Le
Mensonge d'Ulysse
Paul Rassinier
10
Les
psychologues:
David Rousset et l'univers
concentrationnaire.
De
tous les témoins, aucun n'atteignit
à ce savoir-faire, à cette
puissance d'évocation et à cette
précision dans la reconstitution de
l'atmosphère générale des
camps, dont il est le grand ténor
reconnu, à l'échelle mondiale.
Mais aucun non plus n'a, ni plus, ni mieux
romancé. L'Histoire retiendra son nom:
j'ai peur que ce soit surtout au titre
littéraire. Sur le plan historique
proprement dit, l'emballage a fait passer le
produit. Il l'a d'ailleurs pressenti et il a
pris les devants:
- "Il
m'est arrivé de rapporter certains
faits tels qu'ils étaient connus
à Buchenwald, et non comme les
présentent les documents
publiés
ultérieurement."
- "Des
contradictions de détails existent
surtout, non seulement entre les
témoignages, mais entre les documents.
La plupart des textes publiés
jusqu'ici ne portent que sur des aspects
très extérieurs de la vie des
camps, ou sont les apologies qui
procèdent par allusions, qui affirment
des principes plus qu'elles ne rassemblent
des faits. De tels documents sont
précieux mais à condition de
connaître déjà,
intimement ce dont ils parlent; alors, ils
permettent souvent de trouver un
chaînon encore inaperçu. Je me
suis précisément efforcé
de rendre les rapports entre les groupes dans
leur complexité réelle et dans
leur dynamique." (Les Jours de
notre Mort, Annexe page
764.)
[page
154]
Ce
raisonnement lui a permis de négliger
totalement, ou presque, les documents, et,
prenant texte du fait que ceux qui concernent
les camps de l'Est sont à la fois rares
et pauvres, de déclarer que:
- "Le
recours aux témoignages directs est la
seule méthode sérieuse de
prospection."
(Ibid.)
puis de
choisir, entre ces témoignages directs,
ceux qui servaient le mieux sa manière de
voir du moment,
- "
Il s'agissait, dans ces conditions,
convient-il, d'une tentative hardie -
hasardée, dirait-on peut-être -
que de vouloir un panorama d'ensemble du
monde concentrationnaire."
(Ibid.)
On ne
saurait mieux le caractériser qu'il ne le
fait lui-même. Mais alors, pourquoi avoir
présenté les camps dans cette
forme qui procède de l'affirmation
catégorique?
L'Univers
concentrationnaire (Pavois 1946) eut un
succès mérité. Dans le
concert des témoins mineurs qui hurlaient
la vengeance et la mort aux chausses des
Allemands vaincus1
il tentait de reporter les
responsabilités sur le nazisme et il
marquait un tournant, une orientation nouvelle.
La France pacifiste fut reconnaissante à
David Rousset d'avoir conclu en ces
termes:
- "L'existence
des camps est un avertissement. La
société allemande, en raison
à la fois de la puissance de sa
structure économique et de
l'âpreté de la crise qui l'a
défaite, a connu une
décomposition encore exceptionnelle
dans la conjoncture actuelle du monde. Mais
il serait facile de montrer que les traits
les plus caractéristiques de la
mentalité S.S. et des soubassements
sociaux, se retrouvent dans bien d'autres
secteurs de la société
mondiale. Toutefois, moins accusés et,
certes, sans commune mesure avec les
développements connus dans le Grand
Reich. Mais ce n'est qu'une question de
circonstances. Ce serait une duperie, et
criminel, que de prétendre qu'il est
impossible aux autres peuples de faire une
expérience semblable pour des raisons
[page 155] d'opposition de nature.
L'Allemagne a interprété avec
l'originalité propre à son
histoire, la crise qui l'a conduite à
l'univers concentrationnaire. Mais
l'existence et le mécanisme de cette
crise tiennent aux fondements
économiques et sociaux du capitalisme
et de l'impérialisme. Sous une
figuration nouvelle, des effets analogues
peuvent demain encore
apparaître2.
Il s'agit en conséquence d'une
bataille très précise à
mener." (Page 187.)
Les
Jours de notre Mort (1947), qui reprennent
les données de L'Univers
concentrationnaire et les poussent dans les
derniers retranchements de la
spéculation, sont assez
éloignés de cette profession de
foi que, par ailleurs, Le Pitre ne rit
pas (1948) oublie totalement. D'où il
faut conclure que David Rousset a
évolué sous le couvert de se
préciser, ce qui a fait que son oeuvre a
fini par prendre un caractère beaucoup
plus anti-allemand qu'anti-nazi, aux yeux du
public. Cette évolution fut d'autant plus
remarquée que nuancée de certaines
faiblesses pour le bolchevisme, à son
point de départ, elle a trouvé,
sur le tard, sa conclusion dans un
antibolchevisme dont il serait aventuré
de dire qu'il ne muerait point en russophobie
pure et simple, si la crise mondiale se
précipitait au point de se
résoudre dans la guerre.
L'originalité
donc, de L'Univers concentrationnaire a
été de distinguer entre
l'Allemagne et le nazisme dans
l'établissement des
responsabilités. Elle s'est
doublée d'une théorie qui fit
sensation en ce qu'elle justifiait le
comportement des détenus chargés
de la direction des affaires du camp, par la
nécessité de conserver, pour
l'après-guerre, l'élite des
révolutionnaires avant
tout3.
Martin-Chauffier justifiant le médecin
qui veut sauver le plus grand nombre possible de
détenus en faisant porter ses efforts sur
certains malades d'abord, [page 156]
David Rousset justifiant la politique qui veut
sauver la qualité et non le nombre, mais
une qualité définie en fonction de
certains impératifs extra-humanitaires,
cela fait beaucoup d'arguments, et non des
moindres, qui s'acharnent sur la masse anonyme
des concentrationnaires. Et si, à propos
de l'un et l'autre cas, on parle un jour
d'imposture philosophique, il n'y aura là
rien d'étonnant. Les esprits malins
pourront même ajouter que David Rousset a
probablement été sauvé de
la mort par le kapo communiste allemand Emile
Künder, qui le considérait comme
appartenant à cette élite
révolutionnaire, qui lui témoigna
une grande amitié à ce titre et
qui le renie aujourd'hui.
Ceci dit
sans préjudice de quelques autres
réserves.
LE POSTULAT DE LA THEORIE.
- "Il
est normal, lorsque toutes les forces vives
d'une classe sont l'enjeu de la bataille la
plus totalitaire encore inventée, que
les adversaires soient mis dans
l'impossibilité de nuire et, si
nécessaire, exterminés."(Page
107.)
Il est
inattaquable. Sa conclusion,
énoncée sans transition, l'est
beaucoup moins:
- "Le
but des camps est bien la destruction
physique."
(Ibid.)
On ne
peut pas ne pas remarquer que, dans le postulat
lui-même, la destruction physique est
subordonnée à la
nécessité et non
décrétée par principe:
envisagée seulement dans les cas ou la
mesure d'internement ne suffirait pas à
mettre l'individu hors d'état de
nuire.
Après
un enjambement ou une déduction
cavalière de cette taille, il n'y a pas
de raison de s'arrêter, et on peut
écrire:
- "L'ordre
porte la marque du maître. Le
commandant du camp ignore tout. Le
Block-führer4
ignore tout. Le
Lagerältester5
ignore tout. Les exécuteurs ignorent
tout. Mais l'ordre indique la mort et le
genre de mort et la durée qu'il faut
mettre à faire mourir. Et dans ce
désert d'ignorance, c'est suffisant."
(Page 100.)
[page
157]
ce qui est une façon, à la fois de
corser le tableau, de reporter la
responsabilité sur le "haut-lieu" de
Martin-Chauffier, et de permettre de conclure
à un plan pré-établi de
systématisation de l'horreur, qui se
justifie par une philosophie.
- "L'ennemi,
dans la philosophie S.S., est la puissance du
mal intellectuellement et physiquement
exprimée. Le communiste, le
socialiste, le libéral allemand, les
révolutionnaires, les
résistants étrangers sont les
figurations actives du mal. Mais l'existence
objective de certaines races: les Juifs, les
Polonais, les Russes, est l'expression
statique du mal. Il n'est pas
nécessaire à un Juif, à
un Polonais, à un Russe, d'agir contre
le national-socialisme: ils sont, de
naissance, par prédestination, des
hérétiques non assimilables,
voués au feu apocalyptique. La mort
n'a donc pas de sens complet. L'expiation
seule peut être satisfaisante,
apaisante pour les seigneurs. Les camps de
concentration sont l'étonnante et
complexe machine de l'expiation. Ceux qui
doivent mourir vont à la mort avec
leur lenteur calculée pour que leur
déchéance physique et morale,
réalisée par degrés, les
rende enfin conscients qu'ils sont des
maudits, des expressions du mal, et non des
hommes. Et le prêtre justicier
éprouve une sorte de plaisir secret,
de volupté intime, à ruiner les
corps." (Pages 108-109.)
Par quoi
on voit que, partant des camps de concentration
entendus comme moyens de mettre les opposants
hors d'état de nuire, on peut
aisément en faire des instruments
d'extermination par principe et broder à
l'infini sur le but de cette extermination. A
partir du moment où on en vient
là, ce n'est plus qu'une question
d'aptitude aux constructions de l'esprit, et de
virtuosité. Mais l'effort
littéraire qui produit de si heureux
effets de sadisme est parfaitement inutile et
point n'est besoin d'avoir vécu
l'événement pour le
dépeindre ainsi: il n'était que de
se reporter à Torquemada et de recopier
les thèses de l'Inquisition.
Je ne
m'arrête pas à la première
partie de l'explication qui assimile les Russes
et les Polonais aux Juifs dans l'esprit des
dirigeants nazis: la fantaisie saute aux
yeux.
LE TRAVAIL.
- "Le
travail est entendu moyen de châtiment.
Les [page 158]
concentrationnaire-main-d'oeuvre sont
d'intérêt second,
préoccupation étrangère
à la nature intime de l'univers
concentrationnaire. Psychologiquement, elle
se raccroche par ce sadisme de contraindre
les détenus à consolider les
instruments de leur
asservissement.
- "C'est
en raison d'accidents historiques que les
camps sont devenus aussi des entreprises de
travaux publics. L'extension de la guerre
à l'échelle mondiale exigeant
un emploi total de tout et de tous, des
boiteux, des sourds, des aveugles et des
P.G., les S.S. embrigadèrent à
coups de fouet dans les tâches les plus
destructives, la meute aveugle des
concentrationnaires Le travail des
concentrationnaires n'avait pas pour fin
essentielle la réalisation des
tâches précises, mais le
maintien des "détenus
protégés"6
dans la contrainte la plus étroite, la
plus avilissante." (Pages
110-111-112.)
Si on a
décidé que le but des camps
était d'exterminer, il est bien
évident que le travail n'entre plus que
comme un élément
négligeable en lui-même dans la
théorie de la mystique exterminatrice.
Eugen Kogon, dont il est question au chapitre
suivant, partant du même principe quoique
avec beaucoup moins de raffinement dans la
forme, écrit à ce propos dans
l'Enfer organisé:
- "On
décida que les camps auraient un but
secondaire, un peu plus réaliste, un
peu plus pratique et plus immédiat:
grâce à eux, on allait
réunir et utiliser une main-d'oeuvre
composée d'esclaves, appartenant
à la S.S. et qui, aussi longtemps
qu'on leur permettrait de vivre, ne devraient
vivre que pour servir leurs maîtres.
Mais, ce que l'on a appelé les buts
secondaires (effrayer la population,
utilisation de la main-d'oeuvre d'esclaves,
maintien des camps comme lieu
d'entraînement et terrain
d'expérimentation pour la S.S.), ces
buts étaient venus peu à peu au
premier plan, pour ce qui est des
véritables raisons d'envoi dans les
camps, jusqu'au jour où, la guerre
déchaînée par Hitler,
envisagée et préparée
par lui et la S.S., d'une façon
toujours plus systématique, provoqua
l'énorme développement des
camps." (Pages 27-28.)
De la
juxtaposition de ces deux textes, il ressort
que, pour le premier, c'est l'accident
historique de la guerre, et encore, [page
159] seulement au moment de son extension
à l'échelle mondiale, qui a fait
passer l'utilisation des détenus comme
main-d'oeuvre, au premier plan dans les buts des
camps, tandis que pour le second, ce
résultat était atteint avant la
guerre, celle-ci n'ayant fait que lui donner
plus d'importance.
J'opte
pour le second: la division des camps en
Konzentrationslager7,
Arbeitslager8
et Straflager9
était un fait accompli au moment de la
déclaration de guerre. L'opération
d'internement, avant et pendant la guerre, se
faisait en deux temps: on concentrait les
impétrants sur un camp prévu ou
organisé pour le travail, et qui jouait
en sus le rôle de gare de triage; de
là, on les dirigeait sur les autres,
selon les besoins du travail. Il y avait un
troisième temps pour les
délinquants en cours d'internement:
l'envoi en punitions dans un camp
généralement en construction, qui
était considéré comme camp
de représailles, mais qui, au moment de
son achèvement, devenait à son
tour un camp ordinaire.
J'ajoute qu'à mon sens le travail a
toujours été prévu. Ceci
fait partie du code international de
répression: dans tous les pays du monde,
l'Etat fait gagner leur vie et suer des
bénéfices à ceux qu'il
emprisonne, à quelques exceptions
près (régime politique dans les
nations démocratiques,
déportés d'honneur dans des
régimes de dictature). Le contraire ne se
conçoit pas: une société
qui prendrait en charge ceux qui enfreignent ses
lois et la sapent dans ses fondements, est un
non-sens. Seules les conditions du travail
varient selon qu'on est en liberté ou
interné -- et la marge des
bénéfices à
réaliser.
Pour l'Allemagne, il s'est produit ce cas
particulier qu'il a fallu construire les camps
du premier au dernier et que la guerre est
survenue par surcroît. Pendant toute la
période de construction, on a pu croire
qu'ils avaient pour but uniquement de faire
mourir: on a continué pendant la guerre
et il est bien porté de le croire encore
après. L'escroquerie est d'autant moins
évidente que la guerre ayant rendu
nécessaire un toujours plus grand nombre
de camps, la période de construction ne
s'est jamais achevée et que les deux
circonstances, en se superposant dans leurs
effets, ont permis d'entretenir la confusion,
à bon escient dans les apparences.
[page 160]
LA HAFTLINGSFUHRUNG10
On sait
que les S.S. ont délégué
à des détenus la direction et
l'administration des camps. Il y a donc des
Kapos (chefs des Kommandos), des
Blockältester (chefs des Blocks), des
Lagerschutz (policiers), des Lagerältester
(doyens ou chefs de camps), etc., toute une
bureaucratie concentrationnaire qui exerce en
fait toute l'autorité dans le camp. C'est
encore une règle qui fait partie du code
de la répression dans tous les pays du
monde. Si les détenus auxquels
échoient tous ces postes avaient la
moindre notion de solidarité, le moindre
esprit de classe, cette disposition
interviendrait partout comme un facteur
d'allégement de la peine pour l'ensemble.
Malheureusement, il n'en est jamais ainsi nulle
part: en prenant possession du poste qu'on lui
confie, partout, le détenu
désigné change de mentalité
et de clan. C'est un phénomène
trop connu pour qu'on y insiste et trop
général pour qu'on l'impute
seulement aux Allemands ou aux nazis. L'erreur
de David Rousset a été de croire,
en tout cas, de faire croire qu'il pouvait en
être autrement dans un camp de
concentration, et qu'en fait il en avait
été autrement - que les
détenus politiques étaient d'une
essence supérieure au commun des hommes
et que les impératifs auxquels ils
obéissaient étaient plus nobles
que les lois de la lutte individuelle pour la
vie.
Ceci l'a
conduit à poser en principe que la
bureaucratie concentrationnaire ne pouvant
sauver le nombre eut le mérite de sauver
la qualité au maximum:
- "
Avec la collaboration étroite d'un
Kapo, on pouvait créer des conditions
bien meilleures de vie, même dans
l'Enfer..." (Page 166, en
renvoi.)
Mais il
ne dit pas comment on pouvait obtenir la
collaboration étroite d'un Kapo. Ni que
cette collaboration ne dépassait jamais
que par exception, ce Kapo fût-il un
politique, le stade des rapports individuels du
praticien au client. Ni non plus que, par voie
de conséquence, elle ne put
bénéficier qu'à un nombre
infime de détenus.
Tout
s'enchaîne:[page 161]
- "La
détention de ces postes est donc d'un
intérêt capital, et la vie et la
mort de bien des hommes en dépend."
(Page 134.)
Puis ceux
qui les détiennent s'organisent, puis les
meilleurs de ceux qui s'organisent sont les
communistes, puis ils montent de
véritables complots politiques contre les
S.S., puis ils dressent des programmes d'action
pour après la guerre. Voici,
pêle-mêle:
- "A
Buchenwald, le comité central secret
de la fraction communiste groupait des
Allemands, des Tchèques, un Russe et
un Français." (Page
166.)
- "Dès
1944, ils se préoccupaient des
conditions qui seraient créées
par la liquidation de la guerre. Ils avaient
une grosse crainte que les S.S. ne les tuent
tous auparavant. Et ce n'était pas une
crainte imaginaire." (Page
170.)
- "A
Buchenwald, en dehors de l'organisation
communiste qui atteint là, sans doute,
un degré de perfection et d'efficience
unique dans les annales des camps, il y eut
des réunions plus ou moins
régulières entre des
éléments politiques allant des
socialistes à l'extrême-droite,
et qui aboutirent à la mise en forme
d'un programme d'action commune pour le
retour en France." (Pages
80-81.)
Tout cela
est logique: c'est le fait qui sert de point de
départ, qui est discutable.
Il y eut,
certes, dans tous les camps des rapprochements
de détenus, des constitutions
discrètes de groupe: par affinités
et pour supporter mieux le sort commun (dans la
masse) par intérêt, pour
conquérir le pouvoir, pour le conserver
ou pour mieux l'exercer (dans la
Häftlingsführung).
A la libération, corroborés en
cela par David Rousset, les communistes ont pu
faire croire que le ciment de leur association
était leur doctrine à laquelle ils
avaient conformé leurs actes. En
réalité, ce ciment était le
profit matériel qu'en pouvaient retirer
ceux qui en faisaient partie, quant à la
nourriture et à la sauvegarde de la vie.
Dans les deux camps que j'ai connus, I'opinion
générale était que,
politique ou non, communiste ou pas, tout
"Comité" avait d'abord le
caractère d'une association de voleurs de
nourriture, sous quelque forme que ce soit. Rien
ne venait infirmer cette opinion. Tout, au
contraire, était à son appui: les
groupuscules de communistes ou de politiques
s'affrontant; les [page 162]
modifications dans la composition de celui
d'entre eux qui détenait le pouvoir, et
intervenaient toujours à la suite de
différends sur la répartition et
le partage des pillages; la distribution des
postes de commande qui suivait le même
processus, etc., etc.
Pendant
les quelques semaines que j'ai passées a
Buchenwald au Block 48, sur la suggestion du
chef de Block ou avec son autorisation, un
groupe de détenus nouveaux arrivants,
avait décidé de prendre en main le
moral de la masse. Peu à peu il avait
acquis une certaine autorité et, en
particulier, les relations entre le chef de
Block et nous avaient fini par ne plus se faire
que par son intermédiaire. Il
réglementait la vie au Block, organisait
des conférences, désignait des
corvées, répartissait la
nourriture, etc. C'était pitié de
voir le concert de flagorneries en tous genres
qui montait de ceux qui en faisaient partie,
vers le chef de Block omnipotent. Un jour, le
principal animateur de ce groupe fut pris par
quelqu'un de la masse en train de partager avec
un autre des pommes de terre qu'il avait
dérobées sur la ration
commune.
Eugen
Kogon raconte que les Français de
Buchenwald, qui étaient seuls à
recevoir des colis de la Croix-Rouge, avaient
décidé de les partager
équitablement avec le camp tout
entier:
- "Lorsque
nos camarades français se
déclarèrent prêts
à en distribuer une bonne partie au
camp tout entier, cet acte de
solidarité fut accueilli avec
reconnaissance. Mais la répartition
fut organisée de façon
scandaleuse pendant des semaines: il n'y
avait, en effet, qu'un seul paquet par groupe
de dix Français, tandis que leurs
compatriotes chargés de la
distribution, ayant à leur tête
le chef du groupe communiste français
dans le camp11,
réservaient pout eux des monceaux de
colis, ou les utilisaient en faveur de leurs
amis de marque." (L'Enfer
organisé, page
120.)
David
Rousset perçoit d'ailleurs un
côté malfaisant de cet état
de choses, s'il n'en fait pas une cause
dirimante ou capitale de l'horreur, lorsqu'il
écrit:
- "La
bureaucratie ne sert pas seulement à
la gestion des camps: elle est, par ses
sommets, tout embrayée dans les
trafics S.S. Berlin envoie des caisses de
ciga[page 163]rettes et de tabac pour
payer les hommes. Des camions de nourriture
arrivent dans les camps. On doit payer toutes
les semaines les détenus; on les
paiera tous les quinze jours, ou tous les
mois; on diminuera le nombre de cigarettes,
on établira des listes de mauvais
travailleurs qui ne recevront rien. Les
hommes crèveront de ne pas fumer.
Qu'importe? Les cigarettes passeront au
marché noir... De la viande? Du
beurre? Du sucre? Du miel? Des conserves? Une
plus forte proportion de choux rouges, de
betteraves, de rutabagas assaisonnés
d'un peu de carottes, cela suffira bien.
C'est même de la bonté pure...
Du lait? Beaucoup d'eau blanchie, ce sera
parfait. Et tout le reste: viande, beurre,
sucre, miel, conserves, lait, pommes de
terre, sur le marché pour les civils
allemands qui paient et sont de corrects
citoyens. Les gens de Berlin seront
satisfaits d'apprendre que tout est bien
arrivé. Il suffit que les registres
soient en ordre et la comptabilité
vérifiable... De la farine? Mais
comment donc, on diminuera les rations de
pain. Sans faire semblant. Les parts seront
un peu moins bien coupées. Les
registres ne s'occupent pas de ces choses. Et
les maîtres S.S. seront en excellents
termes avec les commerçants de
l'endroit.. (Pages
145-146-147.)
Voilà
démentie, au moins en ce qui concerne la
nourriture, la légende qui veut qu'un
plan ait été établi en
"haut-lieu" pour affamer les détenus.
Berlin envoie tout ce qu'il faut pour nous
servir les rations prévues,
conformément à ce qu'on
écrit aux familles, mais à son
insu, on ne nous le distribue
pas12.
Et qui vole? Les détenus chargés
de la [page 164] distribution. David
Rousset nous dit que c'est sur ordre des S.S.
auxquels ils remettent le produit du vol: non,
ils volent pour eux d'abord, se gobergent de
tout sous nos yeux et paient tribut aux S.S.
pour acheter leur complicité.
Ainsi
donc, ces fameux comités
révolutionnaires, de défense des
intérêts du camp ou de
préparation de plans politiques pour
l'après-guerre, se réduisent
à cela et ont pu néanmoins abuser
l'opinion à ce point. Je laisse à
d'autres le soin de rechercher les raisons pour
lesquelles il en a été ainsi. Je
me permettrai cependant d'ajouter encore que
ceux qui avaient réussi à les
constituer, à en faire partie ou à
leur assurer l'autorité qu'ils eurent
dans tous les camps, entretenaient l'esprit de
flagornerie dont ils se rendaient
eux-mêmes coupables vis-à-vis des
S.S. A propos des conférences
organisées au Block 48 et auxquelles il
est fait allusion ci-dessus, David Rousset
raconte encore:
- "J'organisai
donc une première conférence;
un Stubendienst russe, de vingt-deux ou
vingt-trois ans, ouvrier de l'Usine Marty,
à Léningrad, nous exposa
longuement la condition ouvrière en
U.R.S.S. La discussion qui suivit dura deux
après-midi. La seconde
conférence fut faite par un
kolkhozien, sur l'organisation agricole
soviétique. Je fis moi-même, un
peu plus tard, une causerie sur l'Union
Soviétique, de la Révolution
à la Guerre." (Page
77.)
J'ai
assisté à cette conférence:
c'était un chef-d'oeuvre de
bolchevikophilie, assez inattendu si on
connaissait les activités trotskystes
antérieures de David Rousset. Mais Erich,
notre chef de Block, était communiste et
il avait un grand crédit auprès du
"noyau" qui exerçait l'influence
prépondérante dans la
Häftlingsführung du moment: il
était habile d'attirer son attention et
de la prévenir pour le jour où il
aurait des faveurs à
distribuer.
[page
165]
- "Trois
mois après, poursuit Rousset, je
n'aurais certainement pas recommencé
cette tentative. La corde était au
bout. Mais, à l'époque, nous
étions, tous encore très
ignorants. Erich, notre chef de block,
grommela mais ne s'opposa pas à
l'affaire." (Page 77.)
Bien
sûr. Au surplus, trois mois après,
c'était du Kapo Emil Künder qu'il
fallait faire le siège, le temps des
conférences était passé, la
parole était aux colis venus de France.
Si j'ai bien compris Les Jours de notre
Mort, Rousset en usa et je suis loin de le
lui reprocher: je ne dois, moi-même,
qu'à ceux que j'ai reçus
d'être revenu et je n'en ai jamais fait
mystère13.
On peut
soutenir, et peut-être on le fera, qu'il
n'était pas capital d'établir,
fût-ce au moyen de textes empruntés
à ceux qui tiennent le fait pour
négligeable, ou qui le justifient, que la
Häftlingsführung nous a fait subir un
traitement plus horrible encore que celui qui
avait été prévu pour nous
dans les sphères dirigeantes du nazisme
et que rien ne l'y obligeait. J'observerai alors
qu'il m'a paru indispensable de fixer exactement
les causes de l'horreur dans tous leurs aspects,
ne serait-ce que pour ramener à sa juste
valeur l'argument subjectif dont on fit un si
abondant usage, et pour orienter un peu plus
vers la nature même des choses, les
investigations du lecteur dans l'esprit duquel
ce problème n'est qu'imparfaitement ou
incomplètement résolu.
L'OBJECTIVITE.
- "Birkenau,
la plus grande cité de la mort. Les
sélections à l'arrivée:
les décors de la civilisation
montés comme des caricatures pour
duper et asservir. Les sélections
régulières dans le camp, tous
les dimanches. La lente attente des
destructions inévitables au Block 7.
Le Sonderkommando14
totalement isolé du monde,
condamné à vivre toutes les
secondes de son éternité avec
les corps torturés et
brûlés. La terreur brise si
décisivement les nerfs que les agonies
connaissent toutes les humiliations, toutes
les trahisons. Et lorsque,
inéluctablement, les puissantes portes
de la chambre à gaz se ferment, tous
se précipitent, s'écrasant dans
[page 166] la folie de vivre encore,
si bien que, les battants ouverts, les
cadavres s'effondrent, inextricablement
mêlés en cascades sur les
rails." (Page 51.)
Dans un
panorama d'ensemble comme Les Jours de notre
Mort, romancé et, par surcroît,
reconstitué à l'aide de moyens
dont l'auteur a lui-même et
quoiqu'à son insu, avoué
l'ingénuité (cf. ci-dessus,
pages 153-154),
ce passage ne choquerait pas. Dans L'Univers
concentrationnaire qui a, par tant de
côtés, le caractère d'un
récit vécu, il paraît
déplacé. David Rousset n'a, en
effet, jamais assisté à ce
supplice dont il donne une description à
la fois si précise et si
saisissante.
Il
est encore trop tôt pour prononcer un
jugement définitif sur les chambres
à gaz: les documents sont rares, et ceux
qui existent, imprécis, incomplets ou
tronqués, ne sont pas exempts de
suspicion. Je suis persuadé, pour ma
part, qu'un examen sérieux de la question
avec les matériaux qu'on ne manquera pas
de découvrir si la bonne foi
préside aux recherches, ouvrira des
horizons nouveaux en ce qui les concerne. Alors,
on sera étonné par le nombre des
gens qui en ont parlé et par les termes
dans lesquels ils en ont parlé. De tous
les témoins, Eugen Kogon est celui qui
s'est penché sur l'affaire avec le plus
de sérieux et dont le témoignage
revêt à mes yeux le plus
d'intérêt. Dans L'Enfer
organisé (déjà
cité), il écrit:
- "Un
très petit nombre de camps avaient
leurs propres chambres à gaz." (Page
154.)
Et,
exposant le mécanisme de
l'opération, il poursuit:
- "En
1941, Berlin envoya dans les camps les
premiers ordres15
pour la formation des transports
spéciaux d'extermination par les gaz.
On choisit en premier lieu les détenus
de droit commun, des détenus
condamnés pour attentat aux moeurs et
certains politiques mal vus de la S.S. Ces
transports partaient vers une destination
inconnue. Dans le cas de Buchenwald, on
voyait revenir, dès le lendemain, les
vêtements, y compris le contenu des
poches, les dentiers, etc. Par un
sous-officier d'escorte16,
On apprit que ces transports étaient
arrivés à Pirna et à
Hohenstein et que les hommes qui les
composaient avaient été soumis
aux essais d'un nouveau gaz et avaient
péri. [page
167]
- "Au
cours de l'hiver 1942-43, on avait
examiné tous les Juifs au point de vue
de leur capacité de travail. A la
place des transports mentionnés
ci-dessus, ce furent alors les Juifs
invalides qui, en quatre groupes de 90
hommes, prirent le même chemin, mais
aboutirent à Bernburg, près de
Kothen. Le médecin-chef de la maison
de santé de l'endroit, un certain
Docteur Eberl, était l'instrument
docile de la S.S. Dans les dossiers de la
S.S., cette opération porta la
référence "14 F.
13"17
Elle semble avoir été
menée simultanément avec
l'anéantissement de tous les malades
des maisons de santé, qui se
généralisait peu à peu
en Allemagne sous le National-Socialisme."
(Pages 225-226.)
Ayant
affirmé le fait sous cette forme qui
laisse peser le doute, quant aux ordres
d'utilisation des chambres à gaz, en
particulier en ce sens qu'elle ne procède
que par référence à des
documents dont on peut se demander s'ils
existent, Eugen Kogon en cite cependant deux
autres, sans doute parce qu'ils lui ont paru
plus probants:
- "Nous
avons pu conserver le double des lettres
échangées entre le Docteur
Hoven (de Buchenwald) et cette
étonnante maison de
santé:
- Weimar-Buchenwald,
2-2-1942.
K. L. Buchenwald
Le médecin du camp.
Objet: Juifs inaptes au travail
Juifs inaptes au travail
dans le camp de concentration de
Buchenwald Bernburg a. d.
Saale
Références:
Conversation personnelle
Pièces jointes: 2
A
la Maison de Santé
Bernburg a. d. Saale
Boîte postale 263
Me référant à notre
conversation personnelle, je vous remets
ci-joint, en double exemplaire et à
toutes fins utiles, la liste des Juifs
malades et inaptes au travail, se trouvant
dans le camp de Buchenwald.
Le Médecin de Buchenwald,
Signé: HOVEN,
S.S. Obersturmsführer d.
R.
On remarquera que les deux pièces
annoncées comme devant faire partie de
l'envoi, ne sont pas publiées.
Voici le
second document:[page 168]
Bernburg, le 5 mars 1942.
Maison de Santé
Réf. Z. Be. gs. pt.
Bernburg
du camp
Monsieur
le Commandant de Concentration
de Buchenwald par
Weimar.
Référence: Notre lettre du 3
mars 1942.
Objet: 36 détenus, 12e liste du 2
février 1942.
"Par notre lettre du 3 courant, nous vous
demandions de mettre à notre
disposition les 36 derniers détenus,
à l'occasion du dernier transport, le
18 mars 1942.
"Par suite de l'absence de notre
Médecin-chef qui doit procéder
à l'examen médical de ces
détenus, nous vous demandons de ne pas
nous les envoyer le 18 mars 1942, mais de les
joindre au transport du 11 mars 1942, avec
leurs dossiers qui vous seront
retournés le 11 mars 1942.
"Heil Hitler!
Signé: GODENSCHWEIG."
On
conviendra qu'il faut singulièrement
solliciter les textes pour déduire, de
cet échange de correspondance, qu'il
était relatif à une
opération d'extermination par le moyen
des chambres à gaz. Même si on le
complète par un rapport que le Docteur
Hoven adressait, dans le même temps,
à un de ses chefs hiérarchiques,
et qui disait ceci, d'après Eugen
Kogon:
- "Les
obligations des médecins contractants
et les négociations avec les services
d'inhumation, ont souvent amené des
difficultés insurmontables. C'est
pourquoi je me mets aussitôt en liaison
avec le docteur Infried Eberl,
médecin-chef de la Maison de
Santé de Bernburg-sur-Saale,
boîte postale 252,
téléphone 3 169. C'est le
même médecin qui a
exécuté l'opération "14
F. 13". Le docteur Eberl a fait preuve d'une
extrême compréhension et d'une
grande amabilité. Tous les corps des
détenus décédés
à Schoneberg-Wernigerode seront
transportés chez le docteur Eberl
à Bernburg, et seront
incinérés, même sans
bulletin de décès." (Page
227.)
Eugen
Kogon fait aussi état des chambres
à gaz de Birkenau (Auschwitz). Il raconte
comment on procédait à
l'extermination par ce moyen, d'après le
témoignage:
- "d'un
jeune Juif de Brno, Janda Weiss, qui
appar[page 169]tenait, en 1944, au
Sonderkommando (du crématoire et des
chambres à gaz) dont proviennent les
détails suivants, d'ailleurs
confirmés par d'autres personnes."
(Page 155).
A ma
connaissance, ce Janda Weiss est le seul
personnage de toute la littérature
concentrationnaire dont on dise qu'il a
assisté au supplice et dont on donne
l'adresse exacte. Et il n'y a qu'Eugen Kogon qui
ait profité de ses déclarations.
Etant donné l'importance historique et
morale de l'utilisation des chambres à
gaz comme instrument de répression,
peut-être aurait-on pu prendre des
dispositions18
qui
eussent permis au public de connaître sa
déposition, autrement que par personnes
interposées, tout en l'étendant
à des dimensions un peu plus grandes que
celles d'un paragraphe amené par
incidence, dans un témoignage
d'ensemble.
Une
opération qui était
pratiquée périodiquement dans tous
les camps sous le nom de "Selektion" n'a pas peu
contribué à répandre dans
le public une opinion qui a fini par gagner sa
faveur, quant au nombre des chambres à
gaz et à celui de leurs
victimes.
Un beau
jour, les services sanitaires du camp recevaient
l'ordre de dresser la liste de tous les malades
considérés comme inaptes au
travail pour un temps relativement long ou
définitivement et de les rassembler dans
un Block spécial. Puis, des camions
arrivaient - ou une rame de wagons - on les
embarquait et ils partaient pour une destination
inconnue. La rumeur concentrationnaire voulait
qu'ils fussent dirigés tout droit sur des
chambres à gaz et, par une sorte de
dérision cruelle, on appelait les
rassemblements pratiqués dans ces
occasions, des Himmelskommandos, ce qui
signifiait qu'ils étaient composés
de gens en partance pour le ciel. Naturellement,
tous les malades cherchaient à y
échapper.
J'ai vu
pratiquer deux ou trois "Selektion" à
Dora: j'ai même échappé de
justesse à l'une d'entre elles. Dora
était un petit camp. Si le nombre des
malades inaptes y fut toujours supérieur
aux moyens dont on disposait pour les soigner,
il n'atteignit qu'en de très rares
occasions des proportions susceptibles de
gêner le travail ou d'embouteiller
l'administration.
A
Birkenau, dont parle David Rousset dans
l'extrait qui fait l'objet de cette mise au
point, c'était différent. Le camp
était très grand: une
fourmilière humaine. Le nombre des
[page 170]
inaptes était considérable. Les
"Selektion", au lieu de se faire par la voie
bureaucratique et par le canal des services
sanitaires, comme à Dora, se
décidaient sur le moment, quand les
camions ou la rame de wagons arrivaient. Elles
étaient nombreuses au point de se
répéter à une cadence
voisine d'une par semaine et elles se
pratiquaient sur la mine. Entre les S.S. et la
bureaucratie concentrationnaire d'une part, et
la masse des détenus qui cherchaient
à leur échapper de l'autre, on
pouvait donc assister à de
véritables scènes de chasse
à l'homme dans une atmosphère
d'affolement général. Après
chaque "Selektion", ceux qui restaient avaient
le sentiment d'avoir échappé
provisoirement à la chambre à
gaz.
Mais rien ne prouve irréfutablement que
tous les inaptes ou réputés tels,
ainsi recrutés, soit par le
procédé de Dora, soit par celui de
Birkenau, étaient dirigés sur des
chambres à gaz. A ce sujet, je veux
rapporter un fait personnel. Dans
l'opération de "Selektion" à
laquelle j'ai échappé à
Dora, un de mes camarades n'eut pas la
même chance que moi. Je le vis partir, et
je le plaignis. En 1946, je croyais encore qu'il
était mort asphyxié avec tout le
convoi dont il faisait partie. En septembre de
la même année, je le vis avec
étonnement se présenter chez moi
pour m'inviter à je ne sais plus quelle
manifestation officielle. Comme je lui disais le
sentiment dans lequel j'avais vécu en ce
qui le concernait, il me raconta que le convoi
en question avait été
dirigé, non sur une chambre à gaz,
mais sur Bergen-Belsen dont la mission
était, paraît-il, plus
particulièrement alors, de recevoir en
convalescence
19
les déportés de tous les camps. On
peut vérifier: il s'agit de M. Mullin,
employé à la gare de
Besançon. A Buchenwald, d'ailleurs,
j'avais déjà rencontré, au
Block 48, un Tchèque qui était
revenu de Birkenau dans les mêmes
conditions.
Mon
opinion sur les chambres à gaz? Il y en
eut: pas tant qu'on le croit. Des exterminations
par ce moyen, il y en eut aussi: pas tant qu'on
l'a dit. Le nombre, bien sûr
n'enlève rien à la nature de
l'horreur, mais le fait qu'il s'agisse d'une
mesure édictée par un Etat au nom
d'une philosophie ou d'une doctrine, y
ajouterait singulièrement. Faut-il
admettre qu'il en a été ainsi?
C'est possible, mais ce [page 171] n'est
pas certain. La relation de cause à effet
entre l'existence des chambres à gaz et
les exterminations n'est pas établie
indiscutablement par les textes que publie Eugen
Kogon20
et j'ai peur que ceux auxquels il se
réfère sans les citer ne
l'établissent que moins encore. Je le
répète: l'argument qui joua le
plus grand rôle dans cette affaire semble
être l'opération "Selektion" dont
il n'est pas un déporté qui ne
puisse parler en témoin sous une forme ou
sous une autre et qui ne le fasse en fonction,
principalement, de tout ce qu'il en a
redouté sur le moment. Les archives du
National-Socialisme ne sont pas encore
complètement dépouillées.
On ne peut avancer avec certitude qu'on y
découvrira des documents de nature
à infirmer la thèse admise: ce
serait tomber dans l'excès contraire.
Mais si, un jour, elles laissaient
échapper un ou plusieurs textes ordonnant
la construction des chambres à gaz
à tout autre dessein que celui
d'exterminer -- on ne sait jamais, avec ce
terrible génie scientifique des Allemands
-- il faudrait bien admettre que l'utilisation
qui en a été faite dans certains
cas, relève d'un ou deux fous parmi les
S.S., et d'une ou deux bureaucraties
concentrationnaires pour leur complaire, ou
vice-versa, par une ou deux bureaucraties
concentrationnaires, avec la complicité,
achetée ou non, d'un ou deux S.S.
particulièrement sadiques.
Dans
l'état actuel de l'archéologie des
camps21,rien
ne permet d'attendre ou d'espérer
semblable découverte, mais rien non plus
ne permet de l'exclure. Un fait symptomatique,
en tout cas, n'a été que
très peu souligné: dans les rares
camps où on a retrouvé des
chambres à gaz, elles étaient
annexées aux blocks sanitaires de la
désinfection et des douches qui
comportaient des installations d'eau,
plutôt qu'aux fours crématoires, et
les gaz utilisés étaient des
émanations de sels prussiques, produits
qui entrent dans la composition des
matières colorantes, notamment du bleu,
dont l'Allemagne en guerre fit un si abondant
usage.
Bien
entendu, ceci n'est qu'une supposition. Mais,
dans [page 172] l'Histoire comme dans
les sciences, la plupart des découvertes
n'ont-elles pas pris leur départ, sinon
dans la supposition, du moins dans un doute
stimulateur?
Si on
objecte qu'il n'y a aucun intérêt
à procéder de cette manière
avec le National-Socialisme dont les
méfaits sont par ailleurs solidement
établis, on me permettra de
prétendre qu'il n'y en a pas davantage
à étayer une doctrine ou une
interprétation peut-être vraie, sur
des faits incertains ou faux. Tous les grands
principes de la Démocratie meurent, non
pas de leur contenu, mais de trop prêter
le flanc par des détails qu'on croit
aussi insignifiants dans leur portée que
dans leur substance, et les dictatures ne
triomphent généralement que dans
la mesure où on brandit contre elles des
arguments mal étudiés. A ce
propos, David Rousset cite un fait qui illustre
magistralement cette manière de
voir:
- "Je
parlais avec un médecin allemand Ce
n'était visiblement pas un nazi. il
était repu de la guerre et ignorait
où se trouvaient sa femme et ses
quatre enfants. Dresde, qui était sa
ville, avait été cruellement
bombardée. "Voyons, me dit-il, a-t-on
fait la guerre pour Dantzig?" Je lui
répondis que non. "Alors, voyez-vous,
la politique de Hitler dans les camps de
concentration a été affreuse
(je saluai); mais, pour tout le reste, il
avait raison." (Page 176.)
Ainsi
donc, par ce tout petit détail, parce
qu'on avait cru malin de déclarer qu'ont
partait en guerre pour Dantzig et que cela
s'était révélé faux,
ce médecin jugeait de toute la politique-
de Hitler et l'approuvait. Je me demande avec
effroi ce qu'il doit en penser, maintenant qu'il
a lu David Rousset.
TRADUTORE, TRADITORE.
Ceci est
sans grande importance:
- "L'expression
Kapo est vraisemblablement d'origine
italienne et signifie la tête: deux
autres explications possibles: Kapo,
abréviation de Kaporal, ou venant de
la contraction de l'expression Kamerad
Polizei, employée dans les premiers
mois de Buchenwald." (Page
131.)
Eugen
Kogon est plus affirmatif:
[page 173]
- "
Kapo: de l'italien Il capo, la tête, le
chef " (L'Enfer
organisé, page
59.)
Je
suggère une autre explication qui fait
dériver le mot de l'expression
Konzentrationslager Arbeit Polizei, dont elle
rassemble les initiales, comme Schupo
dérive de Schutz Polizei et Gestapo de
Geheim Staat Polizei. L'empressement de David
Rousset et d'Eugen Kogon à
interpréter plutôt qu'à
analyser au fond, ne leur a pas permis d'y
penser.
[page
174]
****
APPENDICE
AU CHAPITRE IV
DECLARATION
SOUS LA FOI DU SERMENT
Je
soussigné Wolfgang Grosch, atteste et
déclare ce qui suit:
"En ce qui concerne la construction des
chambres à gaz et des fours
crématoires, elle eut lieu sous la
responsabilité du groupe de fonction
C, après que le groupe de fonction D
en eût fait la commande. La voie
hiérarchique était la suivante:
le groupe de fonction D se mettait en rapport
avec le groupe de fonction C. Le bureau C.I.
établissait les plans pour ces
installations, dans la mesure où il
s'agissait des constructions proprement
dites, les transmettait alors au bureau C.
III qui s'occupait de l'aspect
mécanique de ces constructions, comme
par exemple la désaération des
chambres à gaz, ou l'appareillage pour
le gazage. Le bureau C. III confiait alors
ces plans à une entreprise
privée, qui devait livrer les machines
spéciales ou les fours
crématoires. Toujours par la voie
hiérarchique, le bureau C. III avisait
le bureau C. IV, lequel transmettait la
commande par le truchement de l'inspection
des constructions Ouest, Nord, Sud et Est,
aux directions centrales des constructions.
La direction centrale des constructions
transmettait alors l'ordre de construction
aux directions respectives de constructions
des camps de concentration, lesquelles
faisaient exécuter les constructions
proprement dites par les détenus que
le bureau du groupe D. III mettait à
leur disposition. Le groupe de fonction D.
donnait au groupe de fonction C. les ordres
et les instructions concernant les dimensions
des constructions et leur but. Au fond,
c'était le groupe de fonction D. qui
donnait les commandes pour les chambres
à gaz et les fours
crématoires.
Signé: Wolfgang GROSCH." *
(D'après David ROUSSET, Le
Pitre ne rit
pas.)
-
Cette
déposition a été faite au
Tribunal de Nuremberg. S'il n'est pas
exclusivement de son fait, le charabia dans
[page 175] lequel elle est
rédigée semble avoir
été scrupuleusement
respecté par le traducteur, visiblement
pour entretenir la confusion.
Il ne
peut cependant pas échapper au
lecteur:
- 1·
qu'il n'est question que de la
construction des chambres à gaz, et
non de leur destination et de leur
utilisation;
- 2·
que le témoin renvoie à des
faits dont il serait facile
d'établir la
matérialité et à des
"instructions" qu'on pourrait publier et
que, cependant, on semble soigneusement
éviter de le faire, notamment en ce
qui concerne le but des chambres à
gaz, auquel il est fait
allusion;
- 3·
que de l'ensemble des constructions pour
les camps, dont l'étude et la
réalisation était
confiée au groupe de fonction D
(Blocks d'habitation, infirmeries,
cuisines, ateliers, usines, etc.), les
chambres à gaz et les fours
crématoires ont été
isolés et singulièrement
rapprochés dans le but de mieux
frapper une opinion qui accepte facilement
que les fours crématoires lui
soient présentés comme des
instruments de torture spécialement
inventés pour les camps de
concentration parce qu'elle ne sait pas
que la pratique de la crémation est
d'un usage courant -- aussi courant que
l'inhumation -- dans toute
l'Allemagne.
Pour
toutes ces raisons, aucun historien n'acceptera
jamais cette déposition dans son
intégralité.
****
LE
RAPPORT D'UN SOUS-LIEUTENANT
A UN LIEUTENANT
N·
du secteur postal: 32.704.501.P.S.
B.N. 40/42
- Kiew,
le 16 Avril 1942.
(Affaire
secrète du Reich)
Au
S.S. Oberturmführer
Rauff,
Berlin,
Prinz Albrechts, 8.
"La révision des voitures des groupes
D. et du groupe C. est complètement
terminée. Alors que les voitures de la
première série peuvent
être utilisées, même par
mauvais temps (il faut cependant qu'il ne le
soit pas trop), les voitures de la
deuxième série (Saurer)
s'embourbent complètement par temps de
pluie22.
Lorsque, par exemple, il a plu, ne
fût-ce qu'une demi-heure, la
voiture[page 176] est inutilisable,
elle glisse tout simplement. Il n'est
possible de s'en servir que par temps tout
à fait sec. La seule question qui se
pose est celle de savoir si l'on peut se
servir de la voiture sur le lieu même
de l'exécution lorsqu'elle est
arrêtée. Il faut, tout d'abord,
conduire la voiture jusqu'à l'endroit
en question, ce qui n'est possible que s'il
fait beau.
"Le lieu de l'exécution se trouve en
général éloigné
de 10 à 15 km des routes principales,
et est déjà choisi, peu
accessible. Il l'est complètement
lorsque le temps est humide ou pluvieux. Si
l'on conduit les personnes à pied ou
en voiture sur le lieu de l'exécution,
elles se rendent compte aussitôt de ce
qui se passe et deviennent inquiètes,
chose qu'il convient d'éviter autant
que possible. Il ne reste que la seule
solution qui consiste à les charger
dans des camions sur le lieu du rassemblement
et de les mener alors au lieu de
l'exécution.
"J'ai fait maquiller la voiture du groupe D
en roulotte, et à cette fin, j'ai fait
fixer de chaque côté des petites
voitures une petite fenêtre, telles
qu'on les voit souvent à nos maisons
de paysans à la campagne, et deux de
ces petites fenêtres de chaque
côté des grandes voitures. Ces
voitures se sont fait remarquer si vite
qu'elles reçurent le surnom de
"voitures de la mort". Non seulement les
autorités, mais encore la population
civile, les désignaient par ce
sobriquet dès qu'elles faisaient leur
apparition. A mon avis, même ce
maquillage ne saurait longtemps les
préserver d'être reconnues.
"Les freins de la voiture Saurer que je
conduisis de Simféropol à
Taganrog, se révélèrent
défectueux en route. Le S.K. de
Marioupol constata que le manche du frein est
combiné à huile et à
compression. La persuasion et la corruption
du H.K. P. réussirent à elles
deux à faire confectionner une forme
d'après laquelle on a pu couler deux
manches. Lorsque j'arrivai quelques jours
plus tard à Stalino et Gerlowka, les
conducteurs des voitures se plaignaient de la
même
défectuosité23.
Après une entrevue avec les
commandants de ces kommandos, je me rendis
derechef à Marioupol pour faire faire
deux autres manches pour chacune de ces
voitures. Aux termes de notre accord, deux
manches seront coulés pour chaque
voiture et six autres resteront en
réserve à Marioupol pour le
groupe D., et six autres encore[page
177] seront envoyés au S.S.
Untersturmführer Ernt pour les voitures
du groupe C. Pour les groupes B. et A., les
manches pourraient nous parvenir de Berlin,
car leur transport de Marioupol vers le Nord
est trop compliqué et prendrait trop
de temps. De petites
défectuosités aux voitures sont
réparées par des techniciens
des kommandos ou des groupes, dans leur
propre atelier.
"Le terrain cahoteux et la condition à
peine concevable des chemins et des routes,
usent peu à peu les points de suture
et les endroits
imperméabilisés. On me demanda
s'il fallait alors faire effectuer la
réparation à Berlin. Mais cette
opération coûterait trop cher et
demanderait beaucoup trop d'essence. Afin
d'éviter ces dépenses, je
donnai l'ordre d'effectuer sur place de
petites soudures et au cas ou cela
s'avérerait impossible, de
télégraphier aussitôt
à Berlin, en disant que la voiture
P.O.L. numéro était hors de
service. De plus, j'ordonnai
d'éloigner tous les hommes au moment
des gazages, afin de ne pas exposer leur
santé par les émanations
éventuelles de ces gaz. Je voudrais,
à cette occasion, faire encore
l'observation suivante: plusieurs kommandos
font décharger les voitures par leurs
propres hommes, après le gazage. J'ai
attiré l'attention du S.K. en question
sur les dommages, tant moraux que physiques,
qu'encourent ces hommes, sinon tout de suite,
du moins un peu plus tard. Les hommes se
plaignaient à moi de maux de
tête après chaque chargement. On
ne peut pourtant pas modifier
l'ordonnance24
parce que l'on craint que les
détenus25
employés à ce travail ne
puissent choisir un moment favorable pour
prendre la fuite. Pour protéger les
hommes contre cet inconvénient, je
vous prie de promulguer des ordonnances en
conséquence.
"Le gazage n'est pas effectué comme il
se devrait. Afin d'en terminer au plus
tôt avec cette action, les chauffeurs
appuient toujours à fond sur
l'accélérateur26.
Cette mesure étouffe les personnes
à exécuter, au lieu de les tuer
en les endormant. Mes directives sont
d'ouvrir les manettes de telle sorte que la
mort[page 178] soit plus rapide et
plus paisible pour les
intéressés. Ils n'ont plus ces
visages défigurés et ne
laissent plus d'éliminations, comme on
a pu les constater jusqu'ici.
"A ce jour, je me rends sur les lieux de
stationnement du groupe B., et des nouvelles
éventuelles peuvent m'atteindre
là-bas.
- Signé:
Dr BECKER.
S.S. Untersturmführer.
(D'après David ROUSSET, Le
Pitre ne rit
pas.)
Ce rapport vient à l'appui d'une
affirmation d'Eugen Kogon qui écrit dans
son Enfer organisé:
"elle (la S.S.) utilisait aussi les chambres
à gaz ambulantes: c'était des
autos qui, du dehors, ressemblaient à des
voitures cellulaires, et qui, à
l'intérieur, avaient reçu
l'aménagement adéquat. Dans ces
voitures, l'asphyxie par les gaz ne semble pas
avoir été très rapide, car
elles roulaient d'habitude assez longtemps avant
de s'arrêter et de décharger les
cadavres. (Page154.)
Eugen Kogon, qui ne dit pas si on a
retrouvé de ces voitures de la mort, ne
cite pas non plus ce rapport.
Quoi qu'il en soit, il faut féliciter le
traducteur qui, s'il n'a pas réussi
à combler certaines lacunes et à
satisfaire certaines curiosités, a du
moins donné à la forme une
extraordinaire physionomie latine dans
l'expression de la pensée.
Et il faut remarquer:
- 1·
qu'il est plus facile aux chercheurs
actuels de documents d'en retrouver sur ce
qui se passait à Marioupol que sur
ce qui se passait à
Dachau;
- 2·
que, négligeant une ordonnance
émanant d'un ministre, on met en
évidence la simple lettre relative
à la question d'un
sous-lieutenant à son
lieutenant;
- 3·
que si on a retrouvé un texte, il
ne semble pas qu'on ait retrouvé
des voitures, - du moins que si on en a
retrouvé, l'événement
n'a fait que très peu de
bruit.
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