8
Les
témoins mineurs
Ces
témoins ne racontant que ce qu'ils ont vu
ou prétendent avoir vu, sans commenter
beaucoup, la critique ne porte, ici, que sur des
détails souvent petits. Le lecteur m'en
excusera: les grandes énigmes du
problème concentrationnaire ne peuvent
être abordées qu'avec les
témoins majeurs, mais on ne peut oublier
les autres.
I
- FRERE BIRIN
(De son vrai
nom:
Alfred UNTEREINER)
Publia un récit chronologique de son
passage à Buchenwald et Dora:
Titre: 16 mois de bagne.
Paru chez Maillot-Braine à Reims, le 20
juin 1946. Préface d'Emile Bollaert.
En prologue, les circonstances qui ont
motivé son arrestation et sa
déportation.
En appendice, un poème en vers libre de
l'Abbé Jean-Paul Renard: "J'ai vu,
j'ai vu, et j'ai vécu.."
Et, en épilogue, deux citations
comportant, l'une l'attribution de la Croix de
guerre, l'autre la promotion dans l'ordre de la
Légion d'honneur ainsi qu'un extrait du
discours prononcé par M. Emile Bollaert,
alors commissaire de la République
à Strasbourg, lors de la remise de cette
dernière.
Arrêté en décembre 1943,
déporté à Buchenwald le 17
janvier 1944, [page 126] à Dora
le 13 mars suivant. Nous avons fait partie des
mêmes convois de déportation et de
transport d'un camp à l'autre. Nos
numéros matricules se suivaient
d'ailleurs de bien près: 43.652 pour lui,
44.364 pour moi.
Nous avons été
libérés ensemble. Mais, à
l
'intérieur
du camp, nos destins ont divergé:
grâce à la connaissance parfaite de
la langue allemande qu'il tenait de son origine
alsacienne, il réussit à se faire
affecter comme secrétaire de
l'Arbeitstatistik1,
poste privilégié par excellence,
tandis que je suivais un sort commun que seule
la maladie interrompit.
Comme secrétaire à
l'Arbeitstatistik, il rendit d'innombrables
services à un nombre considérable
de détenus et particulièrement aux
Français. Son dévouement
était sans bornes. Impliqué dans
un complot que j'ai toujours cru virtuel, il fut
incarcéré dans la prison du camp
pendant les quatre ou cinq derniers mois de sa
déportation.
Enseigne actuellement - sauf erreur - dans les
écoles chrétiennes d'Epernay.
16 mois de bagne prétend
être une relation fidèle. "Je ne
veux cependant relater que ce que j'ai vu",
écrit l'auteur ( page 38).
Peut-être, d'ailleurs, le croit-il
très sincèrement.
On en va juger.
LE DEPART
EN ALLEMAGNE (
de la
gare de Compiègne).
"On
nous fit entrer dans un wagon "8 chevaux 40
hommes" mais au nombre de 125." (page
28).
En
réalité, au départ du camp
de Royallieu, on nous avait rangés en
colonne par cinq et par paquets de cent, chaque
paquet étant destiné à un
wagon. Une quinzaine ou une vingtaine de malades
avaient été amenés à
la gare en voiture et ils
bénéficièrent d'un wagon
complet pour eux seuls. Le dernier paquet de la
longue colonne qui défila ce
matin-là dans les rues de
Compiègne, entre des soldats allemands
armés jusqu'aux dents était
incomplet. Il comprenait une quarantaine de
personnes qui furent réparties dans tous
les wagons en fin d'embarquement. Nous
héritâmes de trois, dans notre
wagon, ce qui porta notre nombre à cent
trois. Je doute qu'il y ait eu des raisons
spéciales pour que le [page 127]
wagon dans lequel se trouvait le Frère
Birin héritât de vingt-cinq. De
toutes façons, même s'il en avait
été ainsi, il eût fallu
présenter honnêtement le fait comme
une exception.
L'ARRIVEE A BUCHENWALD.
- "Tout
arrivant doit passer à la
désinfection. Tout d'abord, à
la tonte générale, où
des barbiers improvisés, ricanants,
s'amusent de notre confusion et des entailles
dont, par hâte ou maladresse, ils
lardent leurs patients. Tel un troupeau de
moutons privés de leur toison, les
détenus sont précipités
pêle-mêle dans un grand bassin
d'eau crésylée à forte
dose. Maculé de sang, souillé
d'immondices, ce bain sert à tout le
détachement. Harcelées par des
matraques, les têtes sont
obligées de plonger sous l'eau. En fin
de chaque séance, des noyés
sont retirés de cet abject bassin".
(page 35).
Le
lecteur non prévenu pense immanquablement
que ces barbiers improvisés qui ricanent
et qui lardent sont des S.S., et que les
matraques qui harcèlent les têtes
sont tenues par les mêmes. Pas du tout, ce
sont des détenus, Et, les S.S.
étant absents de cette
cérémonie qu'ils ne surveillent
que de loin, personne ne les oblige à se
comporter comme ils le font. Mais la
précision est omise et la
responsabilité se rejette
d'elle-même en totalité sur les
S.S.
Cette confusion que je ne relèverai plus
est entretenue tout au long du livre par le
même procédé.
LE REGIME DU CAMP
"Lever
très matinal, nourriture nettement
insuffisante pour douze heures de travail: un
litre de soupe, deux cents à deux cent
cinquante grammes de pain, vingt grammes de
margarine" (page 40).
Pourquoi,
diable avoir oublié ou
négligé de mentionner le
demi-litre de café du matin et du soir et
la rondelle de saucisson ou la cuillerée
de fromage ou de confiture qui accompagnaient
régulièrement les vingt grammes de
margarine? Le caractère d'insuffisance de
la nourriture quotidienne n'en eût pas
été moins bien marqué et
l'honnêteté de l'information en
eût moins souffert.
[page 128]
- "Depuis
mars, douze cents Français dont
j'étais, furent désignés
pour une destination inconnue. Avant le
départ, nous reçûmes des
habits de forçats, à rayures
bleues et blanches: veste et pantalon
seulement, qui ne pouvaient nous garantir du
froid." (page 41).
J'étais
de ce convoi. Tout le monde avait, en outre, une
capote. Si cet habillement ne pouvait nous
garantir du froid, ce n'était pas en
raison du nombre des pièces qui le
composaient, mais parce que ces pièces
étaient en fibrane.
A DORA.
- "Le
camp de Dora commença à
s'installer en novembre 1943" (page
46).
Le
premier convoi y arriva le 28 août 1943,
très exactement.
- "Là,
comme à Buchenwald les S.S. nous
attendaient à la descente des wagons.
Un chemin sillonné d'ornières
pleines d'eau, conduit au camp. Il fut
parcouru au pas de course. Les nazis,
chaussés de grandes bottes, nous
pourchassaient et lâchaient leurs
chiens sur nous Cette corrida d'un nouveau
genre se ponctuait de nombreux coups de
fusils et de hurlements inhumains". (pages
43-44).
Je n'ai
pas souvenance que des chiens furent
lâchés sur nous, ni que des coups
de fusils aient été tirés.
Par contre, je me souviens très bien que
les Kapos et les Lagerschutz2
qui vinrent nous prendre en compte
étaient beaucoup plus agressifs et
brutaux que les S.S. qui nous avaient
convoyés.
Avant de passer à des erreurs très
graves, je voudrais encore en citer deux qui le
sont moins, mais qui accusent la
légèreté du
témoignage, surtout quand on sait que
leur auteur était, de par ses fonctions
dans le camp, en possession de la situation des
effectifs, ce qui lui enlève toute
excuse:
- "Je
ne citerai que ce bon vieux docteur Mathon
surnommé papa Girard." (page
81)
- "Pendant
dix mois, j'ai toujours porté sur moi
la Sainte Réserve. Des prêtres
s'exposant constamment à la mort,
m'ont sans cesse
réapprovisionné. Je dois nommer
ici l'Abbé Bourgeois, le R.P. Renard,
trappiste, et ce cher Abbé Amyot
d'Inville." (page 87).
[page
129]
D'une part, il y avait à Dora un docteur
Mathon et un docteur Girard. Le second
était très vieux et c'est lui que
nous avions surnommé le bon papa Girard.
De l 'autre, l'Abbé Bourgeois est mort
dans le deuxième mois après son
arrivée à Dora, entre le 10 et le
30 avril 1944, avant le départ d'un
transport de malades pour lequel il avait
été désigné. Il n'a
donc pas pu approvisionner Frère Birin
pendant dix mois. On pourrait encore ajouter que
si les prêtres étaient
maltraités pour les mêmes raisons
que les autres déportés et, en
sus, en raison de leur appartenance religieuse,
ils ne s'exposaient cependant pas à la
mort, en conservant par devers eux la Sainte
Réserve.
DES ERREURS GRAVES.
- "Les
femmes S.S. désignaient aussi leurs
victimes et avec plus de cynisme encore que
leurs maris. Ce qu'elles désiraient,
c'était de belles peaux humaines,
artistement tatouées. Pour leur
complaire, un rassemblement était
ordonné sur la place de l'Appel, la
tenue adamique était de rigueur. Puis,
ces dames passaient dans les rangs et, comme
à l'étalage d'une modiste,
faisaient leur choix." (pages
73-74).
Il n'est
pas exact que ces choses se soient produites
à Dora. Il y a eu une affaire d'abat-jour
en peau humaine tatouée à
Buchenwald. Elle figure au dossier d'Ilse Koch
dite la chienne de Buchenwald. Et, même
à Buchenwald, Frère Birin ne peut
avoir assisté au choix des victimes,
ainsi que le prétend sa
déclaration, déjà
citée de la page 38, les faits
incriminés étant antérieurs
à notre arrivée, - - si tant est
qu'ils se soient réellement produits.
Il reste qu'il donne à ce choix des
victimes un caractère d'habitude et de
généralisa tion, et qu'il en fait
une descri ption d'une remarquable
précision. Comment ne pas penser que si
celui qui a situé le fait à
Buchenwald sur le vu du corps du délit (
les abat-jour en question), l 'a fait par le
même procédé, l'accusation
qui pèse sur Ilse Koch à ce
propos, est bien fragile?3.
[page 130]
Pour en finir avec ce sujet, je précise
qu'en février-mars 1944, la rumeur
concentrationnaire à Buchenwald accusait
les deux Kapos du Steinbruch4
et du Gärtnerei5
de ce crime, jadis perpétré par
eux avec la complicité de presque tous
leurs collègues. Les deux compères
avaient, disait-on, industrialisé la mort
des détenus tatoués, dont ils
vendaient contre de menues faveurs, les peaux
à Ilse Koch et à d'autres, par
l'intermédiaire du Kapo et du S.S. de
service au Krematorium.
Mais, la femme du commandant du camp et les
autres femmes d'officiers se promenaient-elles
dans le camp, à la recherche de beaux
tatouages dont elles désignaient
elles-mêmes les propriétaires
à la mort? Organisait-on des appels dans
la tenue adamique, pour leur faciliter cette
recherche? Je ne puis ni confirmer ni infirmer.
Tout ce que je puis dire, c'est que,
contrairement à ce qu'affirme
Frère Birin, cela ne s'est jamais produit
à Dora, ni à Buchenwald, durant
notre internement commun.
- "Quand
le sabotage semblait certain, la pendaison se
faisait plus cruelle. Les suppliciés
étaient enlevés de terre par la
traction d'un treuil électrique qui
les décollait doucement du sol.
N'ayant pas subi la secousse fatale qui
assomme le patient et souvent lui rompt la
nuque, les malheureux passaient par toutes
les affres de l'agonie.
D'autres fois, un crochet de boucher
était planté sous la
mâchoire du condamné qui
était suspendu par ce moyen
barbare."
(page
76).
Il est
exact qu'à la fin de la guerre, à
fin 1944-début 1945, les sabotages
étaient devenus si nombreux que les
pendaisons se faisaient en groupe. On prit
l'habitude d'exécuter au tunnel
même, à l'aide d'un palan
actionné par un treuil, et non plus
seulement sur la place de l'Appel, avec des bois
de justice qui ressemblaient à ceux d'un
terrain de football. Le 8 mars 1945, dix-neuf
patients ont été pendus de cette
façon, et le Dimanche des Rameaux,
cinquante-sept - - le Dimanche des Rameaux,
à huit jours de la Libération,
alors que nous avions déjà entendu
le canon allié tout proche et que l'issue
de la guerre ne pouvait plus faire de doute pour
les S.S.!
Mais l 'histoire du crochet de boucher, qui a
été racontée pour
Buchenwald, où on a retrouvé
l'instrument au four [page 131]
crématoire, a bien des chances
d'être fausse en ce qui concerne Dora. En
tout cas, je n'en avais jamais entendu parler
sur les lieux mêmes et elle ne cadre pas
avec les moeurs habituelles du camp.
- "Sur
l'instigation du fameux Oberscharführer
Sanders, S.S. avec lequel j'eus affaire,
d'autres modes d'exécution furent
employés pour les saboteurs.
"Les malheureux étaient
condamnés à creuser
d'étroits fossés, où
leurs camarades étaient contraints de
les enterrer jusqu'au cou. Ils restaient
abandonnés dans cette position pendant
un certain temps. Ensuite, un S.S.
armé d'une hache à long manche,
coupait les têtes.
"Mais le sadisme de certains S.S. leur fit
trouver un genre de mort plus cruel. Ils
ordonnaient aux autres détenus de
passer avec des brouettes de sable sur ces
pauvres têtes. Je suis encore
obsédé par ces regards que,
etc." (page 77).
Ceci non
plus, ne s'est jamais produit à Dora.
Mais l'histoire m'a été
racontée à peu près dans
les mêmes termes, au camp même, par
des détenus venus en transport de divers
camps et qui prétendaient tous avoir
assisté à la scène:
Mathausen, Birkenau, Flossenburg, Neuengamme,
etc. De retour en France, je l'ai
retrouvée chez divers auteurs: il n'y
avait pas intérêt à la faire
figurer, dans un témoignage écrit,
au compte d'un camp où elle ne s'est pas
produite. Prenant un auteur en flagrant
délit d'erreur, l'opinion
française en doute pour tous les camps et
l'opinion allemande tire argument du
mensonge.
LE DESTIN
DES DEPORTES
- "Comme
Geheimnisträger (porteurs du secret des
V1 et V2 ) nous nous savions condamnés
à mort et destinés à
être massacrés à
l'approche des Alliés." (page
97).
Ici, il
ne s'agit pas d'un fait, mais d'un argument. Il
a été utilisé par tous les
auteurs de témoignages, jusques et y
compris Léon Blum dans Le Dernier
Mois. Il a trouvé quelque apparence
de justification dans les noyades de la
Baltique, des déportés ayant
été, peu de temps avant la
Libération, chargés sur des
bateaux qui prirent la mer et qu'on coula
[page 132] de la rives6,
ainsi que dans une déclaration du docteur
S. S de Dora qui affirma l'existence d'ordres
secrets dans ce sens et qui en eut la vie
sauve.
Le problème posé est de savoir si
les noyades de la Baltique sont un fait
isolé dû à des initiatives
trop zélées de subalternes en
dernière heure, ou si elles faisaient
partie d'un plan de massacre
général élaboré dans
les services du Reichs führer S.S. Himmler,
chef du département de la Police. A ma
connaissance, il ne semble pas que des textes
aient existé en faveur de la seconde
hypothèse et l'historien peut
soupçonner le docteur S.S. de Dora de
n'avoir fait cette déclaration que pour
avoir la vie sauve (6).
En tout état de cause, les
Geheimnisträger de Dora n'ont pas
été massacrés. Le convoi
dans lequel se trouvait Léon Blum non
plus. On peut toujours dire que s'il en a
été ainsi à peu près
partout ailleurs que sur la Baltique, c'est
uniquement parce que dans la bousculade de la
débâcle allemande, les S.S. n'ont
eu ni le temps, ni les moyens de mettre leurs
sinistres projets à exécution.
Mais le raisonnement est gratuit.
D'autant qu'en ce qui concerne les noyades de la
Baltique elles-mêmes, la thèse
allemande (cf.
note 6)
paraît aussi plausible que la thèse
française, l'accueil que lui a fait le
monde entier en fait foi.
II.
- ABBÉ JEAN-PAUL
RENARD
Déporté sous le numéro
matricule 39.727. A précédé
Frère Birin et moi-même de quelques
semaines à Buchenwald, puis à Dora
où nous l'avons retrouvé.
Publia un recueil de poèmes
inspirés d'un mysticisme parfois
émouvant, sous le titre Chaînes
et Lumières. Ces poèmes
constituent une suite de réactions
spirituelles bien plus qu'un essai de
témoignage objectif.
L'un d'eux, cependant, énumère des
faits: J'ai vu, j'ai vu et j'ai
vécu
[page 133] Frère Birin le
publie en appendice de son propre
témoignage, ainsi que je le dis par
ailleurs.
On y peut lire:
- "
J'ai vu rentrer aux douches mille et mille
personnes sur qui se déversaient, en
guise de liquide, des gaz asphyxiants.
"J'ai vu piquer au coeur les inaptes au
travail".
En
réalité, l'Abbé Jean-Paul
Renard n'a rien vu de tout cela, puisque les
chambres à gaz n'existaient ni à
Buchenwald, ni à Dora. Quant à la
piqûre qui ne se pratiquait pas non plus
à Dora, elle ne se pratiquait plus
à Buchenwald au moment où il y est
passé.
Comme je lui en faisais la remarque au
début de 1947, il me
répondit:
- --
D'accord, mais ce n'est qu'une tournure
littéraire et, puisque ces choses ont
quand même existé quelque part,
ceci n'a guère
d'importance.
Je
trouvai le raisonnement délicieux. Sur le
moment, je n'osai pas rétorquer que la
bataille de Fontenoy était, elle aussi,
une réalité historique, mais que
ce n'était pas une raison pour dire,
même en "tournure littéraire",
qu'il y avait assisté. Ni que, si
vingt-huit mille rescapés des camps nazis
se mettaient à prétendre qu'ils
avaient assisté à toutes les
horreurs retenues par tous les
témoignages, les camps prendraient, aux
yeux de l'Histoire, un tout autre aspect que si
chacun d'eux se bornait à dire seulement
ce qu'il avait vu. Ni non plus qu'il y avait
intérêt à ce qu'aucun
d'entre nous ne fût pris en flagrant
délit de mensonge ou
d'exagération.
Par la suite, en juillet 1947, J'ai vu, j'ai
vu et j'ai vécu parut dans
Chaînes et Lumières. J'eus
la satisfaction de constater que, si l'auteur
avait laissé subsister
intégralement son témoignage sur
la piqûre, il y avait cependant
honnêtement affecté, celui qui
concerne les chambres à gaz d'un renvoi
qui en reportait la responsabilité sur un
autre déporté.
III.
- ABBE ROBERT PLOTON
Etait curé de la Nativité,
à Saint-Etienne. Actuellement curé
de Firminy.
[page 134]
Déporté à Buchenwald sous
le numéro matricule 44.015, en janvier
1944, dans le même convoi que moi. Nous
échouâmes ensemble au Block 48, que
nous quittâmes, ensemble aussi, pour
Dora.
Publia De Montluc à Dora, en mars
1946, à St-Etienne, chez Durnas.
Témoignage sans prétention qui
tient en 90 pages. L'Abbé Robert Ploton
dit les faits simplement, comme il les a vus,
sans rien approfondir et souvent sans se
contrôler. Manifestement, il est de bonne
foi, et s'il pèche, c'est par une
prédisposition naturelle au superficiel,
aggravée de l
'empressement
qu'il mit à conter ses souvenirs.
Au moment de la débâcle allemande,
il fut dirigé sur Bergen-Belsen: il
écrit Belsen-Bergen, tout au long du
chapitre qui relate l'événement,
ce qui fait qu'on ne peut même pas penser
à une erreur typographique.
Au Block 48, à Buchenwald, il a entendu
dire que:
- "
Nous sommes sous les ordres d'un
détenu allemand,
ex-député communiste au
Reichstag" (page 26).
et il l'a
admis. En réalité, ce chef de
Block, Erich, n'était que le fils d'un
député communiste.
Pour ce qui est de la nourriture, c'est dans les
mêmes conditions, sans doute, qu'il
écrit:
- "En
principe, le menu quotidien comportait un
litre de soupe, 400 grammes d'un pain
très dense, 20 grammes de margarine
tirée de la houille et un dessert
variable: tantôt une cuillerée
de confiture, tantôt fromage blanc, ou
encore un ersatz de saucisson." ( Pages
63-64).
Tant de
gens ont dit que la margarine était
tirée de la houille, tant de journaux
l'ont écrit sans être
démentis, que la question ne se posait
plus de l'origine exacte de ce produit.
Après tout, Louis Martin-Chauffier a fait
mieux qui écrivait:
- "Il
semble que rien ne leur plaise (aux S.S.) qui
ne soit artificiel: et la margarine qu'ils
nous distribuaient chichement prenait pour
eux toute sa saveur d'être un produit
tiré de la houille. ( La boîte
en carton portait: "Garanti sans
matière grasse")."
L'Homme
et
la
Bête (page
95).
Si
l'Abbé Ploton entreprend de parler de
l
'écussonnage
des détenus, il trouve huit
catégories sans se rendre compte qu'il y
en a effectivement une trentaine, et qu'il est
incomplet.
[page 135]
S'il parle du régime du camp, il
écrit:
- "Un
des moyens les plus efficaces et les plus
ignobles de dégradation morale,
inspiré des consignes de
"Mein Kampf" est de confier
à quelques détenus choisis de
façon presque exclusive parmi les
Allemands, la police du camp." (page
28).
car il ne
sait pas que ce procédé ignoble
est utilisé, précisément
parce qu'il est efficace, dans toutes les
prisons du monde, et qu'il
l
'était
bien avant que Hitler écrivît
Mein Kampf 7.
Est-il besoin de rappeler que le Dante
n'avait rien vu, d'Albert Londres, fixe la
part de la France dans son application à
ses prisons et a ses bagnes?
Pour la longueur des appels qui a frappé
tous les détenus, voici l'explication
qu'il en donne:
- "
Nous attendons que les chiffres soient
vérifiés, besogne laborieuse
dont la durée dépend de
l'humeur du S.S. Rapport-Führer ". (page
59)
Or, la
longueur des appels, si elle dépendait de
l'humeur du Rapport-Führer S.S.,
dépendait aussi des capacités des
gens chargés d'établir chaque jour
la situation des effectifs. Parmi eux, il y
avait les S.S. qui savaient
généralement compter, mais il y
avait aussi et surtout les détenus
illettrés ou quasi, qui n'étaient
devenus secrétaires ou comptables
à l'Arbeitstatistik que par faveur. Il ne
faut pas oublier que l'emploi de chaque
détenu dans un camp de concentration
était déterminé par son
entregent et non par ses capacités. A
Dora, comme partout, il se trouvait que les
maçons étaient comptables, les
comptables maçons ou charpentiers, les
charrons médecins ou chirurgiens, et il
pouvait même arriver qu'un médecin
ou un chirurgien fussent ajusteurs,
électriciens ou
terrassiers8.
Pour la piqûre, l'Abbé Robert
Ploton se range à l'opinion
commune:
- "
Cependant l'infirmerie avait dû
s'étendre et multiplier ses baraques
à flanc de colline. Les tuberculeux
incurables y terminaient leur pauvre
existence sous l'effet d'une piqûre
euthanasique." (page 67.)
[page
136]
ce qui est faux9.
A ces remarques près, ce témoin
improvisé n'est pas obnubilé par
la manie d'exagérer. Il est seulement
écrasé par une expérience
qui le dépasse. Et les inexactitudes dont
il s'est rendu coupable ne sont que de moindre
grandeur en comparaison de celles de
Frère Birin: elles portent beaucoup moins
à conséquence aussi.
Le souci de l'objectivité obligeait
cependant à les noter.
[page 137]
APPENDICE
AU CHAPITRE II
LA
DISCIPLINE A LA MAISON CENTRALE DE RIOM EN
1939
"Trois
éléments notables doivent
être retenus quant aux moyens de
discipline"
- "Le
premier est l'institution d'une
hiérarchie intérieure de
prisonniers qui concourent avec les gardiens
au maintien du bon ordre. J'ai entendu
souvent des Français s'indigner de
l'institution, dans les bagnes nazis, de ces
auxiliaires bénévoles des
gardes-chiourmes: ce sont les mêmes qui
ne peuvent admettre que des Allemands
ignoraient ce qui se passait sur leur sol, et
qui ne savent pas ce qui se passe en France.
Aux kapos, aux schreibers, aux vorarbeiters,
aux stubendiensts, etc., il y a pourtant des
précédents. Les comptables
d'atelier, les contremaîtres (encore
qu'il en existe aussi de civils), toute
l'administration, sont pris parmi les
détenus, et jouissent
évidemment de certains avantages. Il
faut mettre à part les
prévôts, explicitement
chargés de maintenir l'ordre. Cela va
du prévôt du dortoir, qui a
près de son lit un bouton d'appel
alertant les gardiens lorsqu'il se passe
quelque chose d'anormal (fumée,
lecture, conversations, etc.), et qui
heureusement en use peu - - jusqu'au bourreau
officiel, le prévôt du
Quartier.
"II me faut dire maintenant ce qu'est le
Quartier fort: la prison spéciale de
l'intérieur de la prison, et en fait
le lieu de torture (j'affirme que le mot
n'est pas exagéré). Ce
deuxième élément de la
discipline comporte, comme "l'Enfer" de
Dante, des cercles divers. Cela part de la
salle de discipline, où en principe,
on se contente de faire marcher les
condamnés en rond avec de très
brèves pauses, à un rythme
soutenu par une ration spéciale
à l'entraîneur -- alors que les
diminutions de nourriture sont la
règle pour les autres: en fait, les
coups pleuvent. J'ai eu la chance d'y
échapper moi-même, mais
j'affirme avoir vu fréquemment les
pauvres bougres revenir de la "Salle" avec
des [page 138]traces apparentes de
coups récents. Cela va jusqu'à
la cellule - - en principe jusqu'à 90
jours consécutifs, pratiquement
équivalents à la peine de mort
- - Avec une gamelle de soupe tous les quatre
jours, et des raffinements de cruauté
qui répugnent à l'expression.
J'affirme en particulier que la torture dite
de la "camisole", camisole de force
réunissant les bras derrière le
dos, et très souvent ramenés
ensuite vers le cou - a été
fréquemment appliquée.
J'affirme, pour avoir réuni des
témoignages concordants sans nombre
que certains gardiens -- aidés
particulièrement par le
prévôt -- frappent avec divers
instruments, y compris le tisonnier, et
parfois jusqu'à ce que mort s'ensuive.
J'affirme que les nazis n'ont apporté
que des perfectionnements de détail
à l'art de tuer lentement les
hommes.
"Or, et c'est le troisième instrument
de la discipline, ces condamnation
"accessoires", qui vont parfois
jusqu'à la peine de mort implicite, ne
sont pas prononcées par les tribunaux
institués par la loi, mais par une
juridiction qu'à ma connaissance elle
ignore, le Prétoire. C'est un tribunal
interne à la prison,
présidé par le directeur,
lequel est assisté du sous-directeur,
(en argot pénitentiaire, le sous-mac )
et le gardien-chef faisant fonction de
greffier. Pas de plaidoirie, pas de
défense, une accusation parfois
inintelligible, pas de réponse sinon
le rituel "Merci, Monsieur le Directeur" qui
suit la condamnation. J'ai pu, pour ma part,
m'en tirer toujours avec une simple amende,
réduisant seulement le droit d'achat
à la cantine; les ressources sont
limitées au salaire, ou plutôt
à une part disponible, très
faible, et à un secours
extérieur extrêmement
réduit alors; en ce temps il n'y avait
aucun colis autre que de linge de corps. Mais
les condamnations sévères
pleuvent, même pour simple
inexécution de la tâche
imposée." (Pierre Bernard,
Révolution
prolétarienne, juin
1949.)
DANS LES PRISONS DE LA
"LIBERATION"
- "Tous
les Français ont voulu ceci, disent
nos " patriotes".
"Edouard Gentez, imprimeur à
Courbevoie, condamné en juillet 46,
non comme criminel, mais comme [page
139] imprimeur, est
transféré de Fresnes
à Fontevrault en septembre 46. A la
suite de coups, de privations et de froid,
il a contracté un point de
pleurite, ce qui l'a fait rayer de la
liste du transfert pour Fontevrault.
"Une heure avant le départ, les
condamnés de la S.P.A.C. qui
étaient sur cette liste en sont
rayés sur ordre; on a encore besoin
d'eux. On les remplace et Gentez est parmi
les nouveaux inscrits.
"Arrivé à la Centrale, deux
heures et demie debout en plein soleil,
puis huit jours enfermé dans un
trou appelé mitard; après ce
délai, Gentez est admis à
l'infirmerie où règne en
maître un boucher assassin, Ange
Soleil, mulâtre qui avait
découpé et emmuré sa
maîtresse, ce qui le
préparait aux fonctions de
prévôt-infirmier-docteur de
prison, bien plus puissant que le jeune
médecin civil, un pommadin,
nommé Gaultier ou Gautier.
"Soleil admettait à l'infirmerie
les malades s'ils partageaient avec lui
les deux tiers de leurs colis et renvoyait
ceux dont les colis étaient les
plus petits, par une règle
extrêmement claire et simple.
"Gentez, n'ayant ni colis ni mandat, ne
peut payer et, malgré la
gravité de sa maladie, est
muté aux "inoccupés",
astreints à trois quarts d'heure de
marche rapide, coupée d'un quart
d'heure de repos, du matin au soir, tous
les jours, y compris le dimanche.
"Gentez, trop faible, est dispensé
de cette torture, mais n'est pas pour cela
autorisé à se coucher ni
même à s'asseoir; il doit
rester, durant la marche, debout,
immobile, les mains derrière le
dos, sans pardessus.
"Le froid aggravant sa pleurite, Gentez va
chaque semaine à la visite
où on lui remet de l'aspirine, de
l'huile foie de morue, et où on lui
pose des ventouses sans jamais l'admettre
à l'infirmerie.
Il se plaint sans cesse au long de la
nuit. Les deux docteurs détenus, le
chirurgien Perribert et le docteur
Lejeune, l'auscultent le samedi matin, lui
découvrant une broncho-pneumonie
double.
"Gentez étant tombé dans la
cour, l'infirmier alerté va
chercher Ange Soleil qui se met à
hurler, le traite de simulateur et le fait
jeter au cachot, ainsi que le docteur
Perribert, coupable d'avoir
ausculté sans autorisation.
"Gentez est mis à nu pour la
fouille et jeté en cellule par
15· au-dessous de zéro. Il
frappe toute la nuit pour appeler,
personne ne vient. Le lendemain [page
140] 14 janvier 1947, on le trouve
mort.
"On le transporte, enfin, à
l'infirmerie où on le
déclare mort en cet endroit d'une
crise cardiaque. On l'enterre sous un
simple numéro: 3479.
"Mais il y a un témoin
gênant, le fils Gentez que j'ai
connu en prison et aux côtés
duquel j'ai vécu les p
éripéties de ce sombre
drame. Il obtint une enquête.
Celle-ci fut correcte. Ange Soleil fut
transféré à Fresnes,
mais a été
libéré par suite des mesures
d'amnistie (sic).
Les directeurs Dufour, Vessières et
Guillonet ont été
déplacés.
"André Marie avait promis de
ramener la peine du fils Gentez à
trois ans, à la suite de cette
tragique affaire. Il y a de cela plus de
trois ans et, si je suis bien
renseigné il est toujours
enfermé".
Signé:
Benoît C
- ***
- "Ceci
est extrait d'une lettre qui m'est
adressée de la prison d'X quelque part
en France. ( Ma discrétion s'explique
par le souci que j'ai de ne pas exposer son
auteur à la jurisprudence dont il est
question dans le document
précédent).
·"Benoît C n'a pas lu
Valsez, saucisses,
qu'il ne connaît pas, mais
Vertiges.
Il me renseigne sur la proportion (10%) des
assistantes sociales qui glougloutent --
poinct ne le dis pour le leur reprocher -- et
me narre sans trop s'en plaindre les
curieuses manières de certains
"messieurs de l'oeuvre de
Saint-Vincent-de-Paul, aux doigts
chargés de chevalières".
"Ce témoignage, venant d'un
obsédé du sexe et nullement de
la politique, n'en est que plus concluant."
(Communiqué par Albert
Paraz.)
-
- ***
- A
POISSY
-
- "En
février 1946, le crâne
rasé, en sabots et droguet, Henri
Béraud se retrouve à l 'atelier
14, au second étage de la maison
centrale de Poissy. Sous l'oeil d'un
surveillant qui doit faire respecter "la loi
du silence", une loi qui pèse sur la
prison nuit et jour, il confectionne des
étiquettes avec noeud américain
ou fil de fer torsadé, moyennant 0,95
F le mille.
"Stupidité pénitentiaire: le
chef de la table est un cambrioleur
professionnel qui a sous ses ordres outre
[page 141] Béraud, le
général Pinsard, un colonel,
deux présidents de Cour, un avocat
général, le rédacteur en
chef du Journal de
Rouen, un professeur
d'université et des journalistes
parisiens.
"Dans son livre Je sors du
bagne, l'un de ses compagnons de
détention à Poissy, comme
à l'île de Ré,
relève les gains du forçat
Béraud pendant le mois d'avril 1945:
Main d'oeuvre: 15 F.
Prélèvement de l'administration
pénitentiaire: 12 F. Reste: 3 F. Mise
en réserve 1 F 50. Disponible pour le
détenu =1 F 50."
"II s'agit d'un travail de plus de sept
heures par jour" ( La
Bataille, 21 septembre
1949.)
- ***
- ALLEMANDS
PRISONNIERS EN FRANCE
-
- La
Rochelle, 18 Octobre 1948. -- Instruit de
faits scandaleux dont s'était rendu
coupable l'ancien officier Max-Georges Roux,
36 ans, qui fut adjoint au commandant du camp
de prisonniers allemands de
Châtelaillon-Plage, le juge
d'instruction de La Rochelle en a saisi le
tribunal militaire de Bordeaux ou Roux a
été transféré.
L'ancien officier purge actuellement une
peine de 18 mois de prison, qui lui fut
infligée en août dernier
à La Rochelle, pour abus de confiance
et escroqueries au préjudice de
diverses associations10.
Infiniment plus graves sont les délits
commis par Roux au camp de prisonniers. Il
s'agit de crimes authentiques et d'une telle
ampleur qu'il apparaît difficile que
Roux en porte seul la responsabilité
devant les juges. A Châtelaillon,
l'ignoble personnage avait fait notamment
dévêtir plusieurs P.G. et les
avait battus à coups de cravache
plombée. Deux des malheureux
succombèrent à ces
séances de knout.
Un témoignage accablant est celui du
médecin allemand Clauss Steen, qui fut
interné à Châtelaillon.
Interrogé à Kiel, où il
habite, M. Steen a déclaré que,
de mai à septembre 1945, il avait
constaté au camp de P.G. les
décès de cinquante de ses
compatriotes. Leur mort avait
été provoquée par une
alimentation insuffisante, par des travaux
pénibles et par la crainte
perpétuelle dans laquelle les
malheureux vivaient d'être
torturés.[page 142]
Le régime alimentaire du camp, qui
était placé sous les ordres du
commandant Texier, consistait, en effet, en
une assiette de soupe claire, avec un peu de
pain. Le reste des rations allait au
marché noir. II y eut une
période où le pourcentage des
dysentériques atteignit 80 p. 100.
Texier et Roux, avec leurs
subordonnés, procédaient, en
outre, à des fouilles sur leurs
prisonniers, leur enlevant tous leurs objets
de valeur. On évalue à cent
millions le montant des vols et des
bénéfices effectués par
les gangsters à galons, qui avaient si
bien organisé leur affaire que les
billets de banque et les bijoux
étaient envoyés directement en
Belgique, par automobile.
On veut espérer qu'avec Roux les
autres coupables seront bientôt
incarcérés au fort du Hâ
et qu'une sanction exemplaire sera prise
contre ces véritables criminels de
guerre. (Les Journaux, 19 octobre 1948).
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