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La
littérature concentrationnaire
[page
113]
En
politique, les camps de concentration allemands
sont dépassés. En
littérature, ils sont "usés".
Cédant comme à une injonction
occulte et franchissant allégrement les
étapes, l'opinion en est aux camps
russes.
Parfaitement
conscient de cet état de fait, j'ai
cependant tout récemment publié
sur le régime concentrationnaire
hitlérien, un témoignage
rigoureusement limité à mon
expérience personnelle. Bien entendu,
j'arrivais avec quelque retard et c'est surtout
ce qu'on a souligné. Aujourd'hui, je
récidive sous une autre forme: on ne
manquera pas de dire que je m'entête
inconsidérément et à
contre-courant. Il convient, en
conséquence, qu'avant toute chose, je
fasse amende honorable.
Au camp
même, toutes les conversations que nos
rares instants de répit nous
permettaient, étaient centrées sur
trois sujets : la date probable de la cessation
des hostilités et nos chances
individuelles ou collectives d'y survivre, des
recettes de cuisine pour les lendemains
immédiats, et ce qu'on pourrait appeler
les "potins" du camp, si le mot avait quelque
rapport avec la tragique réalité
qu'il désigne. Aucun des trois ne nous
offrait de très grandes
possibilités de nous évader de
notre condition du moment. Tous trois, par
contre, séparément ou ensemble,
selon le temps dont nous disposions pour faire
le tour de notre univers restreint, nous y
ramenaient à la moindre tentative, par le
truchement d'un "Quand on racontera
ça...", prononcé sur un ton et
ponctué dans les regards d'une telle
lueur que j'en étais effrayé.
Avouant en quelque sorte mon impuissance
à élever ces rapides prises de
conscience au-dessus de l'ambiance, [page
114] je me repliais alors sur moi-même
et me transformais en témoin
obstinément silencieux.
D'instinct,
je me trouvais reporté au lendemain de
l'autre guerre, aux anciens combattants,
à leurs récits et à toute
leur littérature. A n'en pas douter cette
après-guerre aurait, au surplus, des
anciens prisonniers et des anciens
déportés qui
réintégreraient leurs foyers avec
des souvenirs plus horribles encore. La voie me
paraissait libre devant l'anathème et
l'esprit de vindicte. Dans la mesure où
il m'était possible d'abstraire mon sort
personnel du grand drame qui se jouait, tous les
Montaigus, tous les Capulets, tous les Armagnacs
et tous les Bourguignons de l'Histoire,
reprenant tous leurs démêlés
par le commencement, se mettaient à
danser devant mes yeux, une sarabande
effrénée, sur une scène
agrandie à l'échelle de l'Europe.
Je ne parvenais pas à me
représenter que la tradition de haine en
train de naître sous mes yeux, pût
être endiguée quelle que soit
l'issue du conflit.
Si je
tentais d'en mesurer les conséquences, il
me suffisait de penser que j'avais un fils pour
arriver, non seulement à me demander s'il
ne vaudrait pas mieux que personne ne
revînt, mais encore à
espérer que les instances
supérieures du IIIe Reich prendraient
assez tôt conscience qu'elles ne pouvaient
plus obtenir de pardon qu'en offrant, dans un
immense et affreux holocauste, ce qui resterait
de la population des camps, à la
rédemption de tant de mal. Dans cette
disposition d'esprit, j'avais
décidé, si je revenais, de
prêcher d'exemple; et juré de ne
jamais faire la moindre allusion à mon
aventure.
Pendant
un temps qui me paraît très long,
même après coup, j'ai tenu parole:
ce ne fut pas facile.
D'abord,
j'eus à lutter contre moi-même. A
ce propos, je n'oublierai jamais une
manifestation que, dans les tout premiers temps,
les déportés avaient
organisée à Belfort pour marquer
leur retour. Toute la ville s'était
dérangée pour venir entendre et
recueillir leur message. L'immense salle de la
Maison du Peuple était pleine à
craquer. Devant, l'esplanade était noire
de monde. On avait dû installer des
haut-parleurs jusque dans la rue. Mon
état de santé ne m'ayant permis
d'assister à cette manifestation, ni
comme orateur, ni comme auditeur, ma peine
était grande. Elle fut plus grande encore
le lendemain, quand les journaux locaux
m'apportèrent la preuve qu'avec tout ce
qui avait été dit, il était
absolument impossible de construire un message
valable. Mes appréhensions du camp
étaient justifiées. La [page
115] foule, d'ailleurs ne fut pas dupe :
jamais plus, dans la suite, on ne put la
rassembler dans le même
dessein.
Il fallut
aussi lutter contre les autres. Où que
j'aille il se trouvait toujours entre la poire
et le fromage, ou devant la tasse de thé,
une perruche distinguée en mal
d'émotions rares ou un ami bienveillant
qui croyait me rendre service en attirant
l'attention sur moi, pour amener la conversation
sur le sujet : Est-il vrai que ?...
Croyez-vous que ?... Que pensez-vous du livre de
?... Toutes ces questions, quand elles
n'étaient pas inspirées par une
curiosité malsaine, trahissaient
visiblement le doute et le besoin de
confrontation. Elles m'excédaient.
Systématiquement, je coupais court, ce
qui n'allait pas sans provoquer, parfois, des
jugements sévères.
Je m'en
rendais compte et, s'il arrivait que j'en
éprouvasse quelque ressentiment, j'en
rendais responsables mes compagnons d'infortune,
rescapés comme moi, qui n'en finissaient
pas de publier des récits souvent
fantaisistes dans lesquels ils se donnaient
volontiers des allures de saints, de
héros ou de martyrs. Leurs écrits
s'amoncelaient sur ma table comme autant de
sollicitations. Convaincu que les temps
approchaient où je serais contraint de
sortir de ma réserve et de faire perdre
moi-même à mes souvenirs leur
caractère de sanctuaire interdit au
public, je me suis, plus d'une fois, surpris
à penser que le mot attribué
à Riera et selon lequel, après
chaque guerre, il faudrait impitoyablement tuer
tous les anciens combattants, méritait
plus et mieux que le sort d'une
boutade.
Un jour,
je me suis aperçu que l'opinion
s'était forgée une idée
fausse des camps allemands, que le
problème concentrationnaire restait
entier malgré tout ce qui en avait
été dit, et que les
déportés, s'ils n'avaient plus
aucun crédit, n'en avaient pas moins
grandement contribué à aiguiller
la politique internationale sur des voies
dangereuses. L'affaire sortait du cadre des
salons. J'eus soudain le sentiment qu'à
m'obstiner, je me ferais le complice d'une
mauvaise action. Et, d'un seul trait, sans
aucune préoccupation d'ordre
littéraire, dans une forme aussi simple
que possible, j'écrivis mon Passage de
la Ligne, pour remettre les choses au point
et tenter de ramener les gens, à la fois
au sens de l'objectivité, et à une
notion plus acceptable de la probité
intellectuelle.
Aujourd'hui,
les mêmes hommes qui ont
présenté les camps de
concentration allemands au public, lui
présentent les camps russes et tendent
les mêmes pièges sous ses pas. De
cette entreprise est déjà
née, entre David Rousset, d'une part,
Jean-Paul Sartre et Merleau-Ponty, de l'autre,
une [page 116] controverse dans laquelle
tout ne pouvait qu'être faux puisqu'elle
repose essentiellement sur la comparaison entre
les témoignages peut-être
inattaquables -- je dis : peut-être -- des
rescapés des camps russes et ceux qui ne
le sont, à coup sûr pas, des
rescapés des camps allemands... Sans
doute n'y a-t-il aucune chance de replacer cette
controverse sur les voies qu'elle aurait
dû emprunter. Les jeux sont faits : les
antagonistes obéissent à des
impératifs beaucoup plus
catégoriques que la nature même des
choses dont ils disputent.
Mais il
n'est pas interdit de penser que les discussions
de l'avenir autour du problème
concentrationnaire, gagneraient à prendre
leur départ dans une
reconsidération générale
des événements dont les camps
allemands furent le théâtre,
à travers la foule des témoignages
qu'ils ont suscités. Au stade de la
conviction, cette idée me faisait une
obligation de réunir et de publier les
premiers éléments de cette
reconsidération. Ainsi s'explique et se
justifie ce Regard sur la Littérature
concentrationnaire.
Le
lecteur comprendra maintenant que si,
après avoir tant tardé à
parler, je tente encore, alors que tout le monde
s'est tu, et qu'il semble bien que personne
n'ait plus rien à dire, de rajeunir un
sujet, à mes yeux
prématurément vieilli, je puisse
me croire en droit de lui demander le
bénéfice des circonstances
atténuantes et que ce soit mon premier
soin.
* *
*
L'expérience
des anciens combattants, si fraîche
encore, pour avoir été gratuite,
n'en offre pas moins la possibilité d'un
parallèle que je crois
probant.
Ils
étaient revenus avec un grand
désir de paix, jurant par tous les saints
qu'ils mettraient tout en oeuvre pour que ce
fût la "der des der". On leur en sut un
gré, on leur en témoigna une
reconnaissance qui n'allaient pas sans une
certaine admiration. Dans la joie et dans
l'espoir, dans l'enthousiasme, toute une Nation
leur fit un accueil affectueux et
confiant.
A la
veille de cette guerre cependant, ils
étaient très discutés.
Leurs témoignages étaient
abondamment commentés dans des sens
divers, et le moins qu'on en puisse dire, c'est
que l'opinion n'était pas tendre pour
eux, si peu qu'ils s'en soient aperçus ou
souciés. Souvent même, elle fut
injuste. Si elle faisait le départ entre
leurs discours et leurs récits, [page
117] elle n'en prononçait pas moins,
sur les uns et sur les autres, des jugements
définitifs qui se rejoignaient dans la
désinvolture. Elle ricanait des premiers,
qu'il s'agît de l'inévitable
radoteur -- c'était le mot qu'elle
employait -- dont les souvenirs embouteillaient
toutes les conversations, ou des leaders des
associations départementales et
nationales, dont la mission semblait être
limitée à la revendication
dominicale. Sur les seconds, elle était
tout aussi catégorique, et il
n'était qu'un témoignage qu'elle
reconnût : Le Feu, de Barbusse.
Quand, dans ses rares moments de bienveillance,
il lui arriva de faire une exception, ce fut
pour Galtier-Boissière et pour
Dorgelès, mais à un autre titre :
en raison de son pacifisme gouailleur et
impénitent pour l'un, de ce qu'elle prit
pour du réalisme chez l'autre.
Qui dira
les raisons exactes de ce retournement
?
A mon
sens, elles s'inscrivent toutes dans le cadre de
cette vérité
générale: les hommes sont beaucoup
plus préoccupés par l'avenir qui
les aspire, que par le passé dont ils
n'ont plus rien à attendre, et il est
impossible de figer la vie des peuples sur un
événement aussi extraordinaire
soit-il, à plus forte raison sur une
guerre, phénomène qui tend
à se banaliser et qui se démode,
en tous cas, très rapidement dans les
caractères qui lui sont
propres.
A la
veille de 1914, mon grand-père qui
n'avait pas encore digéré la
guerre de 1870, la racontait à longueur
de dimanche, à mon père qui
baillait d'ennui. A la veille de 1939, mon
père n'avait pas encore fini de raconter
la sienne et, pour ne pas être en reste,
chaque fois qu'il l'abordait, je ne pouvais
m'empêcher de penser que du Guesclin,
surgissant parmi nous avec la fierté des
exploits qu'il tirait de son arbalète,
n'eût pas été plus
ridicule.
Ainsi les
générations s'opposent-elles dans
leurs conceptions. Elles s'opposent aussi dans
leurs intérêts. Ceci m'amène
à dire, pour le détail, qu'entre
les deux guerres, celles qui montaient eurent le
sentiment qu'il leur était impossible de
tenter le moindre élan vers la
réalisation de leur destin, sans se
heurter à l'ancien combattant, à
ses prétentions, à ses droits
préférentiels. On lui avait
reconnu "des droits sur nous". Il en profitait
pour en réclamer sans cesse d'autres. Or,
il est des droits que même le fait d'avoir
souffert une longue guerre et de l'avoir
gagnée ne confère pas, notamment
celui d'être seul déclaré
apte à construire une paix, ou celui,
plus modeste, de passer devant le mérite,
qu'il s'agisse d'un bureau de tabac, d'un emploi
de garde-champêtre ou d'un concours
d'agrégation.
[page
118]
Le
divorce fut consommé sans espoir de
retour, dans les années 30, avec la crise
économique. Il s'aggrava, vers 1935, de
l'oubli par les uns, de leurs serments du
retour, de l'extrême facilité avec
laquelle ils acceptèrent
l'éventualité d'une nouvelle
guerre et de la volonté de paix des
autres. C'est encore une loi de
l'évolution historique, que les jeunes
générations sont pacifistes, que
c'est par elles, qu'au long des siècles,
l'humanité s'affermit progressivement
dans la recherche de la paix universelle, et que
la guerre est toujours, dans une certaine mesure
la rançon de la
gérontocratie.
Ceci
étant avancé avec la
réserve qui convient, il semble bien,
tout de même, que les anciens combattants
aient commis une erreur d'optique doublée
d'une faute de psychologie. En tout état
de cause, après vingt années d'une
agitation tenace et ininterrompue, les
problèmes de la guerre et de la paix,
n'ayant été qu'à peine
effleurés, restaient entiers. Il est une
justice, cependant, qu'il leur faut rendre: ils
ont raconté leur guerre, telle qu'elle
fut. Pas un mot qu'à les lire ou à
les entendre, on ne sentit profondément
vrai ou pour le moins, vraisemblable. On n'en
saurait dire autant des déportés
.
Les
déportés, eux, revinrent avec la
haine et le ressentiment sur la langue ou sous
la plume. Ils commirent, certes, la même
erreur d'optique, la même faute de
psychologie que les anciens combattants. En
plus, ils n'étaient pas guéris de
la guerre et ils réclamaient vengeance.
Souffrant d'un complexe
d'infériorité -- pour parler
à 40 millions d'habitants, ils ne se
trouvaient qu'à peine 30.000 et dans quel
état! -- pour inspirer plus
sûrement la pitié et la
reconnaissance, ils se mirent à cultiver
l'horreur à plaisir, devant un public qui
avait connu Oradour
et qui voulait toujours plus de
sensationnel.
L'un
excitant les autres, ils furent pris comme dans
un engrenage et ils en arrivèrent
progressivement, à leur insu pour
certain, sciemment pour le plus grand nombre,
à noircir encore le tableau. Ainsi en
avait-il été d'Ulysse qui
travaillait dans le merveilleux et qui, au long
de son voyage, ajoutait chaque jour une aventure
nouvelle à son odyssée, autant
pour satisfaire au goût du public de
l'époque que pour justifier sa longue
absence aux yeux des siens. Mais si Ulysse
réussit à créer sa propre
légende et à fixer sur elle
l'attention de vingt-cinq siècles
d'Histoire, il n'est pas exagéré
de dire que les déportés
échouèrent.
Tout alla
bien dans les tout premiers temps de la
Libération. On ne pouvait pas, sans
courir le risque d'être [page 119]
suspecté, discuter leurs
témoignages et, si on l'avait pu, on n'en
aurait pas eu le goût. Mais, lentement et
comme dans le silence d'une conspiration, la
vérité prit sa revanche. Le temps
aidant et le retour à la liberté
d'expression dans des conditions de plus en plus
normales de vie, elle éclata au grand
jour. On put écrire, avec la certitude de
traduire le malaise commun et de ne pas tromper
:
ou encore
:
- "La
Dernière Etape est un
film imbécile ou
raté"
Robert
PERNOT,
(Paroles
françaises, 27 novembre
1949)
toutes
choses que personne n'eût jamais
osé, même penser du Feu, des
Croix de Bois, de La Grande
Illusion, de A l'Ouest rien de
nouveau, ou de Quatre de
l'Infanterie.
Les
anciens combattants mirent quinze ans à
perdre leur crédit devant l'opinion : il
en fallut moins de quatre aux
déportés, cependant mieux
armés, pour brûler tous leurs
vaisseaux. A cette différence
près, leur sort politique fut
commun.
Telle est
l'importance de la vérité en
Histoire.
* *
*
Je
voudrais encore conter une petite anecdote
personnelle qui est typique en ce qu'elle dit la
valeur toute relative, qu'il faut accorder aux
témoignages en
général.
La
scène se passe devant une cour de
Justice, en automne 1945. Une femme est au banc
des accusés. La Résistance, qui la
soupçonnait de collaboration, n'a pas
réussi à l'abattre avant
l'arrivée des Américains, mais son
mari est tombé sous une rafale de
mitraillette, au coin d'une rue sombre, un soir
de l'hiver 1944-1945. Je n'ai jamais su ce
qu'avait fait le couple, sur lequel j'avais
entendu avant mon arrestation, les plus
invraisemblables ragots. De retour, pour en
avoir le coeur net, je me suis rendu à
l'audience.
Dans le
dossier il n'y a pas grand-chose. Les
témoins n'en sont que plus nombreux et
plus impitoyables. Le principal [page
120] d'entre eux est un
déporté, ancien chef de groupe de
la Résistance locale -- qu'il dit ! Les
juges sont visiblement gênés par
les accusations qui viennent de la barre et dont
la consistance leur paraît très
discutable.
L'avocat
de la défense cherche une faille dans les
dépositions.
Arrive le
principal témoin. Il explique que des
membres de son groupe ont été
dénoncés aux Allemands et que ce
ne peut être que par l'accusée et
son mari, lesquels vivaient dans leur
intimité et connaissaient leurs
activités. Il ajoute qu'il a vu
lui-même l'accusée en conversation
aimable et peut-être galante avec un
officier de la Kommandantur qui logeait sur une
cour, derrière la boutique de ses
parents, qu'ils échangeaient des papiers,
etc.
- L'AVOCAT.
-- Vous fréquentiez donc cette
boutique?
- LE
TEMOIN. -- Oui, justement pour surveiller ce
commerce.
- L'AVOCAT.
-- Pouvez-vous en faire la
description?
- (Le
témoin se prête au jeu de
très bonne grâce. Il place le
comptoir, les rayons, la fenêtre du
fond, dit les dimensions approximatives, etc.
toutes choses qui ne soulèvent aucun
incident).
- L'AVOCAT.
-- Par la fenêtre du fond qui donne sur
la cour, vous avez donc vu l'accusée
et l'officier échanger des
papiers.
- LE
TEMOIN. -- Exactement.
- L'AVOCAT.
-- Vous pouvez alors préciser
où ils se trouvaient dans la cour et
où vous vous trouviez dans la boutique
?
- LE
TEMOIN. -- Les deux complices étaient
au pied d'un escalier qui conduit à la
chambre de l'officier, l'accusée
accoudée à la rampe, son
interlocuteur très proche d'elle, ce
qui donne à penser...
- L'AVOCAT.
-- Ceci me suffit. (S'adressant à la
Cour et tendant un papier) : Messieurs, il
n'y a aucun endroit d'où l'on puisse
voir l'escalier en question : voici un plan
des lieux établi par un
géomètre-expert.
- (Sensation.
Le Président examine le document, le
passe à ses assesseurs,
reconnaît l'évidence, puis, au
témoin) :
- --
Vous maintenez votre déposition
?
- LE
TEMOIN. -- C'est-à-dire que... Ce
n'est pas moi qui ai vu... C'est un de mes
agents qui m'avait fourni un rapport sur ma
demande... Je...
- LE
PRESIDENT (sec). -- Vous pouvez
disposer.
La suite
de l'affaire n'a aucune importance puisque le
[page 121] témoin n'a pas
été arrêté en pleine
audience pour outrage à magistrat ou faux
témoignage, et puisque l'accusée,
ayant reconnu qu'elle suivait les cours de
l'Institut franco-allemand, ce qui avait
créé, disait-elle, un certain
nombre de relations amicales entre elle et
certains officiers de la Kommandantur, fut
finalement condamnée à une peine
de prison pour un ensemble de circonstances qui
ne l'accablaient qu'implicitement.
Mais, si
on avait poussé le témoin dans ses
derniers retranchements, on se serait
probablement aperçu que l'agent auquel il
prétendait avoir demandé un
rapport était inexistant et que sa
déposition n'était qu'un
assemblage de ces "on dit" qui empoisonnent
l'atmosphère des petites villes où
tout le monde se connaît.
Loin
de moi l'idée d'assimiler tous les
témoignages qui ont paru sur les camps de
concentration allemands, à celui-ci. Mon
propos vise seulement à établir
qu'il y en eût qui n'ont rien à lui
envier, même parmi ceux auxquels l'opinion
fit la meilleure fortune. Et qu'en dehors de la
bonne ou de la mauvaise foi, il y a tant
d'impondérables qui influent sur le
récitant, qu'il faut toujours se
méfier de l'Histoire racontée,
particulièrement quand elle l'est
à chaud. Les jours de notre mort,
qui consacrèrent le prestigieux talent de
David Rousset, sont, de bout en bout, et pour la
plupart des faits auxquels l'auteur se
réfère, sinon un rassemblement de
"on dit" qui couraient dans tous les camps et
qu'on ne pouvait jamais vérifier sur
place, du moins, une suite de témoignages
de seconde main, juxtaposés --
harmonieusement, il faut le reconnaître --
dans le dessein de servir une
interprétation
particulière.
Dans cet
ouvrage, où il est question de
vérité et non de
virtuosité, on n'en trouvera aucun
extrait.
* *
*
Les
textes que je cite sont littéralement
transcrits. Ils sont, pour la plupart,
précédés ou suivis d'un
commentaire personnel.
Pour la
commodité de la confrontation, j'ai
classé leurs auteurs en trois
catégories : ceux que rien ne destinait
à être des témoins
fidèles et que -- sans aucune intention
péjorative, d'ailleurs, -- j'appellerai
les témoins mineurs; les psychologues,
victimes d'un penchant un peu trop
prononcé pour l'argument subjectif; et
les sociologues ou réputés
tels.
En garde
jusque contre moi-même, pour n'être
point [page 122] accusé de parler
de choses qui se situeraient un peu trop
à l'écart de ma propre
expérience, de tomber dans le
défaut que je reproche aux autres et de
risquer, à mon tour, quelque entorse aux
règles de la probité
intellectuelle, j'ai renoncé
délibérément à
présenter un tableau complet de la
littérature concentrationnaire. Il ne
s'agit que d'un Regard, je le précise
encore, et il ne porte que sur des faits ou des
arguments que j'ai pu apprécier par
moi-même.
Le nombre
des auteurs mis en cause est donc
forcément limité dans chaque
catégorie et pour l'ensemble: trois
témoins mineurs (Note de l'auteur: Je
prie qu'on ne voie aucune intention maligne
d'anticléricalisme par la bande, dans le
fait qu'ils soient trois prêtres.)
(l'abbé Robert Ploton, Frère
Birin, des écoles chrétiennes
d'Epernay, l'abbé Jean-Paul Renard), un
psychologue (David Rousset), un sociologue
(Eugen Kogon). Hors catégorie :
Martin-Chauffier. Un bienheureux hasard ayant
voulu qu'ils fussent les plus
représentatifs, la clarté de
l'exposé y gagne et les voies de la
reconsidération du problème
concentrationnaire n'en sont que mieux
indiquées.
Le
lecteur sera naturellement tenté de
situer ces mises au points dans le grand drame
de la déportation, en regard de ses
tragiques conséquences d'ensemble, sur le
plan humain, et peut-être de conclure que
je me suis un peu trop arrêté au
détail. Si je relève que les
transports de France en Allemagne se faisaient
à cent par wagons destinés
à recevoir quarante personnes au maximum,
et non à cent vingt-cinq comme l'ont
prétendu certains, on observera que cela
ne modifie pas sensiblement en mieux les
conditions générales du voyage. Si
je précise qu'un camp portait le nom de
Bergen-Belsen et non de Belsen-Bergen, je ne
change, à coup sûr, rien au sort de
ceux qu'on y internait. Que le mot Kapo
soit formé à l'aide des initiales
de ceux qui composent l'expression allemande
Konzentrationslager Arbeit Polizei, ou
dérive de l'expression italienne Il
Capo, n'a aucune importance en soi. Et les
mauvais traitements, la faim, la torture, etc.,
qu'ils aient eu lieu dans un camp ou dans un
autre, que celui qui les rapporte les ait vus ou
non, qu'ils aient été le fait des
S.S., directement ou par la personne
interposée de détenus triés
sur le volet, restent toujours de mauvais
traitements.
J'observerai
à mon tour qu'un ensemble est
composé de détails et qu'une
erreur de détail de bonne ou de mauvaise
foi, outre qu'elle est de nature à
fausser l'interprétation chez le
spectateur, I'amène logiquement à
douter du tout s'il la [page 123]
décèle. A douter seulement, quand
il n'y a qu'une erreur: s'il y en a
plusieurs...
On me
comprendra mieux si on veut bien se reporter
à un fait divers qui défraya la
chronique, il y a quelques années. A la
veille même de cette guerre, un
étudiant étranger, profitant d'un
moment d'inattention des gardiens déroba,
au Louvre un tableau de Watteau connu sous le
nom de L'Indifférent. Quelques
jours après, il le rapporta ou on le
retrouva chez lui, mais il lui avait fait subir
une petite modification : importuné par
cette main qui s'élevait dans un geste
que tous les spécialistes disaient
inachevé, soit du fait du Maître
lui-même, soit de celui de la
déprédation, il l'avait
appuyée sur une canne. Cette canne ne
changeait rien au personnage. Elle s'harmonisait
au contraire merveilleusement avec son allure.
Mais elle précisait le sens de son
indifférence et modifiait sensiblement
l'interprétation qu'on en pouvait donner
dans ses causes ou dans son but. Notamment, on
pouvait soutenir que cette interprétation
eût été tout autre si, au
lieu de la canne, on avait mis dans sa main une
paire de gants, ou si on en avait
négligemment laissé tomber un
bouquet de fleurs.
En
dépit qu'on ne puisse jurer qu'à
l'origine, si la canne n'avait pas existé
effectivement sur le tableau, elle n'avait pas
été plus que la paire de gants, ou
le bouquet de fleurs, dans les intentions de
Watteau, on l'effaça et on remit le
tableau à sa place. Si on l'avait
laissé subsister, personne n'eût
jamais remarqué une dissonance, ni dans
le tableau lui-même, ni dans l'aspect
général des galeries de peinture
du Louvre. Mais si, au lieu de se borner
à la correction de
L'Indifférent, notre
étudiant s'était avisé de
résoudre toutes les énigmes de
tous les tableaux, s'il avait placé un
loup de velours sur le sourire de la
Joconde, des hochets dans les mains
tendues de tous ces petits Jésus qui
reposent, étonnés, sur les genoux
et dans les bras de vierges figées, des
lunettes à Erasme; et... si on avait
laissé subsister tout cela, on imagine
l'aspect qu'eût pris le Louvre!
Les
erreurs qu'on peut relever dans les
témoignages des déportés
sont du même ordre que la canne de
l'Indifférent, ou un masque
éventuel sur le visage de la
Joconde: sans modifier sensiblement le
tableau des camps, elles ont faussé le
sens de l'Histoire. En passant de l'une à
l'autre et en les associant, le
déporté de bonne foi a la
même impression que s'il parcourait les
galeries d'un Louvre d'atrocités
entièrement revu et
corrigé.
[page
124]
Il en
sera de même du lecteur s'il veut bien,
avant de prononcer son jugement sur chacun des
textes cités, se demander, abstraction
faite de toutes autres considérations, si
son auteur pourrait le maintenir
intégralement devant un Tribunal
régulièrement constitué et
qui serait minutieux par
surcroît.
Mâcon,
le 15 mai 1950.
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