6
Naufrage
[page
85]
Ce
qui s'est passé ensuite est sans grand
intérêt.
En
décembre 1944, Dora est un grand camp. Il
ne dépend plus de Buchenwald, mais
Ellrich, Osterrod, Harzungen, Illfeld, etc., en
voie de construction, dépendent de lui
(1). Les convois y arrivent directement, comme
autrefois à Buchenwald, y sont
désinfectés,
numérotés et répartis dans
les sous-camps. On en est aux matricules qui
dépassent 100.000. Tous les soirs, des
camions ramènent des cadavres des
sous-camps pour être brûlés
au Krematorium. La roue tourne...
On
achève le Block 172: le Theater-Kino et
une bibliothèque fonctionnent pour les
gens de la H-Führung et leurs
protégés; les femmes
installées depuis quelques mois au bordel
font face aux besoins de la même
clientèle. Les Blocks sont confortables:
l'eau y arrive, la T.S.F. aussi, les lits sont
en place, sans draps, mais avec paillasse et
couverture. La période de presse est
passée, les S.S. sont moins exigeants,
leur but, la mise au point du camp, étant
atteint; mais ils sont plus attentifs à
la vie politique, s'acharnent sur des complots
imaginaires, et pourchassent les actes de
sabotage qui, eux, sont réels et
nombreux.
Toutes
ces améliorations matérielles
n'apportent cependant pas à la masse des
détenus le bien-être qu'elles
promettent: la mentalité des gens de la
H-Führung n'a pas changé, et tels
des hommes des cavernes qui voudraient nous
faire vivre dans les Buildings, la vie qu'ils
ont vécue avec les moyens de leur temps,
ils s'acharnent à nous faire [page
86] une vie aussi proche que possible de
celle qu'ils ont connue dans les débuts
des camps. Ainsi va le monde.
Dans la
nuit du 23 au 24 décembre, un kommando a
monté sous la trique, sur la place de
l'Appel, un gigantesque sapin de Noël qui
resplendissait de ses lumières
multicolores, le lendemain matin, à 5 h
30, au moment du rassemblement pour le
départ au travail. A partir de ce jour et
jusqu'à l'Epiphanie, nous avons dû
entendre tous les soirs à l'appel le O
Tannenbaum, joué par le
Musik-Kommando, avant de rompre les rangs...
Ecouter avec recueillement était une
obligation à laquelle on ne pouvait se
soustraire qu'en risquant des coups.
Sous le
rapport du bien-être, deux
éléments inattendus entrent en
ligne de compte: l'avance conjuguée des
Russes et des Anglo-Américains a fait
évacuer les camps de l'Est et de l'Ouest
sur Dora, et les bombardements de plus en plus
intensifs empêchent un ravitaillement
normal.
A partir
de janvier, les convois d'évacués
n'ont cessé d'arriver dans un état
indescriptible (2):
le camp conçu pour une population
d'environ 15.000 personnes atteint parfois
50.000 et plus. On couche à deux et trois
par lit. On ne touche plus de pain, la farine
n'arrivant plus: au lieu et place on
reçoit deux ou trois petites pommes de
terre. La ration de margarine et de saucisson
est réduite de moitié. Les silos
se vidant dans la mesure où la population
augmente, il est question de ne plus distribuer
qu'un demi-litre de soupe au lieu d'un litre.
Plus d'habits pour remplacer ceux qui sont hors
d'usage: Berlin n'en envoie plus. Plus de
chaussures: on tire le meilleur parti possible
des vieilles. Et tout a l'avenant. Sur le plan
du travail, le camp est devenu une
véritable entreprise de sabotage. Les
matières premières n'arrivent plus
au Tunnel, on travaille au ralenti. C'est
l'hiver. Inutile de demander des vitres pour
remplacer celles qui sont brisées: il n'y
en a pas, mais n'importe quel détenu s'en
procure clandestinement une au Tunnel. Il n'y a
pas non plus de peinture pour faire les raccords
des Blocks: le chef de Block qui en a besoin en
fait voler dans un entrepôt Zawatsky par
un de ses protégés. Un jour on
manque de fil électrique pour la
construction des V1 et V2: tous les
détenus du tunnel en ont volé un
mètre chacun pour se faire des lacets de
souliers. Un autre jour, il faut mettre en place
une voie de chemin de fer supplémentaire.
Depuis un an au moins [page 87] les
traverses nécessaires étaient
là, entassées aux abords de la
gare. La S.S.-Führung les y croit toujours
et donne l'ordre de construire enfin la voie,
puisqu'on ne peut pas faire autre chose: on
s'aperçoit alors que les traverses ont
disparu, et une enquête
révèle qu'à l'entrée
de l'hiver, les civils les ont fait scier une
à une par les détenus et les ont
emportées petit à petit dans leur
Rücksack pour pallier les
déficiences des rations de chauffage qui
ne sont plus distribuées parce qu'elles
n'arrivent plus. On prend quelques sanctions, on
demande des traverses et on reçoit
quelques jours après des
gyroscopes.
Au
Tunnel, les actes de sabotage ne se comptent
plus: les S.S. ont mis des mois à
s'apercevoir que les Russes rendaient un grand
nombre de V1 et V2 inutilisables en urinant dans
l'appareillage radio-électrique. Les
Russes maîtres-pillards sont aussi des
maîtres saboteurs et ils sont
entêtés: rien ne les arrête,
aussi fournissent-ils le plus fort contingent de
pendus. Ils le fournissent pour une raison
supplémentaire: ils ont réussi
à mettre au point une tactique de
l'évasion.
Très
peu de détenus ont eu l'idée de
s'évader de Dora, et ceux qui l'ont
tenté furent tous retrouvés par
les chiens. A leur retour au camp on les pendait
généralement, non pas pour
tentative d'évasion, mais pour crime de
guerre, car il était bien rare qu'on ne
puisse mettre à leur compte un vol
quelconque commis dans un des endroits où
ils avaient passé. Pour obvier à
cet inconvénient, les Russe
inventèrent une autre méthode: un
jour, ils se cachaient dans le camp, -- sous un
Block, par exemple; on les cherchait partout au
dehors, et naturellement on ne les trouvait pas;
alors, au bout de huit jours on abandonnait les
recherches. A ce moment ils sortaient avec un
kommando et s'évadaient réellement
avec toutes chances de succès puisqu'on
ne les cherchait plus. Tout se gâta le
jour où au lieu de faire la tentative
à un, ils voulurent la faire plusieurs,
-- à dix, je crois. Las d'être
bernés, les S.S. eurent l'idée,
devant une évasion si massive, de
rassembler toute la population du camp sur la
place de l'Appel et de lâcher les chiens
à l'intérieur: en moins de temps
qu'il ne faut pour le dire, les Russes furent
pris et le moyen éventé
(3).
Le
sabotage semble avoir gagné les
sphères les plus élevées:
les V1 et V2, avant d'être
utilisées, doivent être [page
88] essayées et les " ratés "
sont envoyés à Harzungen pour
être démontés et
vérifiés. A Harzungen, on les
démonte donc, on met les
différentes pièces dans un
emballage ad hoc qu'on réexpédie
à Dora où on les remonte de la
même façon. Il y a ainsi une
trentaine de V1 et V2 qui ne cessent
d'être montées et
démontées et de faire la navette
entre Harzugen, Dora et le lieu de
l'essayage.
La
direction même de Dora est à la
fois débordée et
désorientée. A l'entrée du
Tunnel, à Dora, il y a une sorte de
magasin où on rassemble toutes les
pièces inutilisables: écrous,
boulons, lames de tôle, vis de tous
genres, etc. Un kommando spécial
réputé de travail léger est
chargé de trier toutes ces pièces
et de les ranger par espèces: dans une
caisse on met les boulons, dans l'autre les vis,
dans cette troisième les bouts de
tôle. Quand toutes les caisses sont
pleines, le Kapo donne l'ordre de les aller
vider pêle-mêle dans un wagon. Quand
le wagon est plein, il est accroché
à un train, part pour une destination
inconnue, puis deux jours après, il
échoue à l'entrée d'Ellrich
où on l'a envoyé pour être
déchargé et trié. Le
kommando qui est chargé de ce travail
brouette jusqu'au magasin de Dora les
pièces qu'il a triées et les y
vide pêle-mêle. Il y a donc aussi
tout un lot de rebuts qui ne cessent
d'être gravement triés aux deux
extrémités du Tunnel.
Ainsi,
d'incidents en incidents, de bombardements en
raréfactions de la nourriture, de
complots virtuels en sabotages et en pendaisons,
nous atteignons la libération.
Toute
cette période je l'ai vécue au
titre de Schwunk de l'Oberscharführer
commandant la compagnie des chiens: travail
facile qui consiste à cirer ses bottes,
brosser ses habits, faire son lit, tenir sa
chambre et son bureau dans un état de
propreté méticuleuse, aller
chercher ses repas à la cantine S.S. Tous
les matins, vers huit heures, ma journée
est finie. Je passe le reste à bavarder
à droite et à gauche, à me
chauffer au coin du feu, à lire les
journaux, à écouter la T.S.F. En
même temps qu'il me donne la soupe de mon
patron, le cuisinier S.S., à chaque
repas, m'en donne subrepticement autant pour
moi. Par surcroît, les trente S.S. qui
occupent le Block m'emploient de temps à
autre à de petits travaux, me font laver
leurs gamelles, cirer leurs bottes, balayer
leurs chambres, etc. En revanche, ils me donnent
leurs restes que je remonte tous les soirs au
camp pour les camarades. La belle
vie.
Ce
contact direct avec les S.S. me les fait voir
sous un tout autre jour que celui sous lequel
ils apparaissent vus [page 89] du camp.
Pas de comparaison possible: en public, ce sont
des brutes, pris individuellement, des agneaux.
Ils me regardent curieusement, m'interrogent, me
parlent familièrement, veulent mon
opinion sur l'issue de la guerre et la prennent
en considération: ce sont tous des gens,
-- anciens mineurs, anciens ouvriers d'usines,
anciens plâtriers, etc. -- qui
étaient chômeurs en 1933 et que le
régime a sorti de la misère en
leur faisant ce qu'ils considèrent comme
un pont d'or. Ils sont simples et leur niveau
intellectuel est excessivement bas: en
échange du bien-être que le
régime leur a apporté, ils
exécutent ses basses besognes et se
croient en règle avec leur conscience, la
morale, la patrie allemande et
l'humanité. Très sensibles au
mauvais coup du sort qui m'a frappé en
m'envoyant à Dora, il passent la
tête haute, altiers, inflexibles et
impitoyables au milieu des autres détenus
dont la garde leur est confiée: pas une
fois, ne les effleure l'idée que ce sont
des gens comme eux, ou même... comme
moi!
Les
anomalies du régime du camp ne leur
tombent pas sous les sens et quand, par hasard,
ils les remarquent, très
sincèrement ils en rendent responsable la
H-Führung (4).
Ils ne comprennent pas que nous soyons maigres,
faibles, sales et en loques. Le IIIe Reich nous
fournit cependant tout ce dont nous avons
besoins: la nourriture, les moyens d'une
hygiène impeccable, un logement
confortable dans un camp modernisé au
possible, des distractions saines, de la
musique, de la lecture, des sports, un sapin de
Noël, etc. Et nous ne savons pas en
profiter. C'est bien la preuve que Hitler a
raison et qu'à quelques rares exceptions
près, nous appartenons à une
humanité physiquement et moralement
inférieure! Individuellement responsables
du mal qui se fait sous leurs yeux, avec leur
complicité ou leur coopération,
à la fois inconsciente et
délibérée? Sûrement
pas: victimes de l'ambiance -- de cette ambiance
particulière dans laquelle,
échappant au contrôle des individus
et rompant collectivement avec les traditions,
tous les peuples, sans distinction de
régime ou de nationalité, sombrent
périodiquement et à tour de
rôle, aux carrefours dangereux de leur
évolution ou de leur Histoire.
Le 10
mars, un convoi de femmes Bibelforscher
(5)
est arrivé à Dora, suivi d'une
ordonnance de Berlin stipulant [p. 90]
que ces femmes -- elles étaient 24 --
devaient être employées à
des travaux légers. Désormais,
l'emploi de Schwunk sera tenu par elles. Je suis
relevé et renvoyé au camp. Pour
échapper à un mauvais kommando, je
juge plus prudent de profiter de mon état
de santé pour me faire hospitaliser au
Revier, des fenêtres duquel j'ai
assisté aux bombardements de Nordhausen,
les 3 et 5 avril 1945, -- trois semaines
après, tout juste deux jours avant
d'être pris dans un de ces fameux
transports d'évacuation.
|