Pendant la
Grande Guerre,
les amitiés de R. Luxembourg dans le parti étaient de plus
en plus exclusivement juives, tandis que son mépris des
dirigeants du parti – non-juifs pour la plupart – était de
plus en plus ouvert et acerbe. Quand elle les mentionnait,
elle usait souvent d’expressions typiquement juives : les
dirigeants du parti étaient les ‘shabbat goyim de la
bourgeoisie’. Chez quantité d’Allemands droitiers,
Luxembourg était la plus détestée de tous les
révolutionnaires, car elle incarnait le principe destructeur
de l’étranger juif » (Lindemann,Esau’s
Tears : Modern Antisemitism and the Rise of the Jews, p.
402).
Compte tenu de ces éléments, on peut soutenir que R. Luxembourg
était une crypto-juive ou qu’elle était atteinte de fausse
conscience relativement à son identité juive – phénomène
fréquent chez les juifs gauchistes – et soutenir avec autant de
raison qu’elle ne s’identifiait pas du tout comme Juive.
Si l’on prend au sérieux la théorie de l’identité sociale,
l’antisémitisme rendait difficile l’adoption de l’identité
culturelle du groupe environnant. Les pratiques
traditionnellement séparatistes des Juifs, combinées à la
compétition économique, tendent à produire l’antisémitisme,
lequel à son tour contrarie l’assimilation, puisqu’il rend plus
difficile pour un Juif d’adopter une identité non-juive. Entre
les deux guerres en Pologne, l’assimilation culturelle des Juifs
augmenta substantiellement. En 1939, la moitié des lycéens juifs
définissaient le polonais comme leur langue maternelle.
Cependant, la perpétuation de la culture juive traditionnelle
chez un grand nombre de Juifs et l’antisémitisme corrélatif
contrariaient cette volonté d’adoption d’une identité polonaise.
De point de vue des Gentils, les réactions antisémites face à
des individus comme Luxembourg et autres Juifs extérieurement
assimilés peuvent être comprises comme une volonté d’éviter la
tromperie en exagérant le degré de superposition entre ethnicité
juive et conscience militante juive au service d’intérêts juifs
spécifiques. Une telle perception des Juifs laïques et des Juifs
convertis au christianisme est un trait durable de
l’antisémitisme depuis le siècle des Lumières, car de fait, ces
Juifs tissaient souvent des liens d’affaires et des liens
informels qui se concluaient en mariages avec d’autres juifs
baptisés ou avec des familles juives qui n’avaient pas changé
leur religion de façade.
Je suis d’avis qu’il est impossible de certifier la présence ou
l’absence d’identification juive parmi les bolchéviks
d’extraction juive dans la période qui précède et dans celle qui
suit la révolution, pendant laquelle les Juifs ethniques
possédaient une bonne partie du pouvoir en Union Soviétique.
Plusieurs éléments vont dans le sens d’une identification juive
chez une partie substantielle des Juifs ethniques.
Ces gens étaient classés comme Juifs en fonction de leur
origine ethnique et en partie à cause de l’antisémitisme
résiduel. Ceci tendait à imposer une identité juive à ces
individus et compliquait la tâche de se définir comme
exclusivement membre d’un groupe politique plus large et
englobant.
Beaucoup de bolchéviks juifs, comme ceux de l’Evsektsiyaet
du CAJ militaient agressivement pour l’édification d’une
sous-culture juive sécularisée.
Très peu de Juifs à gauche envisageaient une société
post-révolutionnaire sans perpétuation du judaïsme en tant
que groupe. En effet, l’idéologie maîtresse parmi les Juifs
gauchistes postulait le dépérissement de l’antisémitisme
dans la société post-révolutionnaire en vertu de
l’achèvement de la lutte des classes et donc aussi de la
physionomie sociale particulière que les Juifs y avaient
développé.
Le comportement des communistes américains montre que
l’identité juive et la primauté donnée aux intérêts juifs
sur les intérêts communistes étaient monnaie courante chez
les individus qui étaient des communistes ethniquement
juifs.
L’existence du camouflage de la judaïté en d’autres temps et
d’autres lieux, associée à la possibilité de la mauvaise
foi, de la flexibilité et de l’ambivalence dans
l’identification, sont des composantes importantes du
judaïsme en tant que stratégie évolutionnaire de groupe.
Cette dernière possibilité est particulièrement intéressante et
sera élaborée plus avant. La meilleure preuve que des individus
ont vraiment cessé de s’identifier comme Juifs est donnée
lorsqu’ils choisissent une option politique qu’ils perçoivent
comme n’étant pas au service des Juifs en tant que groupe. En
l’absence d’une option perçue clairement comme opposée aux
intérêts juifs, la possibilité reste ouverte que les différentes
options politiques choisies par les Juifs ethniques ne soient
que des querelles de tactique au service des intérêts supérieurs
juifs. En ce qui concerne les membres juifs du Parti Communiste
des États-Unis (PCUSA), la meilleure preuve du fait qu’ils
continuaient à s’identifier comme Juifs est que le niveau
général de leur soutien au PCUSA diminuait ou augmentait selon
qu’ils percevaient la politique soviétique comme contrariant ou
comme favorisant les intérêts spécifiques juifs, comme le
soutien à Israël ou l’opposition à l’Allemagne nazie.
La question de l’identification juive est un terrain difficile,
car les déclarations de surface peuvent être trompeuses. Les
Juifs peuvent très bien ne pas prendre la mesure exacte de la
force de leur identification au judaïsme. Silberman, par
exemple, remarque qu’à l’époque de la guerre israélo-arabe de
1967, beaucoup de Juifs faisaient chorus à la déclaration du
rabbin Abraham Joshua Herschel :«
Je ne savais pas à quel point j’étais juif ». Silberman fait
ce commentaire : « Telle est la réponse, non pas d’un néophyte
du judaïsme ou d’un fidèle ordinaire, mais d’un homme qui est vu
par beaucoup de monde, moi-même y compris, comme le plus grand
chef spirituel juif de notre temps » (A
Certain People : American Jews and their Lives Today, p.
184).
Beaucoup d’autres Juifs se sont surpris à faire le même genre de
découverte à leur propre sujet. Arthur Hertzberg écrivit :
Face à cette crise, la réaction immédiate de la juiverie
américaine eut une intensité et une extension que personne
n’aurait pu prévoir. Beaucoup de Juifs n’auraient jamais cru
que le grave danger que courait Israël pouvait dominer leurs
pensées et leurs émotions, à l’exclusion de tout le reste. (Being
Jewish in America, p. 210)
Attardons-nous sur le cas de Polina Zhemchuzhina, l’épouse de
Vyacheslav Mikhailovich Molotov (premier ministre de l’URSS
pendant les années 1930), qui fut une révolutionnaire de premier
plan, entrée au Parti Communiste en 1918, puis membre du comité
central du Parti. Lorsque Golda Meir fit une visite en URSS en
1948, Zhemchuzhina répéta plusieurs fois la phraseIch
bin a Yiddishe tochter(Je suis une fille du
peuple juif) quand Golda Meir lui demandait pourquoi elle
parlait aussi bien le yiddish.
Au moment de se séparer de la délégation israélienne, les
larmes aux yeux, elle dit : ‘J’espère que tout ira pour le
mieux pour vous là-bas, et tout ira bien pour tous les
Juifs’ » (in Rubenstein,Tangled
Loyalties :The Life and Times of Ilya
Ehrenburg,p. 262).
Vaksberg la décrit comme « une stalinienne de fer, mais dont le
fanatisme ne l’empêchait pas d’être une bonne fille du peuple
juif. »
Touchons un mot du cas Ilya Ehrenbourg, fameux journaliste et
propagandiste antifasciste de l’Union Soviétique, dont la
biographieTangled
Loyalties(Rubenstein, 1996) illustre les
complexités de l’identité juive en URSS. Ehrenbourg était un
stalinien loyal qui dévia pas de la ligne au sujet du sionisme
et qui refusa de condamner les actions anti-juives du
gouvernement. Toutefois, Ehrenbourg avait des opinions
sionistes, fréquentait beaucoup de Juifs, croyait en la qualité
unique du peuple juif et se préoccupait vivement de
l’antisémitisme et de l’holocauste. Ehrenbourg était un
responsable du CAJ qui voulait faire renaître la culture juive
et multiplier les contacts avec les Juifs de l’étranger. Un
écrivain de ses amis le décrivait comme « Juif avant toute
chose… Ehrenbourg avait rejeté ses origines de tout son être,
s’était déguisé en occidental, fumait du tabac hollandais et
passait des vacances aux îles Cook… Mais rien n’avait pu faire
disparaître le Juif » (Ibidemp.
204). Ehrenbourg ne niait pas ses origines juives et vers la fin
de sa vie, il répétait souvent sa conviction, en forme de défi,
qu’il se considérerait comme Juif tant qu’il y aurait un seul
antisémite vivant sur la face de la terre.
Dans un article fameux, il cita la parole suivante :
Le sang existe sous deux formes : le sang qui coule dans les
veines et le sang qui en sort… Pourquoi dis-je ‘nous les
Juifs’ ? A cause du sang. » (ibid.p.
259)
Il faut croire que son intense loyauté vis-à-vis du régime de
Staline et son silence au sujet des brutalités soviétiques qui
firent des millions de morts civiles pendant les années 1930 a
pu naître de la conviction que l’Union Soviétique était un
rempart contre le fascisme.
« Brisez par la violence l’orgueil racial des femmes
germaniques » Ilya Ehrenbourg, 1945
Aucune transgression ne le mettait plus en colère que
l’antisémitisme. (id.p.
313)
En étudiant la réaction des Juifs ethniques au moment de
l’émergence de l’État d’Israël, on remarque l’existence d’une
identité juive résiduelle mais puissante, même chez des
bolchéviks de première catégorie :
Il semblait que tous les Juifs, quel que fussent leur âge,
leur profession ou leur statut social, se sentaient
responsables de ce petit État éloigné qui était devenu un
symbole de renaissance nationale. Même les Juifs soviétiques
qui semblaient irrévocablement assimilés tombaient sous le
charme du miracle proche-oriental. Yekaterina Davidovna
(Golda Gorbman), épouse du maréchal Kliment Vorochilov,
était une bolchévik et une internationaliste fanatique qui
dans sa jeunesse avait été bannie de la synagogue pour
incroyance. Mais elle stupéfia ses proches en déclarant
‘Dorénavant, nous avons notre patrie, nous aussi’
(Kostyrchenko,op.
cit.p. 102).
Ce qui est remarquable, c’est que même chez les Juifs hautement
assimilés, y compris chez ceux qui l’ont subjectivement rejetée,
l’identité juive peut refaire surface lors d’une crise du groupe
ou lorsque l’identification juive entre en conflit avec une
autre identité que le Juif peut avoir, y compris
l’identification politique radicale. Comme on pouvait s’y
attendre d’après la théorie de l’identité sociale, Elazar fait
remarquer que dans les périodes où le judaïsme est perçu comme
menacé, comme lors de la guerre du Kippour, l’identification de
groupe connaît un fort accroissement, même chez les Juifs « très
à la marge » (Community
and Polity : Organizational Dynamics of American Jewry).
Par conséquent, toute affirmation portant sur l’identification
juive qui omet de prendre en compte la perception d’un judaïsme
menacé risque de sous-estimer gravement la portée de
l’engagement juif. Les déclarations de surface faisant état
d’une faible identité juive peuvent être trompeuses au plus haut
point. Et comme nous allons le voir, il y a de solides preuves
d’une fausse conscience très répandue chez les Juifs de gauche
radicale, relativement à leur judaïté.
Qui plus est, de solides preuves montrent que sous les tsars
comme dans la période post-révolutionnaire, les bolchéviks juifs
ne voyaient nulle contradiction entre leurs activités et les
intérêts juifs. La révolution mit fin à l’antisémitisme officiel
du pouvoir tsariste et même si l’antisémitisme populaire
persévéra dans la période post-révolutionnaire, le pouvoir le
mit officiellement hors-la-loi. Les Juifs étaient très largement
sur-représentés aux postes-clés de l’économie et de la politique
ainsi que dans le domaine culturel, au moins jusqu’aux années
1940. C’était un pouvoir qui cherchait agressivement à détruire
tous les vestiges de la chrétienté en tant que force
unificatrice dans l’Union Soviétique, et qui dans le même temps
tâchait de mettre sur pied une sous-culture juive laïcisée, de
façon à ce que le judaïsme ne perdît ni sa continuité en tant
que groupe, ni ses mécanismes unificateurs, comme la langue
yiddish.
Il est par conséquent douteux que les bolchéviks juifs de l’URSS
eussent à faire un choix entre leur identité juive et leur
identité bolchévik, au moins dans la période qui va de la phase
pré-révolutionnaire jusqu’aux années 1930. Compte tenu de cette
congruence au sein d’un « intérêt identificatoire bien compris »
pour ainsi dire, il est tout à fait compréhensible que des
bolchéviks juifs aient pu à titre individuel nier ou passer
outre leur identité juive – sans doute avec l’aide de mécanismes
de fausse conscience – tout en conservant par devers eux une
identité juive qui referait surface à l’occasion d’un conflit
entre intérêts juifs et politique communiste.
"Si j'étais un leader arabe, je ne signerais jamais un accord
avec Israël. C'est normal; nous avons pris leur pays. [...] Ils ne voient qu'une seule chose : nous sommes venus et nous
avons volé leurs terres. Pourquoi devraient-ils accepter cela ?"
- David Ben-Gourion, premier ministre israélien, cité par Nahum Goldmann dans
"Le Paradoxe Juif", page 121.