12
Conclusion
D'autres
après moi se pencheront sur la
littérature concentrationnaire: cela ne
fait aucun doute. Peut-être
s'engageront-ils dans la même voie et,
poussant l'investigation, se borneront-ils
à étoffer l'argumentation.
Peut-être adopteront-ils une autre
classification et une autre méthode.
Peut-être accorderont-ils plus
d'importance au côté purement
littéraire. Peut-être même
quelque nouveau Norton, s'inspirant de ce que
fit l'autre à propos de la
littérature de guerre, au lendemain de
1914-1918, présentera-t-il un jour une
"somme" critique à tous égards et
sous tous les aspects, de tout ce qui a
été écrit sur les camps de
concentration, Peut-être
Mon ambition n'ayant été que
d'ouvrir la voie à un examen critique,
mon effort ne pouvait que se limiter à
certaines observations essentielles, et il se
devait de porter, en tout premier lieu, sur le
point de départ du débat,
c'est-à-dire sur la
matérialité des faits. S'il ne
fait état que de quelques cas types, que
j'ai la faiblesse de croire judicieusement
choisis, il n'embrasse pas moins toute la vie
concentrationnaire à travers ses points
sensibles, et il n'en permet pas moins, non
plus, au lecteur de se faire une opinion sur
tout ce qu'il a pu lire ou lira sur le sujet. A
ce titre, son but est atteint.
Par ricochets, il en peut atteindre
d'autres.
Un livre vient de paraître qui ne
s'insère pas directement dans
l'actualité et auquel la critique n'a en
conséquence pas cru devoir s'attarder
outre mesure: Ghetto à l'Est. Son
auteur, Marc Dvorjetski, survivant d'un certain
nombre de massacres, traîne
derrière lui un passé qu'il sent
d'autant plus lourd que sa conscience lui
demande sans cesse: "Allons, parle: comment
es-tu resté vivant quand des millions
[page 218] d'êtres sont morts?" La
conscience des témoins des camps de
concentration ne semble pas avoir de ces
exigences et ne leur pose pas de questions aussi
indiscrètes. Mais on n'échappe pas
facilement à une question qui est dans la
nature des choses, et si la conscience
individuelle ne la fait pas monter
d'elle-même sur les lèvres des
intéressés sous la forme d'un
reproche, il y a le public qui est là,
qui n'a que de rares moments de bienveillance et
qui la pose dans celle d'une interrogation
directe: "Allons, parle: comment peux-tu
être encore vivant?.." On m'excusera si
j'ai l'impression d'avoir apporté la
réponse.
Tout s'enchaîne: une question en appelle
une autre, et quand le public commence à
en poser Un comment, toujours
amène un pourquoi quand il ne le
suit pas et, en l'occurrence, celui-ci se
présente tout naturellement: pourquoi
certains déportés ont-ils
donné un tour si discutable à
leurs dépositions? Ici, la réponse
est plus délicate: pour faire le
départ entre ceux qui ont
été dominés, voire
écrasés, par l'expérience
qu'ils ont vécue, et ceux qui ont
obéi à des mobiles politiques ou
personnels, il faudrait psychanalyser --
puisqu'on a prononcé le mot --- tout le
monde, et encore, ne devrait-on confier ce
travail qu'à des spécialistes
éprouvés.
On peut affirmer cependant que les communistes y
avaient un indiscutable intérêt de
parti: dès lors, qu'un cataclysme social
fond sur l'humanité, si les communistes
sont ceux qui réagissent le plus
noblement, le plus intelligemment et le plus
efficacement, le bénéfice de
l'exemple se reporte sur l'organisation et la
doctrine qu'elle affiche. Ils y avaient aussi un
intérêt politique, à
l'échelle mondiale: en rivant l'opinion
sur les camps hitlériens, ils lui
faisaient oublier les camps russes. Ils y
avaient enfin un intérêt personnel:
en prenant d'assaut la barre des témoins
et en criant très fort, ils
évitaient le banc des accusés.
Là comme partout, ils ont donné
l'exemple d"une solidarité indissociable
et le monde civilisé a pu fonder toute
une politique à l'égard de
l'Allemagne sur des conclusions qu'il tirait de
renseignements fournis par de vulgaires
gardes-chiourmes. Il ne demandait d'ailleurs pas
mieux, à l'époque le monde
civilisé: en même temps, il pouvait
présenter ses propres chiourmes comme des
modèles d'humanité
Pour les non-communistes, c'est
différent, et je ne voudrais pas me
prononcer à la légère. Aux
côtés de ceux qui n'ont pas
réalisé leur aventure, il y a ceux
qui ont réellement cru a la
moralité des communistes, ceux qui ont
rêvé une entente possible avec la
Russie des Soviets pour l'établissement
[page 219] d'une paix mondiale,
fraternelle et juste dans la liberté,
ceux qui ont payé une dette de
reconnaissance, ceux qui ont suivi le vent de la
saison et dit certaines choses parce que
c'était la mode, etc., etc. Il y a ceux
aussi qui ont pensé que le communisme
submergeait l'Europe et qui, l'ayant vu à
l'oeuvre dans les camps de concentration, ont
jugé prudent de prendre quelques
assurances sur l'avenir.
L'Histoire, une fois de plus, s'est
moquée des petites impostures à
l'échelle de l'imagination humaine. Elle
a suivi son cours, et maintenant, il faut s'y
adapter. Les revirements ne sont pas faciles et
ce ne sera pas le moindre travail.
Il reste à fixer l'importance des faits
dans leur matérialité et à
juger de l'opportunité de cet ouvrage.
Dans un article1
qui fit sensation2,
Jean-Paul Sartre et Merleau-Ponty ont pu
écrire:
- "
à lire les témoignages
d'anciens détenus, on ne trouve pas
dans les camps soviétiques le sadisme,
la religion de la mort, le nihilisme qui --
paradoxalement joints à des
intérêts précis et
tantôt d'accord, tantôt en lutte
avec eux -- ont fini par produire les camps
d'extermination nazis."
Si on
accepte la version officialisée par une
unanimité complice dans les
témoignages sur les camps allemands, il
faut convenir que Sartre et Merleau ont raison
contre David Rousset. On voit alors où
cela peut conduire, aussi bien dans
l'appréciation du régime russe que
dans l'examen du problème
concentrationnaire en soi. Ceci ne veut pas dire
que, si on ne l'accepte pas, on donne
par-là même raison à David
Rousset: le propre des faits discutables dans
leur contenu est, précisément,
qu'ils ne sont pas susceptibles
d'interprétations valables.
La meilleure conclusion que je pouvais donner
à cet ouvrage c'est l'aperçu
d'ensemble que m'avait suggéré
à l'époque la confrontation des
points de vue de David Rousset et de Jean-Paul
Sartre et Merleau-Ponty, avec ma propre
expérience3
et que voici:
On peut opposer à David Rousset les
arguments concrets de la raison pratique. Ils
sont très accessibles car ils se
[page 220] résolvent dans
l'affirmation que son Appel n'a de valeur
particulière, ni par son origine, ni par
son contenu, ni par les voies qu'il emprunte, ni
par les gens auxquels il s'adresse, ni par le
but qu'il poursuit, ni surtout par ce qu'on en
peut espérer ou redouter selon l'angle
sous lequel on se place. De fait, aucun des
secteurs de l'opinion ne s'y est trompé:
l'entreprise tourne court, et, deux
mois4
après sa mise sur pied, ne garde plus de
faveur que celle du Figaro
littéraire5,
c'est-à-dire l'audience de 100 000
lecteurs dont j'imagine que quelques-uns sont
passablement désabusés.
Si on a recours à la raison pure, et si
on soulève l'objection philosophique ou
doctrinale, on tombe dans la rhétorique
et on devient très vulnérable. La
rhétorique a facilement tendance au
sophisme, à la ratiocination, voire
à la divagation. Ses coquetteries pour
séduisantes qu'elles soient, toujours
discutables, sont rarement convaincantes. Et ses
abstractions exclusivement spéculatives
tombent d'autant moins sous le sens qu'elles
procèdent de méthodes plus
rigoureuses.
Aussi, les raisons de sens commun sont-elles
d'un autre poids que celles de la Scholastique,
bien que de moindre valeur dans l'absolu ou
l'intrinsèque.
L'irruption tapageuse de David Rousset sur le
devant de la scène avec son "Au secours
des déportés soviétiques",
titré sur huit colonnes en
première page du Figaro
littéraire, a d'étranges
résonances. Sa forme est celle de tous
les ralliements guerriers: au secours de la
Pologne martyre, au secours des Sudètes,
au secours du peuple allemand opprimé
(1939), au secours de la malheureuse Serbie
(1914), etc. On pourrait remonter jusqu'à
la première croisade que Pierre l'Ermite
prêcha dans les mêmes termes en
prenant le tombeau du Christ comme thème
central. Etant donné le nombre des
concentrationnaires dans le monde, en
Grèce, en Espagne, en France -- les
Etats-Unis en sont-ils exempts? La double
forfaiture est éclatante et les esprits
avertis ne se sont pas fait faute de le
remarquer. Il suffisait de la souligner pour les
autres.
Saisir l'occasion pour poser le problème
du travail forcé partout et notamment
dans les colonies, c'est élargir le
débat, ce qui ne peut, évidemment,
être dommageable, bien au contraire.
Discuter de tout le système russe ou de
tout le [page 221] système
américain, c'est déjà le
faire dévier. Aller jusqu'aux
différences qui les opposent, aux
rapports qu'ils entretiennent et à
l'injustice sociale en général,
c'est le transposer sur un autre terrain, et
rien n'empêche plus, désormais,
qu'il aille se perdre, comme l'eau dans le
sable, dans des dissertations sans fin sur la
troisième guerre mondiale ou sur les
classes de voyageurs en chemin de fer. Par quoi
il semble démontré que si le sujet
ne souffre aucune localisation
géographique, il en est une au moins qui
s'impose: celle qui en fait exclusivement une
affaire de déportations, de camps de
concentration et de travail forcé.
Dans le cadre de ces considérations qui
situent à leurs deux extrêmes, les
limites de la controverse, il n'est
peut-être pas indifférent de
s'arrêter, avant toute chose, aux aspects
de la riposte qui consolident la position de
David Rousset au lieu de l'affaiblir.
* *
*
Sans aucun doute, la psychose
créée en France depuis la
libération, par certains récits
discutables en ce qu'ils sont, pour la plupart,
des interprétations bien plus que des
témoignages, permet-elle d'écrire
à peu prés
impunément:
- "
à lire les témoignages
d'anciens détenus, on ne trouve pas
dans les camps soviétiques le sadisme,
etc.., etc6.
"
Mais elle
n'assure la tranquillité de la conscience
qu'à ceux dont l'attitude est
généralement antérieure
à toute réflexion et qui n'ont,
par surcroît, vécu ni l'une, ni
l'autre des deux expériences. D'une part,
il ne peut échapper qu'en France et dans
le monde occidental, les rescapés des
camps soviétiques sont beaucoup moins
nombreux que ceux des camps nazis, et que si on
ne peut pas dire de leurs témoignages
qu'ils sont, a priori, inspirés d'une
meilleure foi ou d'un sentiment plus acceptable
de l'objectivité, il n'est cependant pas
niable qu'ils voient le jour en des temps plus
sains. De l'autre, tous les concentrationnaires
qui ont vécu dans la promiscuité
des Russes en Allemagne, ont rapporté la
conviction que ces gens avaient une longue
pratique de la vie des camps.
Pour ma part, je me suis trouvé, seize
mois durant, au milieu de quelques milliers
d'Ukrainiens, au camp de concentration de Dora:
leur comportement affirmait qu'ils n'avaient,
[page 222]
dans leur très grande majorité,
que changé de camp et, dans leurs
discours, ils ne cachaient pas que le traitement
était le même dans l'un et l'autre
cas. Dirai-je que le livre de Margarete
Buber-Neuman, récemment publié, ne
s'inscrit pas en faux contre cette observation
personnelle? Pour ce qui est du reste, il faut
laisser à l'Histoire le soin de dire
comment les camps allemands, conçus, eux
aussi, selon "les formules d'un socialisme
édénique" sont devenus en fait --
mais en fait seulement -- des camps
d'extermination.
La réalité sur ce point, c'est que
le camp de concentration est un instrument
d'Etat dans tous les régimes où
l'exercice de la répression garantit
celui de l'autorité. Entre les
différents camps, il n'y a, d'un pays
à l'autre, que des différences de
nuance qui s'expliquent par les circonstances --
mais non d'essence. En Russie, ils ressemblent
trait pour trait à ce qu'ils
étaient dans l'Allemagne
hitlérienne et vraisemblablement à
ce qu'ils sont en Grèce, parce que,
indépendamment des similitudes possibles
ou non de régime, dans les trois cas,
l'Etat est aux prises avec des
difficultés d'égale grandeur: la
guerre pour l'Allemagne, l'exploitation du
sixième du globe avec des moyens de
fortune pour la Russie, la guerre civile pour la
Grèce.
Si la France en vient, économiquement, au
même point que l'Allemagne de 1939, ou que
la Russie et la Grèce d'aujourd'hui -- ce
qui n'est pas exclu -- Carrère, La
Noé, La Vierge, etc., ressembleront, eux
aussi, et trait pour trait, à Buchenwald,
Karaganda et Makronissos: il n'est d'ailleurs
pas prouvé que la nuance soit plus
qu'à peine sensible, aujourd'hui
déjà7.
* *
*
L'erreur appelle l'erreur et prolifère
par l'artifice dans un raisonnement vicié
à la base par une première
affirmation gratuite. Du particulier, on passe
au général et de l'examen de
l'effet, à celui de la cause. Ainsi
est-il naturel qu'on en vienne à
écrire, à propos du système
russe:
- "
Quelle que soit la nature de la
présente société
soviétique, l'U.R.S.S. se trouve
grosso modo située, [page 223]
dans l'équilibre des forces, du
côté de celles qui luttent
contre les formes d'exploitation de nous
connues. "
ou
encore:
- " Le
fascisme est une angoisse devant le
bolchevisme dont il reprend la forme
extérieure pour en détruire
plus sûrement le contenu: la Stimmung
internationaliste et prolétarienne. Si
l'on en conclut que le communisme est le
fascisme, on comble, après coup, le
voeu du fascisme qui a toujours
été de masquer la crise
capitaliste et l'inspiration humaine du
marxisme."
ou
enfin:
- "
Cela signifie que nous n'avons rien de commun
avec un nazi et que nous avons les
mêmes valeurs qu'un
communiste."
La
première objection est sans valeur. Une
importante partie de l'opinion la renversant
dans ses termes avant la lettre, pensait
déjà que:
- "
Quelle que soit la nature de la
société
américaine, les E.-U. se
trouvent grosso modo situés, dans
l'équiIibre des forces, du
côté de celles qui luttent
contre les formes d'exploitation de nous
inconnues "
Et, pour
se justifier ajoutait:
- " en
se comportant de telle sorte que les autres
soient de moins en moins
sensibles."
On voit
le danger: s'il est admis que les formes
d'exploitation "de nous inconnues" sont
plus meurtrières et plus nombreuses que
celles qui jouissent du privilège
d'être "de nous connues", s'il peut
être prouvé que les
premières sont en progression constante
et les secondes en régression ou
simplement à un niveau constant, il faut
convenir que cette importante fraction de
l'opinion est abondamment pourvue dans le
domaine de la justification morale. Elle l'est
d'autant mieux qu'elle ne fait qu'emprunter ses
moyens à l'un des signataires de
l'objection, M. Merleau-Ponty, lequel
écrivait, dans sa thèse sur
l'Humanisme et la terreur, ceci ou à peu
près, que je cite de mémoire:
" Ce qui peut servir de critère dans
l'appréciation d'un régime sur le
plan de l'Humanisme, ce n'est pas la terreur, ou
sa manifestation, la violence, mais le fait
[page 224]
que l'une et l'autre soient en progression et
appelées à durer ou, au contraire,
en régression et appelées à
disparaître d'elles-mêmes. "
Pourquoi ce qui est vrai de la terreur et de la
violence ne le serait-il pas des camps qui ne
sont qu'un de leurs résultats, mais qui
font, par leur nombre, la preuve de plus ou
moins de terreur et de plus ou moins de
violence? Et, dès lors, pourquoi ce
distinguo en faveur de la Russie? Ceci pour
permettre de mesurer combien il eût
été, à la fois plus prudent
et plus conforme à la tradition
socialiste, de prendre l'avantage sur David
Rousset en se déclarant contre toutes les
formes d'exploitation, qu'elles soient connues
ou inconnues de nous.
La seconde objection, introduite dans la forme
du syllogisme parfait, procède de la
confusion des termes: "Le fascisme est une
angoisse devant le bolchevisme", dit la majeure,
-- "Si l'on en déduit que le fascisme est
le communisme" poursuit la mineure.. Sous la
plume d'un rhéteur de second ordre,
l'astuce provoquerait tout au plus un haussement
d'épaules. Quand on la trouve sous celles
de M. Merleau-Ponty et de J.-P. Sartre, on ne
peut pas s'empêcher de penser aux
règles impératives de la
probité et à l'entorse qui leur
est faite8.
C'est le bolchevisme que ses contempteurs
identifient au fascisme, et non le communisme.
Encore ne le font-ils que dans ses effets, et
prennent-ils la précaution de
définir le fascisme par des
caractères qui en font autre chose, et
bien plus qu'une "angoisse" devant le
bolchevisme.
Ceci veut dire que si on rétablit les
deux propositions sur le plan de la
propriété des termes, la
conclusion s'écarte d'elle-même et
que, dès lors, il ne reste plus du
syllogisme que la perfection de sa forme. Si
l'on veut à toutes forces bâtir un
syllogisme sur le thème, le seul qui soit
valable est celui-ci:
- "1.
-- Le fascisme et le bolchevisme sont une
angoisse devant le communisme (ou le
socialisme dont ils reprennent les formes
extérieures -- Hitler ne parlait-il
pas de national Socialisme et Staline ne
continue-t-il pas à parler de
Socialisme dans un seul pays? -- pour en
détruire plus sûrement le
contenu: la Stimmung internationaliste et
prolétarienne. [page 225]
"2. -- Si l'on en conclut que le fascisme et
le bolchevisme sont le communisme (ou le
socialisme).
"3. -- On comble après coup le voeu du
fascisme et du bolchevisme qui est de masquer
la crise capitaliste et l'inspiration humaine
du marxisme."
lequel, si on voulait réfuter
l'identification du fascisme et du
bolchevisme qu'il pose apparemment en
principe, en appellerait aux choses fort
substantielles que, prenant d'autres
unités de mesures, James Burnham en
dit dans L'Ere des Organisateurs (chez
Calmann-Lévy, collection "La
Liberté de l'Esprit" p. 189 et
suivantes).
Je ne
dirai rien de la troisième objection qui
pèche vraisemblablement par la même
confusion des termes, à moins que ses
auteurs ne précisent après coup
que c'est: "nous avons les mêmes valeurs
qu'un bolcheviste" qu'ils ont voulu dire.
Je ne dirai rien non plus de cette affirmation
étrangement mêlée au
débat et selon laquelle le communisme
chinois serait "seul capable de faire sortir la
Chine du chaos et de la misère
pittoresque où le capitalisme
étranger l'a laissée." Ni de la
souscription ouverte par Le Monde "pour
qu'il ne fût pas dit qu'il était
insensible à la misère", d'un
ouvrier communiste, ni de
l'électrification en U.R.S.S., ni des
conversations fructueuses qu'on peut avoir avec
les ouvriers martiniquais, ni Au fait, pourquoi
pas des Pyramides d'Egypte ou de la gravitation
universelle?
A insister trop, on finirait par tomber dans la
recherche de la meilleure diversion et par
céder à la tentation
d'écrire une nouvelle Misère de
la Philosophie adaptée aux
circonstances.
* *
*
Il reste le drame de l'opinion radicale qui ne
trouve la possibilité de
s'intéresser au problème
concentrationnaire, par le truchement de cette
controverse, qu'en participant à la
préparation idéologique de la
troisième guerre mondiale, si elle suit
l'un, ou de revenir au bolchevisme par le biais
d'un alignement de sophismes, si elle suit les
autres.
Le Figaro littéraire et David
Rousset s'étant mis en position
d'infériorité en tirant les
premiers, offraient par surcroît une
excellente occasion de la rallier. Mais il n'y
avait quelque chance de succès qu'en
demeurant sur le terrain qu'ils avaient choisi,
à savoir: le prétexte et les
mobiles.
Le prétexte est une niaiserie. D'une
part, le Kremlin [page 226] n'acceptera
jamais qu'aucune commission d'enquête sur
le travail forcé circule librement en
territoire soviétique. De l'autre, aucune
aide sérieuse ne peut être
apportée aux concentrationnaires russes
tant que subsiste le régime stalinien.
Or, je ne fonde mon espoir de le voir
disparaître que sur trois
éventualités: ou bien il
s'écroulera de lui-même (ceci s'est
déjà vu dans l'Histoire: la
Grèce antique était morte avant
que d'être conquise par les Romains), ou
bien il sombrera dans une révolution
intérieure, ou bien, enfin, il sera
anéanti dans une guerre. La Russie
étant en plein essor industriel et
semblant limiter avec une grande maîtrise
ses ambitions à ses moyens, les deux
premières sont
irrémédiablement exclues pour une
très longue période et il ne reste
que la troisième: très peu pour
moi, je sors d'en prendre, et
l'expérience qu'on se vante d'avoir si
bien réussie contre Hitler, me
suffit.
Le fait que David Rousset étende depuis
peu -- et notamment depuis un récent
déjeuner à lui offert par la
presse anglo-américaine -- la mission
d'investigation des enquêteurs "à
tous les pays où des camps de
concentration peuvent se trouver", ne change
rien ni au caractère, ni au sens de
l'affaire: il y a le titre qui reste sur le lieu
du crime: "Au secours des déportés
soviétiques". Par ailleurs, ni la
Grèce, ni l'Espagne -- ni même la
France! -- n'accepteront qu'on vienne
"espionner" chez elles sous couvert
d'enquêtes sur le travail forcé. Il
faudrait que l'initiative parte de l'O.N.U. et
soit appuyée par des menaces d'exclusion
pour ceux qui ne voudraient pas se soumettre, ce
qui n'est pas concevable, car il ne resterait
plus personne, hormis peut-être la Suisse
qui n'en fait pas partie.
Tout ceci est d'ailleurs bien regrettable, car
on ne saura jamais à quelle place et sur
quelle surface Le Figaro
littéraire aurait rendu compte des
travaux de la Commission d'enquête visant
les autres pays que la Russie.
On ne peut discerner clairement les mobiles si
on ne sait pas que Le Figaro
littéraire est le journal dans lequel
Claude Mauriac, rendant compte d'une
pièce de théâtre,
écrivait il y a quelque temps:
- "La
torture, l'occupation, les
déportations, sont encore trop proches
de nous pour que nous puissions en parler sur
le ton de l'objectivité." (Octobre
1949.)
ce qui,
traduit en clair, signifie: on en peut dire tout
ce qu'on veut, s'ils sont russes, un peu moins
(maintenant!) s'ils [page 227] sont
allemands, et rien du tout s'ils sont grecs,
espagnols ou français.
On ne le peut guère mieux si on n'a pas
une idée d'ensemble sur l'oeuvre de David
Rousset. Dans L'Univers
concentrationnaire, il présenta les
camps comme relevant d'un problème de
régime et on lui fit un succès
mérité. Depuis, dans Les Jours
de notre Mort et de nombreux autres
écrits épars, il s'attacha surtout
à mettre en évidence et à
louer le comportement des détenus
communistes, articulant des faits non
contrôlés, et qui n'ont pu trouver
dans le public cet immense crédit qu'en
raison du trouble et de la confusion nés
de la guerre. Une fois, il s'est risqué
dans le document pur, au moyen de son recueil,
Le Pitre ne rit pas, qui met en cause
l'Allemagne seule. Il ne pouvait cependant pas
ignorer les camps russes dont on dit que des
documents traduits du russe étaient en
vente en librairie dans les années
1935-1936, et dont par ailleurs l'existence n'a
pu manquer de lui être
révélée aux temps plus
lointains encore où il militait dans les
rangs du Trotskysme. De propos
délibéré, donc, il a
très efficacement contribué
à créer, sur le plan
intérieur, cette atmosphère.
"Embrassons-nous, Folleville", qui a permis aux
bolchevistes dont les méfaits en Russie
étaient estompés ou passés
sous silence, de se hisser au pouvoir en France.
Sur le plan extérieur, il a surtout
creusé un peu plus encore le fossé
entre la France et l'Allemagne.
Découvrant les camps russes dans la
facture que l'on sait, il ne fait que suivre le
mouvement de translation latérale qui est
la caractéristique essentielle de la
politique gouvernementale, depuis le
départ de l'équipe Thorez. Son
attitude d'aujourd'hui est la suite logique de
celle d'hier et il était naturel qu'ayant
fourni un argument au tripartisme bolchevisant,
il fournisse aux Anglo-Américains la base
idéologique indispensable à une
bonne préparation à la guerre. Il
ne l'était pas moins que Le Figaro
littéraire et David Rousset ne
finissent par se rencontrer. Il suffit de
remarquer que l'un portant l'autre, leur
intervention concertée venant
après les témoignages authentiques
de Victor Serge, Margaret Neuman, Guy Vinatrel,
Mon ami Vassia, etc., ne verse rien au
débat, n'apporte rien de neuf qu'une fois
de plus un témoignage sur des
événements non vécus, et ne
fait qu'enregistrer la faillite d'une politique
au profit d'une autre qui fera immanquablement
faillite, sinon à nos yeux, du moins
devant l'Histoire.
A ces éléments de suspicion qui
relèvent, le premier du
machiavélisme d'un journal, le second de
l'aptitude d'un [page 228] homme
à modeler son comportement sur les
désirs des maîtres du moment dans
les différents univers qui le comptent
tour à tour au nombre de leurs sujets,
s'ajoutent ceux qui ressortissent à
l'expérience. En 1939, et dans les
années qui
précédèrent, on a mis de
même façon les exactions de
l'Allemagne hitlérienne en
évidence. Dans la presse, il
n'était plus question que d'elles. Tout
le reste, on l'oubliait: personne ne se doutait
qu'on préparait idéologiquement la
guerre pour laquelle on se croyait
matériellement prêt.
Effectivement, on fit la guerre
Aujourd'hui, dans toute la presse, il n'est
question que des exactions de la Russie
soviétique sur le plan de l'Humanisme et
exclusivement de celles de la Russie
soviétique. On en oublie tout le reste et
principalement les problèmes posés
par la pratique extensible à l'infini du
camp de concentration comme moyen de
gouvernement. Les mêmes causes produisant
les mêmes effets.
L'opinion radicale, désabusée par
à peu près tout ce qu'on lui a dit
des camps allemands, par la forme dans laquelle,
de part et d'autre, on lui présente les
camps russes, et par le silence qu'on fait sur
les autres, pressent toutes ces choses et semble
attendre qu'en les lui faisant toucher du doigt,
on lui tienne le langage de
l'objectivité.
Or, en la matière, le langage de
l'objectivité n'a besoin, ni de beaucoup
de précautions, ni de beaucoup de mots.
Le cas des camps de concentration, du travail
forcé et de la déportation, ne
peut être examiné que sur le plan
humain et dans le cadre de la définition
des rapports de l'Etat et de l'individu. Dans
tous les pays, les camps existent en puissance
ou sont là qui changent de
clientèle au hasard des circonstances et
au gré des événements. Tous
les hommes en sont menacés partout, et,
pour ceux qui y sont présentement
enfermés il n'y a de chances d'en sortir
que dans la mesure où ceux qui n'y sont
pas sont destinés à y entrer.
C'est contre cette menace qu'il faut s'insurger
et c'est le camp lui-même, en soi, qu'il
faut viser, indépendamment de l'endroit
où il se trouve, des fins auxquelles il
est utilisé et des régimes qui
l'emploient. De la même façon, que
contre la prison ou la peine de mort. Tout
particularisme, toute action qui désigne
à la vindicte une nation plutôt
qu'une autre, qui tolère le camp dans
certains cas, explicitement ou par omission
calculée ou non, affaiblit la lutte
individuelle ou collective pour la
liberté, la détourne de son sens
et nous éloigne du but au lieu de nous en
rapprocher.
Sous cet angle, on mesurera un jour le tort qui
fut fait a [page 229]
la cause des Droits de l'Homme quand la IVe
République admit que les collaborateurs,
ou réputés tels, fussent
parqués dans des camps, comme le furent
les non-conformistes de 1939 et les
résistants de l'occupation.
Pour tenir ce langage, il faut évidemment
se soucier assez peut d'être classé
dans le clan des anti-staliniens ou des
anti-américains et il faut avoir assez
d'empire sur soi-même pour séparer
dans son esprit, aussi bien le régime
soviétique de la notion de socialisme,
que le régime américain de celle
de démocratie: qu'un des deux
régimes soit moins mauvais que l'autre
est indiscutable mais prouve seulement que
l'effort à fournir sera moins grand d'un
côté que de l'autre du rideau de
fer Et ce n'est pas une fidélité
d'anciens déportés, laquelle ne
peut que placer l'opinion devant le choix
à faire entre deux positions anti ou
entre deux positions pro, qu'il faut invoquer
ici: c'est la fidélité d'une
élite à sa tradition qui est de se
définir elle-même à travers
sa propre mission, et non d'accomplir celle des
autres.
Mâcon,
15 mai 1950.
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