Le Mensonge d'Ulysse

Paul Rassinier

 

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Les sociologues:
Eugen Kogon et l'enfer organisé

 


Je ne connais pas Eugen Kogon. Tout ce que je sais de lui, je l'ai appris, lors de la publication de son ouvrage, par ce qu'il dit lui-même de lui, et par les comptes rendus de presse. Sous réserves: journaliste autrichien, de type chrétien social ou chrétien progressiste, arrêté en conséquence de l'Anchluss, déporté à Buchenwald. Présenté au public français comme sociologue.
L'Enfer organisé est le témoignage le mieux achalandé et il est écrit dans la forme. Il porte sur une quantité considérable de faits, pour la plupart vécus. S'il n'est exempt, ni de certaines naïvetés, ni de certaines exagérations, il est faux surtout dans l'explication et dans l'interprétation. Cela tient, d'une part, à la façon de rapporter de l'auteur qui procède "en esprit politique" (Avant-propos, page 14), de l'autre à ce qu'il a voulu justifier le comportement de la bureaucratie concentrationnaire, d'une manière plus catégorique encore et plus précise que David
Rousset.
Pour le reste, Eugen Kogon expose les événements, dit-il, "sans ménagements en homme et en chrétien" (Avant- propos, page 14), sans aucune intention d'écrire "une histoire des camps de concentration allemands" et "pas davantage une compilation de toutes les horreurs commises, mais une oeuvre essentiellement sociologique, dont le contenu humain, politique et moral, d'authenticité établie, possède une valeur d'exemple." (Introduction, page 20).

L'intention était bonne. [page 180] Il se croyait qualifié pour cette mission, et peut-être l'était-il. Il se présente comme:

"ayant au moins cinq ans de captivité, venu d'en bas dans les conditions les plus pénibles et, peu à peu parvenu à une position qui lui avait permis d'y voir clair et d'exercer une influence, n'ayant jamais appartenu à la classe des vedettes du camp, n'étant souillé par aucune infamie dans son comportement de détenu." (page 20.)

Dans la pratique, après avoir été affecté pendant un an au Kommando de l'Effektenkammer (atelier de coupe de vêtements), emploi privilégié, il était devenu secrétaire du S.S. Médecin-chef du camp, Docteur Ding-Schuller, emploi plus privilégié encore. A ce dernier titre, il eut à connaître dans le détail toutes les intrigues du camp pendant les deux dernières années de son internement.

Après avoir lu, j'ai refermé le livre. Puis je l'ai rouvert. Et, sous la reprise du titre en page de garde, j'ai écrit en sous-titre: ou Plaidoyer pro domo.

.
LE DETENU EUGEN KOGON.

A Buchenwald, il y avait une "Section pour l'étude du typhus et des virus". Elle occupait les Blocks 46 et 50. Le responsable en était le S.S. Médecin-chef de camp, Docteur Ding-Schuller.

Voici comment elle fonctionnait:

"Dans le Block 46 du camp de Buchenwald - qui était d'ailleurs un modèle de propreté apparente et qui était fort bien aménagé-- on ne pratiquait pas seulement des expériences sur des hommes, mais on isolait également tous les typhiques qui avaient été contaminés dans le camp par la voie naturelle, ou qui avaient été amenés dans le camp alors qu'ils étaient déjà atteints. On les y guérissait, dans la mesure où ils résistaient à cette terrible maladie. La direction du Block avait été confiée côté détenus à Arthur Dietzch, qui avait acquis des connaissances médicales seulement par la pratique2. Dietzch était un communiste qui était [page 181] prisonnier politique depuis près de vingt ans3. C'était un être très endurci qui naturellement était l'une des personnes les plus haïes et les plus redoutées du camp de Buchenwald4.
"Comme la direction S.S. du camp et les sous-officiers avaient une crainte insurmontable de la contagion et qu'ils pensaient que l'on pouvait aussi contracter le typhus par simple contact, par l'air, par une toux de malade, etc., ils ne pénétraient jamais dans le Block 46 Les détenus profitaient de cela, en collaboration avec le Kapo Dietzch: la direction illégale du camp s'en servait, d'une part pour se débarrasser des personnes qui collaboraient avec la S.S. contre les détenus (ou qui semblaient collaborer, ou tout simplement qui étaient impopulaires)5, d'autre part, pour cacher dans le Block 46, certains prisonniers politiques d'importance dont la vie était menacée, ce qui était parfois très difficile et très dangereux pour Dietzch, car il n'avait comme domestiques et infirmiers que des verts (Page 162.)
"Dans le Block 50, on préparait du vaccin contre le typhus exanthématique, avec des poumons de souris et de lapins, selon le procédé du professeur Giroud (de Paris). Ce service fut fondé en août 1943. Les meilleurs spécialistes du camp, médecins, bactériologues, sérologues, chimistes, furent choisis pour cette tâche, etc." (Page 163.)

Et voici comment Eugen Kogon fut affecté a son poste.

"Une habile politique des détenus eut pour but, dès le début, d'amener dans ce Kommando les camarades de toutes nationalités, dont la vie était menacée, car la S.S. éprouvait autant de crainte respectueuse devant ce Block que devant le Block 46. Aussi bien par le capitaine S.S. Dr Ding SchuIler, que par les détenus, et pour différentes raisons, cette crainte fétichiste de la S.S. fut entretenue (par exemple en plaçant des écriteaux sur la clôture de barbelés qui isolait le Block). Des candi-[page 182]dats à la mort, tels que le physicien hollandais Van Lingen, l'architecte Harry Pieck et d'autres Néerlandais, le médecin polonais Dr Marian Ciepielowski (chef de production dans ce service), le professeur Dr Balachowsky, de l'Institut Pasteur de Paris, l'auteur de cet ouvrage, en sa qualité de publiciste autrichien, et sept camarades juifs, trouvaient un asile dans ce Block, avec l'approbation du Dr Ding-Schuller." (Page 163.)

Il faut admettre qu'Eugen Kogon avait donné des gages sérieux au noyau "communiste" qui exerçait la prépondérance dans le camp - contre d'autres agglomérats verts, politiques, voire communistes! - pour obtenir d'être désigné par lui à ce poste de confiance. Et il faut retenir ce "avec l'approbation du Docteur Ding-Schuller".

Voici maintenant ce qu'il pouvait se permettre à ce poste:

"A la suite de requêtes que, chaque fois, je suggérais, rédigeais et soumettais à la signature, ils furent protégés contre de soudaines rafles, transports d'extermination, etc." (Page 163.)

Ou encore:

"Pendant les deux dernières années que j'ai passées en qualité de secrétaire du médecin, j'ai rédigé, avec l'aide de spécialiste du Block 50, au moins une demi-douzaine de communications médicales signées du Dr Schuller, sur le typhus exanthématique Je ne mentionnerai qu'en passant le fait que j'étais également chargé d'une partie de sa correspondance privée, y compris lettres d'amour et de condoléances. Souvent, il ne lisait même plus les réponses, il me jetait les lettres après les avoir ouvertes, et il me disait: "Réglez donc cela, Kogon. Vous saurez bien ce qu'il faut répondre. C'est quelque veuve qui cherche une consolation." (Page 270.)

Et il pouvait déclarer:

"J'avais dans ma main le Dr Ding-Schuller." (Page 218.)

à tel point que d'être "en mauvais termes avec le Kapo du Block 46" ne le dérangeait même pas.

Il ressort de tout ceci qu'ayant su s'attirer les grâces de l'équipe influente dans la Häftlingsführung, il avait, en même temps, su s'attirer celles d'une des plus hautes autorités S.S. [page 183] du camp. Tous ceux qui ont vécu dans un camp de concentration conviendront qu'un pareil résultat n'était guère susceptible d'être obtenu sans quelques entorses aux règles de la morale habituelle hors des camps.


LA METHODE

"Pour dissiper certaines craintes et montrer que ce rapport (c'est ainsi qu'il désigne son Enfer organisé) ne risquait pas de se transformer en acte d'accusation contre certains détenus qui avaient occupé une position dominante, je le lus, au début du mois de mai 1945, dès qu'il eût été couché sur le papier, et alors qu'il ne manquait que les deux derniers chapitres sur un total de douze, à un groupe de quinze personnes, qui avaient appartenu à la direction clandestine6 du camp, ou qui représentaient certains groupement politiques de détenus. Ces personnes en approuvèrent l'exactitude et l'objectivité.
"Avaient assisté à cette lecture:
  • 1. Walter Bartel, communiste de Berlin, président du comité international du camp.
  • 2. Heinz Baumeister, social-démocrate, de Dortmund qui, pendant des années, avait appartenu au Secrétariat de Buchenwald; deuxième secrétaire du Block 50.
  • 3. Ernst Busse, communiste, de SoIingen, Kapo de l'infirmerie des détenus.
  • 4. Boris Banilenko, chef des jeunesses communistes en Ukraine, membre du comité russe.
  • 5. HansEiden, communiste, de Trèves, premier doyen du camp.
  • 6. Baptiste Feilen, communiste, d'Aix-la-Chapelle, Kapo du lavoir.
  • 7. Franz Hackel, indépendant de gauche de Prague. Un de nos amis, sans fonction dans le camp.
  • 8. Stephan Heymann, communiste, de Manheim, membre du bureau d'informations du camp.
  • 9. Werner Hilpert, centriste de Leipzig, membre du comité international du camp.
  • [page 184]
  • 10. Otto Harn, communiste de Vienne, membre du comité autrichien.
  • 11. A. Kaltschin, prisonnier de guerre russe, membre du comité russe.
  • 12. Otto Kipp, communiste de Dresde, Kapo suppléant de l'infirmerie des détenus.
  • 13. Ferdinand Römhild, communiste de Francfort-sur-le-Main, premier secrétaire de l'infirmerie des détenus.
  • 14. Ernst Thappe, social-démocrate, chef du comité allemand.
  • 15. Walter Wolff, communiste, chef du Bureau d'informations du camp." (Pages 20-21.)

A elle seule, cette déclaration, en quelque sorte liminaire, suffit à rendre tout le témoignage suspect: "Pour dissiper certaines craintes et montrer que ce rapport ne risquait pas de se transformer en acte d'accusation contre certains détenus qui avaient occupé une position dominante dans le camp."

Eugen Kogon a donc évité de rapporter tout ce qui pouvait accuser la Häftlingsführung, ne retenant de griefs que contre les S.S.: aucun historien n'acceptera jamais cela. Par contre, on est fondé de croire qu'agissant ainsi, il a payé une dette de reconnaissance envers ceux qui lui avaient procuré un emploi de tout repos dans le camp et avec lesquels il a des intérêts communs à défendre devant l'opinion.

Par surcroît, les quinze personnes citées qui ont décidé de son "exactitude et de son objectivité" sont sujettes à caution. Elles sont toutes communistes ou communisantes (même celles qui figurent sous la rubrique social-démocrate, indépendant ou centriste) et si, par hasard, il y avait une exception, elle ne pourrait résulter que du fait d'un obligé. Enfin, elles constituent un tableau des plus hauts personnages de la bureaucratie concentrationnaire de Buchenwald: doyen de camps, Kapos, etc.

Je tiens pour insignifiants ou fantaisistes les titres de président ou de membre du comité de ceci ou de cela, dont elles sont affublées: elles se les sont elles-mêmes, entre-décernées au moment de la libération du camp par les Américains, voire postérieurement. Et je ne m'arrête pas à la notion de "comité" qui est introduite dans le débat dont j'ai déjà fait justice par ailleurs: ils ont dit cela et ils ont [page 185] réussi à le faire admettre en invoquant des motifs très nobles7.

A mon sens, ces quinze personnes ont été très heureuses de trouver en Eugen Kogon une plume habile pour les décharger de toute responsabilité, aux yeux de la postérité.


LA HAFTLINGSFUHRUNG.

"Ses tâches étaient les suivantes: maintenir l'ordre dans le camp, veiller à la discipline pour éviter l'intervention S.S., etc. Pendant la nuit -- ce qui permettait de supprimer les patrouilles des S.S. dans le camp - leur tâche était d'accueillir les nouveaux arrivants, ce qui, peu à peu évita les brutales chicanes des S.S. C'était une tâche difficile et ingrate. La garde du camp de Buchenwald frappait rarement, bien qu'il y eût souvent de brutales empoignades. Les nouveaux arrivants, qui venaient d'autres camps, étaient effrayés tout d'abord quand ils étaient reçus par les gens de la garde du camp de Buchenwald, mais ils savaient toujours apprécier, ensuite, cet accueil plus doux qu'ailleurs Il y avait certes toujours tel ou tel membre de la garde du camp qui, d'après sa façon de s'exprimer, pouvait passer pour un S.S. manqué. Mais cela importait peu. Seul le but comptait: MAINTENIR UN NOYAU DE PRISONNIERS CONTRE LA S.S. Si la garde du camp n'avait pas fait régner une impeccable apparence d'ordre, face à la S.S., que ne serait-il pas advenu du camp tout entier, et des milliers de prisonniers, lors des opérations punitives et last not least, dans les derniers jours avant la libération?" (Page 62.)

Si je ne m'en rapporte qu'à mon expérience personnelle quant à l'accueil qui fut fait à mon convoi dans deux camps différents, il ne m'est pas possible de convenir qu'il fut meilleur à Buchenwald qu'à Dora, bien au contraire. Mais je dois reconnaître que les conditions générales de vie à Buchenwald et à Dora n'étaient pas comparables: le premier était un sanatorium par rapport au second, En déduire que cela tenait à une différence de composition, d'essence et de convictions politiques ou philosophiques entre les deux Häftlingsführung serait une erreur: si on les avait interverties en bloc, le [page 186] résultat eût été le même. Dans l'un et l'autre cas, leur comportement était commandé par les conditions générales d'existence et il ne les commandait pas.
A l'époque dont parle Eugen Kogon, Buchenwald était au terme de son évolution. Tout y était achevé ou presque: les services étaient en place, un ordre était au point. Les S.S. eux-mêmes, moins exposés aux tracasseries que le désordre traîne derrière lui, insérés dans un programme régulier et quasi sans aléas, y avaient les nerfs beaucoup moins à fleur de peau. A Dora, au contraire, le camp était en pleine construction, il fallait tout créer et tout mettre en place avec les moyens limités d'un pays en guerre. Le désordre était à l'état naturel. Tout s'y heurtait. Les S.S. étaient inabordables et la Häftlingsführung ne sachant quoi inventer pour leur complaire, dépassait souvent leurs désirs. Seulement, à Buchenwald, les exactions d'un Kapo ou d'un doyen de camp, identiques dans leurs mobiles et dans leurs buts, étaient moins sensibles dans leur portée, parce que, dans un état des lieux en tous points meilleur, elles n'entraînaient pas des conséquences aussi graves pour la masse des détenus.

Il convient d'ajouter comme preuve supplémentaire, voire superfétatoire, qu'en automne 1944, le camp de Dora était à son tour à peu près au point, et la Häftlingsführung n'ayant en rien modifié son comportement, les conditions matérielles et morales d'existence pouvaient soutenir la comparaison avec Buchenwald. A ce moment, la fin de la guerre se précipita, les bombardements limitèrent les possibilités de ravitaillement, l'avance des Alliés sur les deux fronts augmenta la population de celle des camps évacués de l'Est et de l'Ouest, et tout fut remis en question.

Il reste le raisonnement selon lequel il était important, pour maintenir un noyau contre la S.S., de se substituer à elle: tout le camp était naturellement contre la S.S. et je ne comprends pas. On pourrait soutenir, qu'il eut été préférable de maintenir en vie tout le monde contre la S.S., et non seulement un noyau à ses ordres, ne serait-ce que pour lui susciter des difficultés supplémentaires Au lieu de cela, on a employé un moyen qui, s'il a sauvé ce précieux noyau, a fait mourir la masse. Parce que comme le reconnaît Eugen Kogon, après David Rousset, l'urbanité n'était pas seule à intervenir dans le débat:

"En fait, les détenus n'ont jamais reçu les faibles rations qui leur étaient destinées en principe. Tout d'abord, la S.S. prenait ce qui lui plaisait. Puis les [page 187] détenus qui travaillaient dans le magasin à vivres et dans les cuisines "se débrouillaient" pour prélever amplement leur part. Puis les chefs de chambrée en détournaient une bonne quantité pour eux et pour leurs amis. Le reste allait aux misérables détenus ordinaires." (Page 107.)

Il y a lieu de préciser que tout ce qui détenait une parcelle d'autorité dans le camp était par-là même, placé pour "prélever": le doyen de camp qui délivrait globalement les rations, le Kapo ou le chef de Block qui se servaient copieusement en premier lieu, le chef d'équipe ou l'homme de chambrée qui coupaient le pain ou mettaient la soupe dans les écuelles, le policier, le secrétaire, etc. Il est curieux que Kogon ne le mentionne pas.

Tous ces gens se gobergeaient littéralement des produits de leurs vols, et promenaient dans le camp des mines florissantes. Aucun scrupule ne les arrêtait:

"Pour l'infirmerie des détenus, il y avait dans les camps une nourriture spéciale pour les malades, ce qu'on appelait la diète. Elle était très recherchée comme supplément et sa plus grande part était détournée au profit des personnalités du camp: Doyens de Blocks, Kapos, etc. Dans chaque camp, on pouvait TROUVER DES COMMUNISTES OU DES CRIMINELS QUI, PENDANT DES ANNEES, RECEVAIENT, EN PLUS DE LEURS AUTRES AVANTAGES, LES SUPPLEMENTS POUR MALADES. C'était surtout une affaire de relations avec la cuisine des malades composée exclusivement de gens appartenant à la catégorie de détenus qui dominaient le camp, ou une affaire d'échange de bons services: les Kapos de l'atelier de couture, de la cordonnerie, du magasin d'habillement, du magasin à outils, etc., livraient, en échange de cette nourriture, ce que leur demandaient les autres. Dans le camp de Buchenwald, de 1939 à 1941, près de quarante mille oeufs ont été ainsi détournés, à l'intérieur même du camp." (Pages 110-111-112.)

Pendant ce temps, les malades de l'infirmerie mouraient d'être privés de cette nourriture spéciale que la S.S. leur destinait. Expliquant le mécanisme du vol, Kogon en fait un simple aspect du "système D", indistinctement employé par tous les détenus qui se trouvaient sur le circuit alimentaire. C'est à la fois, une inexactitude et un acte de bienveillance à I'égard de la Häftlingsführung.

[page 188]

Le travailleur d'un Kommando quelconque ne pouvait pas voler: le Kapo et le Vorarbeiter, prêts à le dénoncer, le surveillaient étroitement. Tout au plus pouvait-il se risquer, la distribution des rations étant faite, à prendre quelque chose à un de ses compagnons d'infortune. Mais le Kapo et le Vorarbeiter pouvaient de concert prélever sur l'ensemble des rations, avant la distribution, et ils le faisaient cyniquement. Impunément aussi parce qu'il était impossible de les dénoncer autrement que par la voie hiérarchique, c'est-à-dire en passant par eu. Ils volaient pour eux-mêmes, pour leurs amis, pour les fonctionnaires d'autorité desquels ils tenaient leur poste et aux échelons supérieurs de la hiérarchie, pour les S.S. dont ils tenaient à s'assurer ou à conserver la protection.
Pour ce qui est de la diète des malades, le Kapo de l'infirmerie - celui qui a sanctionné l'exactitude et l'objectivité du témoignage de Kogon! - en prélevait une importante quantité à l'intention de ses collègues et des communistes accrédités
8. Pendant mon séjour à Buchenwald, tous les matins il fit tenir une quantité de lait, voisine d'un litre, et incidemment, quelques autres friandises, à Erich, chef du Block 48. Si on reporte cette opération à l'échelle du camp, on peut déjà mesurer la quantité de lait dont les malades de l'infirmerie étaient ainsi privés. En comparaison, les petits chapardages sur le circuit étaient insignifiants.

Ainsi donc, qu'il s'agisse du menu ordinaire ou de la diète, malade ou non, les détenus avaient, pour mourir de faim, deux raisons qui s'ajoutaient: les prélèvements des S.S.9 et ceux de la Häftlingsführung. Ils avaient aussi deux raisons de recevoir des coups, et d'être malmenés en général. Dans ces conditions, il était peu de détenus qui ne préférassent avoir affaire directement au S.S.: le Kapo qui volait plus que de mesure, frappait aussi plus fort pour plaire aux S.S., et il était rare qu'une simple réprimande d'un S.S. n'entraînât, de surcroît, une volée de coups du Kapo.

LES ARGUMENTS

[page 189]

Les arguments qui justifient la pratique du sauvetage d'un noyau, avant tout et à tout prix, ne sont pas plus probants que les faits.

"Que ne serait-il pas advenu du camp tout entier, surtout au moment de la Libération?" (Op. Cit., voir page 273.)

commence par se demander Kogon avec effroi. De ce qui précède, il ressort déjà que le camp tout entier n'aurait eu qu'une raison de moins de "crever" à ce rythme. Il ne suffit pas d'ajouter:

"C'est ainsi que les premiers chars américains, venant du Nord-Ouest, trouvèrent Buchenwald libéré" (Page 304.)

et d'en faire rejaillir le mérite sur la Häftlingsführung, pour que ce soit vrai. A ce compte, on pourrait aussi dire qu'ils sont entrés dans une France libérée, et ce serait ridicule. La vérité, c'est que les S.S. ont fui devant l'avance américaine et que, tentant d'emmener avec eux le plus possible de détenus, ils ont lancé la Häftlingsführung, gummi à la main, à la chasse à l'homme dans le camp.

Grâce à cela, l'opération s'est faite dans un minimum de désordre. Et si, par un miraculeux hasard, l'offensive des Américains avait été stoppée devant le camp, au point qu'une contre-offensive allemande vigoureusement menée ait pu décider de l'issue de la guerre dans un autre sens, le raisonnement offrait un avantage certain qui transparaît dans ces lignes:

" Les Directions S.S. des camps n'étaient pas capables d'exercer sur des dizaines de milliers de détenus un contrôle autrement qu'extérieur et sporadique. " (Page 275.)

Autrement dit, dans une Allemagne victorieuse, chacun des fonctionnaires d'autorité du camp eût pu exciper de sa contribution personnelle au maintien de l'ordre, de son dévouement, etc., pour obtenir sa libération.

Et le texte qu'on vient de lire eût pu paraître sans qu'une virgule y soit changée.

" Par un combat incessant, il fallait briser et rendre inopérante la méthode de la S.S. qui mélangeait les diverses catégories de détenus, entretenait les oppositions naturelles et en provoquait d'artificielles. Les [page 190] raisons de cela étaient claires chez les rouges. Chez les verts, ce n'était nullement des raisons politiques; ils voulaient pouvoir donner libre cours à leurs pratiques habituelles: corruption, chantage et recherche des avantages matériels. Tout contrôle leur était insupportable, en particulier un contrôle venant de l'intérieur du camp même. " (Page 278.)

Il est bien évident que n'importe quelle méthode de la S.S. ne pouvait que devenir inopérante, à partir du moment où, pratiquée par d'autres dans le même but, elle s'appliquait au même objet dans la même forme. Mieux: elle était inutile. La S.S. n'avait plus besoin de frapper puisque ceux auxquels elle avait délégué ses pouvoirs frappaient mieux; ni de voler, puisqu'ils volaient mieux et que le bénéfice était le même quand il n'était pas plus substantiel; ni de faire mourir à petit feu pour faire respecter l'ordre, puisqu'on s'y employait à sa place et que l'ordre n'en était que plus rutilant.

Par ailleurs, je n'ai jamais observé que l'intervention de la bureaucratie concentrationnaire ait effacé les oppositions naturelles, ni que les diverses catégories de détenus aient été moins mélangées qu'il en était décidé par la S.S.

Les méthodes employées, on en conviendra, n'étaient pas propres à obtenir ce résultat. Et le but poursuivi - avoué - n'était pas celui-là: diviser pour régner, ce principe qui vaut pour tout pouvoir désireux de tenir, valait autant pour la Häftlingsführung que pour les S.S. Dans la pratique, tandis que les seconds opposaient indistinctement la masse des détenus à ceux qu'ils avaient choisis pour les gouverner, la première jouait de la nuance politique, de la nature du délit et de la sélection d'un noyau d'une certaine qualité.

Ce qui est amusant -- à distance! -- dans cette thèse, c'est la distinction qu'elle fait entre les rouges et les verts au pouvoir, accusant ces derniers de corruption, de chantage et de recherche des avantages matériels: que faisaient donc les rouges qui ne fût pas tout cela? Et, pour le détenu ordinaire, quelle était la différence, s'il lui était impossible de la mesurer à un résultat?

Dans un monde byzantinisé par des décades d'un enseignement petit-bourgeois, la juxtaposition des propositions abstraites prend plus d'importance que l'impitoyable enchaînement des faits. Une morale qui, pour établir un contraste entre le délit de droit commun et le délit politique, a besoin de supposer une différence d'essence entre les coupables, ne prépare pas à retenir une identité des mobiles du compor- [page 191]tement chez les uns et chez les autres, en quelque circonstance que ce soit. Elle pousse à négliger trop l'influence du milieu et, dans un milieu qui met quotidiennement la vie en danger, les réactions des individus les plus désintéressés et les plus irréprochables, si on les y transplante.

C'est ce qui s'est produit dans les camps de concentration: les nécessités de la lutte pour la vie, les appétits plus ou moins avouables, ont pris le pas sur tous les principes moraux. A la base, il y avait le désir de vivre ou de survivre. Chez les moins scrupuleux, il s'est accompagné du besoin de voler de la nourriture, puis de s'associer pour mieux voler. Les plus habiles à s'associer pour se mieux nourrir -- les politiques puisqu'en l'occurrence l'opération requérait plus d'adresse que le force -- ont été les plus forts pour conquérir le pouvoir, parce que les mieux nourris. Et ils ont été les plus forts aussi pour le conserver parce qu'intellectuellement les plus habiles. Mais, aucun principe moral, au sens où nous l'entendons dans le monde non concentrationnaire, n'est intervenu dans cet enchaînement de faits, autrement que par son absence.

Après cela, on peut écrire:

"Dans chaque camp, les détenus politiques s'efforcèrent de prendre en mains l'appareil administratif interne ou, le cas échéant, luttèrent pour le conserver. Ceci afin de se défendre par tous les moyens contre la S.S., non seulement pour mener le dur combat pour la vie, mais aussi pour aider, dans la mesure du possible, à la désagrégation et à l'écrasement du système. Dans plus d'un camp, les chefs des détenus politiques ont accompli, pendant des années, un travail dans ce genre, avec une admirable persévérance et un mépris complet de la mort." (Page 275.)

Mais ce n'est qu'un quitus dont la forme, pour laudative qu'elle soit, ne réussit pas à masquer qu'il assimile tous les détenus politiques - mêmes ceux qui n'ont jamais cherché à exercer aucune autorité sur leurs compagnons d'infortune - au moins scrupuleux d'entre eux. Ni l'aveu: Se défendre par tous les moyens.

Par tous les moyens, voici ce que cela pouvait signifier:

"Quand la S, S. demandait aux politiques qu'ils fissent une sélection des détenus "inaptes à vivre"10 [page 192] pour les tuer, et qu'un refus eût pu signifier la fin du pouvoir des rouges et le retour des verts, alors, il fallait être prêt à se charger de cette faute. On n'avait que le choix entre une participation active à cette sélection ou un retrait probable des responsabilités dans le camp, ce qui, après toutes les expériences déjà faites, pouvait avoir des conséquences encore pires. Plus la conscience était accessible, plus cette décision était dure à prendre. Comme il fallait la prendre et sans tarder, il valait mieux la confier à des tempéraments robustes, afin que nous ne fussions pas tous transformés en martyrs." (Page 327.)

J'ai déjà observé qu'il ne s'agissait pas de sélectionner les inaptes à vivre, mais les inaptes au travail. La nuance est sensible. Si on veut la négliger à tout prix, je professe qu'il valait mieux "risquer un retrait probable11 des responsabilités dans le camp", que de charger sa conscience de cette "participation active", toujours zélée dans la pratique. Les verts seraient revenus au pouvoir? Et après? D'abord, ils n'étaient pas de taille à le conserver. Ensuite, dans ce cas précis, ils n'auraient pas fait plus de zèle, au regard de la masse. Ils n'auraient pas désigné un plus grand nombre d'inaptes et ils n'auraient pas tenu moins compte de la qualité car, dans ces sélections, les rouge ne se souciaient pas plus que les verts de la couleur politique, si la Häftlingsführung n'y était pas intéressée par quelqu'un des siens.

Dès lors, et si c'était pour se charger de la même faute, aux yeux de la morale, pourquoi prendre le pouvoir aux verts ou vouloir le conserver contre eux? Il est possible que, les verts étant au pouvoir, les inaptes ainsi sélectionnés, à quelques unités près, n'eussent pas été les mêmes. Mais rien n'était changé quant au nombre, lequel était déterminé par la statistique générale du travail et d'après la possibilité matérielle, pour le camp, de supporter un nombre plus ou moins grand de non-travailleurs. Eugen Kogon lui-même n'eût peut-être pas eu la latitude de devenir ou de rester le secrétaire familier du S.S. Médecin-capitaine Docteur Ding-Schuller, et, rejeté dans la masse, à force d'y être frappé et d'y avoir faim, peut-être fût-il lui aussi tombé au nombre de ces inaptes. Vraisemblablement, il en eût été de même des quinze autres qui ont donné l'absolution à son témoi- [page 193]
gnage. Alors, serait survenue la plus impensable des catastrophes: il n'aurait pu se produire que:

"Nous ne fussions pas tous transformés en martyrs, mais puissions continuer à vivre comme témoins." (Déjà cité.)

Comme si, au regard de l'Histoire, il importait que Kogon et son équipe fussent témoins plutôt que d'autres - que Michelin de Clermont-Ferrand, que François de Tessan, que le Docteur Seguin, que Crémieux, que Desnos, etc. car, ce nous et ce tous ne s'appliquent, bien entendu, qu'aux privilégiés de la Häftlingsführung et non à tous les politiques qui constituaient, en dépit qu'on en ait, la plus grande partie de la masse. Pas un instant il n'est venu à l'idée de l'auteur qu'en se contentant de moins manger et de moins frapper, la bureaucratie concentrationnaire eût pu sauver la presque totalité des détenus, qu'il n'y aurait, aujourd'hui, que des avantages à ce qu'ils fussent, eux aussi témoins.

Qu'un homme aussi averti et qui affiche par ailleurs une certaine culture, ait pu en arriver à d'aussi misérables conclusions, il faut en voir la cause dans le fait qu'il a voulu juger les individus et les événements du monde concentrationnaire avec des unités de mesure qui lui sont extérieures. Nous commettons la même erreur lorsque nous voulons apprécier tout ce qui se passe en Russie ou en Chine, avec des règles de morale qui sont propres au monde occidental, et les Russes comme les Chinois nous le rendent. Ici et là, il s'est créé un Ordre et sa pratique a donné naissance à un type d'homme dont les conceptions de la vie sociale et du comportement individuel sont différentes, voire opposées.

De même dans les camps de concentration: dix années de pratique ont suffi pour créer un Ordre en fonction duquel tout doit être jugé, et principalement en tenant compte que cet Ordre avait donné naissance à un nouveau type d'homme intermédiaire entre le détenu de droit commun et le détenu politique. La caractéristique de ce nouveau type d'homme résulte du fait que le premier a dévoyé le second et l'a rendu à peu près semblable à lui-même, sans trop laisser entamer sa conscience, au niveau de laquelle le camp était adapté par ceux qui l'avaient conçu. C'est le camp qui a imprimé un sens aux réactions de tous les détenus, verts ou rouges, et non l'inverse.

En regard de cette constatation et dans la mesure où on voudra bien admettre qu'elle n'est pas une construction de l'esprit, les règles de la morale en cours dans le monde[page 194] non-concentrationnaire peuvent intervenir pour pardonner, en aucun cas pour justifier.


LE COMPORTEMENT DE LA S.S.

Je rapproche deux affirmations:

" Des détenus qui maltraitaient leurs camarades, ou même les frappaient jusqu'à la mort, n'étaient évidemment jamais punis par la S.S. et devaient être abattus par la justice des détenus." (Page 98.)
" Un matin, on trouva un détenu pendu dans un Block. On ouvrit une enquête et l'on s'aperçut que le "pendu" était mort après avoir été horriblement frappé et piétiné, et que l'homme de chambrée, dirigé par le doyen de Block Osterloh12 l'avait ensuite pendu pour simuler un suicide. La victime avait protesté contre un détournement de pain par l'homme de chambrée. La direction du camp S.S. parvint13 à étouffer l'affaire et elle replaça le meurtrier à son poste, de sorte que rien ne changea." (Page 50.)

Il est exact que la direction du camp S.S. n'intervenait généralement pas dans les discussions qui opposaient les détenus les uns aux autres, et qu'il était vain d'attendre d'elle une quelconque décision de justice. Il n'en pouvait être autrement:

"Elle ignorait ce qui se passait réellement derrière les barbelés." (Page 275)

La Häftlingsführung, en effet, multipliait les efforts pour qu'elle l'ignorât. S'érigeant en véritable "justice des détenus", profitant de ce qu'aucun appel ne pouvait être interjeté contre ses décisions pour prendre les plus invraisemblables, elle n'avait jamais recours aux S.S. que pour renforcer son autorité si elle la sentait faiblir. Pour le reste, elle n'aimait pas les voir intervenir, redoutant à la fois qu'ils fussent moins sévères, ce qui eût mis son autorité en discussion dans la masse, et leurs appréciations quant à son aptitude à gouverner, [page 195] ce qui eût posé le problème de son renvoi dans le rang et de son remplacement. Pratiquement, tout cela se résolvait dans un compromis, la Häftlingsführung "évitant les histoires" en les empêchant de traverser l'écran qu'elle constituait, la S.S. ne cherchant pas à savoir sous réserve que l'ordre régnât et qu'il fût inattaquable.

Dans le cas précis, qui est rapporté, si le chef de Block Osterloh avait été un rouge, rien ne serait arrivé aux oreilles de la S.S. autrement que dans la version du suicide de la victime, ce qui ne souffrait pas de difficultés. Mais il était un vert et il représentait une des dernières parcelles du pouvoir que sa catégorie détenait dans le camp: les rouges l'ont dénoncé dans l'espoir de l'éliminer. La S.S. n'a pas tranché dans le sens de leur désir. Ainsi le voulait l'Ordre: un chef de Block, même coupable, ne pouvait être ni suspecté, ni puni que par l'autorité supérieure, en aucun cas sur plainte ou sur réaction de la masse. Qu'il fût vert ou rouge, il en eût été ainsi.
On peut renverser les termes de la proposition, transformer l'accusé en victime et la victime en meurtrier: dans ce cas la Häftlingsführung elle-même eût fait ce raisonnement. Sans se soucier de la couleur d'Osterloh, elle se fût considérée comme atteinte ou menacée dans ses prérogatives et elle eût signalé à la S.S. en demandant un châtiment exemplaire -- à moins, ce qui est plus probable, qu'elle n'eût d'abord appliqué le châtiment et, seulement ensuite, demandé à la S.S. d'entériner. Dans la première éventualité, la S.S. transmettait à l'échelon supérieur et attendait la décision: je passe sur les coups venant de partout qui accompagnaient le meurtrier au Bunker
14 Dans la seconde, elle homologuait l'attitude de la Häftlingsführung, précisément pour éviter des demandes d'explications, de justification, etc. et des ennuis de toutes sortes de la part de cet échelon supérieur. Dans les deux, rien qui ne fût compatible avec l'Ordre, même revu et corrigé sur place, dans le sens de la facilité.
Dans l'affaire Osterloh à laquelle les rouges avaient imprudemment donné le caractère d'un débat de conscience dans lequel l'honnêteté battait l'Ordre en brèche, Berlin eut à intervenir et suscita tant de difficultés que, de l'aveu, du témoin, la direction S.S. de Buchenwald ne put que parvenir à étouffer l'affaire. Aussi, d"une manière générale, les direc- [page 196]tions S.S. n'aimaient pas lui en référer. Elles en redoutaient des lenteurs, des curiosités, voire des scrupules qui pouvaient prendre des allures de tracasseries, à la clé desquelles il y avait l'envoi dans une autre formation, ce qui, en temps de guerre, était gros de conséquences. Tenant Berlin dans une ignorance presque totale, ne l'informant que de ce qu'elles ne pouvaient lui cacher
15, elles réglaient sur place au maximum.

Si on en doute, voici un autre texte:

"Des visites de S.S. avaient fréquemment lieu dans les camps. A cette occasion, la direction S.S. appliquait une étonnante méthode: d'une part, elle dissimulait tous les à-côtés; de l'autre, elle organisait de véritables exhibitions. Tous les dispositifs qui pouvaient faire deviner que l'on torturait les détenus étaient passés sous silence par les guides, et on les cachait. C'est ainsi que le fameux chevalet qui se trouvait sur la place d'Appel était dissimulé dans une baraque d'habitation jusqu'au départ des visiteurs. Une fois, semble-t-il, on oublia de prendre ces mesures de prudence: un visiteur ayant demandé quel était cet instrument, l'un des chefs de camp répondit que c'était un modèle de menuiserie servant à fabriquer des formes spéciales. Les potences et les pieux auxquels on pendait les détenus étaient également rangés chaque fois. Les visiteurs étaient conduits dans des "exploitations modèles"; infirmerie, cinéma, cuisine, bibliothèque, magasins, blanchisserie et section d'agriculture. S'ils entraient vraiment dans un block d'habitation, c'était le block où habitaient "en détachement", coiffeurs et domestiques des S.S. et quelques détenus privilégiés, blocks qui, pour cette raison, n'étaient jamais surpeuplés et étaient toujours propres. Dans le potager, ainsi que dans l'atelier de sculpture, les visiteurs S.S.recevaient des cadeaux comme souvenirs. " (Page 258.)

[page 197]

Ceci pour Buchenwald. Si on veut savoir quels étaient ces visiteurs, voici:

" Il y avait des visites collectives et des visites particulières. Ces dernières étaient particulièrement fréquentes en période de vacances, quand les officiers S.S. montraient le camp à leurs amis ou parents. Ceux-ci étaient également, pour la plupart, des S.S. ou des chefs de la S.A., parfois aussi des officiers de la Wehrmacht ou de la police. Les visites collectives étaient de différentes sortes. On voyait fréquemment venir des promotions de policiers ou de gendarmes d'un centre de formation voisin, ou des promotions d'aspirants S.S. Après le début de la guerre, les visites d'officiers de l'armée n'étaient pas rares, en particulier d'officiers-aviateurs. De temps à autre, on voyait également des civils. On vit arriver une fois à Buchenwald des délégations de jeunesses des pays fascistes qui s'étaient rendues à Weimar pour quelque "congrès culturel". Des groupes de jeunesses hitlériennes venaient aussi dans le camp. Des visiteurs de marque, tels que le gauteiter Sauckel, le préfet de police Hennicke de Weimar, le prince de Waldeck Pyrmont, le comte Ciano, ministre des Affaires étrangères d'Italie, des commandants de circonscription militaire, le Docteur Conti, et autres visiteurs de cette qualité, restaient le plus souvent jusqu'à l'appel du soir." (Page 257.)

Ainsi donc, on cachait soigneusement les traces ou les preuves de sévices, non seulement au commun des visiteurs étrangers ou autres, mais encore aux plus hautes personnalités de la S.S. et du IIIe Reich. J'imagine que si ces personnalités s'étaient présentées à Dachau et à Birkenau on leur eût fourni, sur les chambres à gaz, des explications aussi pertinentes que sur le "chevalet" de Buchenwald. Et je pose la question: Comment peut-on affirmer après cela que toutes les horreurs dont les camps ont été le théâtre faisaient partie d'un plan concerté "en haut lieu"?..

Dans la mesure où, en dépit de tout ce qu'on lui cachait, Berlin décelait quelque chose d'insolite dans l'administration des camps, des rappels à l'ordre étaient adressés aux directions S.S.

L'un d'entre eux, émanant du chef de Section D, stipulait en date du 4 avril 1942:

" Le chef Reichsführer S.S. et chef de la police alle- [page 198]mande, a ordonné que lors de ses ordres de bastonnade (aussi bien chez les hommes que chez les femmes en détention préventive) il convient, au cas ou le mot "aggravé" serait ajouté, d'appliquer la peine sur le postérieur mis à nu. Dans tous les autres cas, on en restera à la méthode en usage jusqu'à présent, conformément aux instructions antérieures du Reichführer S.S."

Eugen Kogon, qui cite cette circulaire, ajoute:

" En principe, avant d'appliquer la bastonnade, la direction du camp devait demander l'approbation de Berlin et le médecin du camp devait certifier au S.S. W.V.H. que le détenu était en bonne santé. Mais cela fut l'usage pendant longtemps dans tous les camps, jusqu'à la fin dans un grand nombre d'entre eux, de commencer par envoyer le détenu "au chevalet" et de lui distribuer autant de coups qu'on jugeait bon. Puis, après avoir reçu l'approbation de Berlin, on recommençait, mais cette fois officiellement. " (Page 99.)

Il va sans dire que la bastonnade était presque toujours appliquée sur le postérieur mis à nu et que c'est pour lutter contre cet abus et non pour aggraver la peine, que la circulaire en question fut envoyée dans tous les camps.
On peut certes s'étonner et trouver barbare que la bastonnade ait fait partie des châtiments prévus. Mais ceci est une autre histoire: dans un pays comme l'Allemagne où, jusqu'à la fin de la guerre 1914-1918, elle était prévue pour tout le monde, au titre de châtiment le plus bénin, sous le nom de "Schlague", il n'est pas tellement surprenant qu'elle ait été maintenue par le National-Socialisme pour les délinquants majeurs, surtout si on tient compte que la République de Weimar ne s'en est pas autrement émue. Il l'est plus, que dans un pays comme la France, où des monceaux de circulaires ont confirmé sa suppression depuis un siècle, des millions de nègres continuent à y être exposés et la subissent effectivement, "le postérieur mis à nu", puisqu'ils ont, par surcroît, la malchance de vivre dans des régions de la Terre où ils n'auraient besoin de s'habiller que pour cette raison.
Une autre circulaire datée du 28 décembre 1942, émanant de l'office central S.S. de gestion économique (enregistrée dans le livre des plis secrets sous le n" 66/42. Références D/III/14h/82.42.Lg/Wy et portant la signature du général Kludre, de la S.S. et de la Waffen S.S., dit: [page 199]

"les médecins des camps doivent surveiller davantage qu'ils ne l'ont fait jusqu'à présent, la nourriture des détenus et, en accord avec les administrations, ils doivent soumettre au commandant du camp leurs propositions d'amélioration. Celles-ci ne doivent toutefois pas rester sur le papier, mais être régulièrement contrôlées par les médecins des camps.
"Il faut que le chiffre de mortalité soit notablement diminué dans chaque camp, car le nombre des détenus doit être ramené au niveau exigé par le Reichführer S.S. Les premiers médecins du camp doivent tout mettre en oeuvre pour arriver à cela. Le meilleur médecin dans un camp de concentration n'est pas celui qui croit utile de se faire remarquer par une dureté déplacée, mais celui qui maintient au plus haut degré possible la capacité de travail sur chaque chantier, en surveillant la santé des ouvriers et en procédant à des mutations." (Pages 111 et 141, cité en deux fois.)

Il est peut-être d'autres documents qui viendraient à l'appui de la thèse que je soutiens: ils dorment encore dans les archives allemandes ou, s'ils sont déjà mis au jour, ceux qui ont eu la chance de les compulser ne les ont pas rendus publics. La méthode qu'on emploie pour effectuer ce travail est étonnante. Exemple: sous le titre Le Pitre ne rit pas, David Rousset a publié un recueil de documents relatifs aux atrocités allemandes dans tous les domaines; il est muet sur la seconde des deux circulaires précitées parce qu'elle détruit en grande partie son argumentation; et s'il cite la première, il en dénature complètement le sens16. A cet égard, s'il y a lieu de se méfier des explications et interprétations d'Eugen Kogon, il faut se féliciter qu'il ai été assez objectif -- fût-ce à son insu -- pour soulever le voile.


LE PERSONNEL SANITAIRE.

"Dans les premières années, le personnel sanitaire [page 200] n'avait aucune compétence. Mais il acquit peu à peu une grande expérience pratique. Le premier Kapo de l'infirmerie de Buchenwald était, de son métier, imprimeur; son successeur Walter Kramer était une forte et courageuse personnalité, très travailleur et ayant le sens de l'organisation. Avec le temps il devint un remarquable spécialiste pour les blessures et pour les opérations. Par sa position le Kapo de l'infirmerie exerçait dans tous les camps une influence considérable sur les conditions générales d'existence. AUSSI LES DETENUS17 NE POUSSERENT-ILS JAMAIS UN SPECIALISTE A CETTE PLACE, BIEN QUE CELA EUT ETE POSSIBLE EN DE NOMBREUX CAMPS, MAIS UNE PERSONNE QUI FUT ENTIEREMENT DEVOUEE A LA COUCHE REGNANTE dans le camp. Lorsque, par exemple, en novembre 1941, le Kapo Kramer et son plus proche collaborateur Peix furent fusillés par la S.S., la direction de l'infirmerie ne passa pas à un médecin, mais elle fut confiée, au contraire à l'ancien député communiste au Reichstag, Ernst Busse qui avec son adjoint Otto Kipp, de Dresde, s'attacha au côté purement administratif18 de ce service dont l'activité ne cessait de croître, et participa grandement à la stabilisation grandissante des conditions d'existence. Un spécialiste, placé à la tête de ce service, aurait sans aucun doute mené le camp à une catastrophe car il n'aurait jamais pu être capable de dominer toutes les intrigues compliquées et allant fort loin, dont l'issue était bien souvent mortelle." (Page 135.)

On frémit à la pensée que semblable raisonnement ait pu être produit sans sourciller, par son auteur, et répandu dans le public sans soulever d'irrésistibles mouvements de protestations indignées. Pour en bien saisir toute l'horreur, il importe de savoir qu'à son tour le Kapo choisissait ses collaborateurs en fonction d'impératifs qui n'avaient, eux non plus, rien de commun avec la compétence. Et de réaliser que ces soi-disant "chefs des détenus", exposant des milliers de malheureux à la maladie, en les frappant et en leur volant leur nourriture, les faisaient soigner, en fin de circuit, sans que la S.S. les y obligeât, par des gens qui étaient absolument incompétents.

[page 201]

Le drame commençait à la porte de l'infirmerie:

"Quand le malade y était enfin arrivé, il lui fallait d'abord faire la queue dehors par n'importe quel temps et avec des chaussures nettoyées. Comme il n'était pas possible d'examiner tous les malades, et comme il se trouvait d'ailleurs parmi eux toujours des détenus qui n'avaient que le désir compréhensible en soi de fuir le travail, un robuste portier détenu procédait à la première sélection radicale des malades." (Page 130.)

Le Kapo, choisi parce qu'il était communiste, choisissait un portier, non parce qu'il était capable de discerner les malades des autres ou, entre les malades, ceux qui l'étaient le plus de ceux qui l'étaient le moins, mais parce qu'il était robuste et pouvait administrer de solides raclées. Il va sans dire qu'il l'entretenait en forme par des soupes supplémentaires. Les raisons qui présidaient au choix des infirmiers, si elles n'étaient pas de même nature, étaient d'aussi noble inspiration. S'il y eut des médecins sur le tard, dans les infirmeries des camps, c'est que les S.S. l'imposèrent. Encore fallut-il qu'ils vinssent, eux-mêmes, les séparer de la masse, à l'arrivée des convois. Je passe sur les humiliations, voire les mesures de rétorsion, dont ces médecins furent victimes, chaque fois qu'ils opposèrent les impératifs de la conscience professionnelle aux nécessités de la politique et de l'intrigue.
Eugen Kogon voit des avantages au procédé: le Kapo Kramer était devenu "un remarquable spécialiste pour les blessures et pour les opérations" et ajoute-t-il:

" Un bon ami à moi, Willi Jellineck, était pâtissier à Vienne A Buchenwald, il était croque-mort, c'est-à-dire un zéro dans la hiérarchie du camp. En sa qualité de Juif, jeune, de haute taille et d'une force peu ordinaire, il avait peu de chances de survivre au temps de Koch. Et pourtant qu'est-il devenu? Notre meilleur expert de tuberculose, un remarquable praticien qui a porté secours à maints camarades et, en plus, un bactériologue du Block 50" (Page 324.)

Je veux bien Je veux bien faire abstraction de l'utilisation et du sort des médecins de métier que la Häfttingsführung jugea, individuellement et collectivement, moins intéressants que MM. Kramer et Jellineck. Je veux bien, de même faire abstraction aussi du nombre de morts qui ont payé la remarquable performance de ces derniers. Mais, s'il est admis que ces considérations sont négligeables, il n'y a [page 202] plus de raison de ne pas étendre cette expérience au monde non-concentrationnaire et de ne pas la généraliser. On peut, en tout tranquillité, prendre tout de suite deux décrets: le premier supprimerait toutes les Facultés de médecine et les remplacerait par des centres d'apprentissage des métiers de pâtissier et de tourneur sur métaux; le second enverrait dans les entreprises de travaux publics, tous les médecins qui encombrent les hôpitaux ou qui tiennent cabinet pour les remplacer par des pâtissiers ou des tourneurs sur métaux communistes ou communisants.
Je ne doute pas que ces derniers s'en tireraient honorablement: au lieu de leur faire grief des morts en tous genres qu'ils provoqueraient, on mettrait à leur crédit le doigté avec lequel ils triompheraient dans toutes les intrigues de la vie politique. C'est une manière de voir.


DEVOUEMENT.

"Dès le début, les détenus appartenant au personnel des services dentaires ont cherché à aider autant que possible leurs camarades. Dans tous les centres dentaires, ils travaillaient clandestinement en encourant de graves risques et d'une façon qu'on a peine à imaginer. On fabriqua des dentiers, des appareils de prothèse, des bridges, pour des détenus auxquels les S.S. avaient brisé les dents, ou qui les avaient perdues en raison des conditions générales de vie." (Page 131.)

C'est exact. Mais les "camarades" aidés étaient toujours les mêmes: un Kapo, un chef de Block, un doyen de camp, un secrétaire, etc. Ceux de la masse qui avaient perdu leurs dents pour les raisons indiquées sont morts sans en avoir récupéré d'artificielles, ou ont dû attendre la libération pour être soignés.

La clandestinité de ce travail était d'ailleurs bien particulière et comportait l'accord préalable de la S.S.:

" Au cours de l'hiver 1939-1940, on parvint à créer une salle d'opération clandestine grâce à l'étroite collaboration d'une série de Kommandos, et à l'accord tacite du S.S. docteur Blies " (Page 132.)

On mesurera sa portée et ses conséquences si on tient compte que les installations dentaires et chirurgicales étaient prévues à l'intention de tous les détenus de tous les camps. [page 203] Et que grâce à la complicité de certains S.S. bien placés, elles ont pu être détournées de leur but au profit de la seule Häftlingsführung. Mon opinion est que, si ceux qui procédaient à ce détournement "encouraient de graves risques", il n'y a là rien que de très juste vu d'en bas.

Eugen Kogon sent de lui-même la fragilité de ce raisonnement:

"La dernière année, l'administration interne de Buchenwald était si solidement organisée que la S.S. n'avait plus le droit de regard sur certaines questions intérieures fort importantes. Fatiguée, la S.S. était maintenant habituée à "laisser aller les choses" et, en gros, elle laissait faire les politiques.
"Certes, c'était toujours la couche dirigeante, qui s'identifiait plus ou moins19 avec les forces antifascistes actives, qui profitait le plus de cet état de choses: la masse des détenus ne bénéficiait qu'à l'occasion, et indirectement, d'avantages généraux, le plus souvent, en ce sens qu'on n'avait plus à redouter l'intervention de la S.S. lorsque la direction des détenus avait pris, de sa propre autorité, des mesures dans l'intérêt de tous." (Page 284.)

On peut évidemment traduire que si, "en gros, la S.S. laissait faire les politiques" et "aller les choses", c'est parce qu'elle était "fatiguée" ou "habituée": c'est encore une manière de voir Je n'en reste pas moins persuadé que c'est parce que les politiques lui avaient donné de nombreuses et sensibles preuves de leur dévouement au maintien de l'ordre, de quoi elle avait déduit qu'elle pouvait leur faire confiance en un très grand nombre de cas.
Quant aux "mesures prises dans l'intérêt de tous", elles évitaient peut-être l'intervention de la S.S., mais c'est précisément dans ce singulier "avantage" que résidaient les causes de toutes les catastrophes qui s'abattaient sur la masse: il vaut mieux être traité par Dieu que par ses saints. En outre, si le pouvoir se consolide dans la mesure où il réussit à diviser les oppositions possibles, réciproquement, il s'affaiblit des dissensions entre ceux qui le partagent: sous cet angle, une S.S. pratiquant un contrôle constant et méticuleux sur tout ce qui se passait dans le camp, eût substitué la méfiance à l'esprit de connivence, dans tous les rapports qu'elle entretenait avec la Häftlingsführung. De cela, [page 204] elle ne voulait pas, on le conçoit aisément. Mais l'autre n'en voulait pas davantage: elle avait délibérément franchi le Rubicon et, à une situation qui l'eût assimilée au commun des concentrationnaires, elle préférait, quelle qu'en fût la rançon collective, la possibilité de pratiquer une flagornerie dont les menus bénéfices lui sauvaient la vie, en s'ajoutant les uns aux autres.


CINEMA, SPORTS.

"Une ou deux fois par semaine, avec parfois d'assez longues interruptions, le cinéma présentait des films divertissants et des documentaires. Etant données les affreuses conditions d'existence qui régnaient dans les camps, plus d'un camarade n'arrivait pas à se résoudre à aller au cinéma." (Page 128.)
"Chose étrange, il y avait dans les camps quelque chose qui ressemblait à du sport. Pourtant les conditions de vie ne s'y prêtaient pas particulièrement. Mais il y avait cependant des jeunes gens qui croyaient encore avoir des forces à dépenser et ils réussirent à obtenir de la S.S. l'autorisation de jouer au football.
"Et les faibles qui pouvaient tout juste marcher, ces hommes décharnés, épuisés, à demi-morts sur leurs jambes tremblantes, les affamés assistaient avec plaisir à ce spectacle!.." (Pages 124-125.)

Ces faibles, ces affamés, ces demi-morts dont Eugen Kogon se rend compte qu'ils assistaient avec plaisir quoique debout, à une partie de football, sont les mêmes dont il pense qu'étant données les affreuses conditions d'existence, ils n'avaient pas le coeur d'aller au cinéma où l'on était assis.

La réalité, c'est qu'ils n'allaient pas au cinéma parce que, chaque fois qu'il y avait séance, toutes les places étaient retenues par les gens de la Häftlingsführung. Pour le football, c'était différent: le terrain était en plein air, exposé à la vue de tout le monde, et le camp était grand. Tout le monde pouvait y assister. Encore fallait-il que quelque Kapo ne s'avisât pas de faire irruption dans la foule des assistants et, matraque à la main, de refouler tous ces malheureux vers les Blocks, sous prétexte qu'ils feraient mieux de profiter de leur après-midi du dimanche pour se reposer!

Quant aux jeunes gens qui croyaient avoir des forces à dépenser et qui constituaient les équipes de football, il [page 205] s'agissait des gens de la Häftlingsführung ou de leurs protégés: ils s'empiffraient de la nourriture volée à ceux qui les regardaient, ils ne travaillaient pas et ils étaient en pleine forme.

LA MAISON DE TOLERANCE.

"Le bordel était connu sous la pudique appellation de Sonderbau20 Pour les gens qui n'avaient pas de hautes relations, le temps de visite était fixé à 20 minutes De la part de la S.S., le but de cette entreprise était de corrompre les politiques La direction illégale du camp avait donné la consigne de ne pas s'y rendre. Dans l'ensemble, les politiques ont suivi la consigne, si bien que l'intention de la S.S. fut déjouée." (Pages 170-171).

Comme le cinéma, le bordel n'était accessible qu'aux gens de la Häftlingsführung, les seuls d'ailleurs qui fussent en état de lui trouver quelque utilité. Personne ne s'en est jamais plaint et toutes les discussions qui pourraient s'instituer autour de cette réalisation n'ont aucun intérêt. Je veux cependant remarquer que:

"Des détenus sans moralité, et parmi eux un assez grand nombre de politiques, ont noué d'affreuses liaisons après l'arrivée des enfants." (Page 236.)

Mon opinion est que les politiques en question eussent mieux fait d'aller au bordel puisqu'on leur en offrait la possibilité. Le raisonnement qui consiste à les louer d'avoir décliné l'offre sous prétexte de ne pas se laisser corrompre (!..) devient une monstrueuse imposture à partir du moment où il comporte la corruption des enfants. J'ajoute que c'est justement pour enlever toute excuse et toute justification à cette corruption des enfants que la S.S. avait prévu le bordel dans tous les camps.


MOUCHARDAGE.

"Les directions S.S. plaçaient des espions dans les [page 206] camps pour être informées des événements internes La S.S. n'obtenait de résultats qu'avec des espions choisis dans le camp même: droits communs, asociaux et parfois aussi politiques" (Page 276.)
"Il était très rare que la Gestapo choisît dans les camps, des détenus pour en faire des espions et des mouchards La Gestapo a probablement fait de si mauvaises expériences avec des tentatives de ce genre, qu'elle n'a heureusement employé ce moyen que dans des cas très rares." (Page 255).

Il paraît assez surprenant qu'un procédé qui donnait des résultats quand il était employé par la S.S., pût échouer au service de la Gestapo. En fait, il est pourtant exact que la Gestapo n'y eut qu'exceptionnellement recours: elle n'en avait pas besoin. Tout concentrationnaire qui détenait une parcelle de pouvoir ou un emploi par faveur, était plus ou moins un mouchard qui renseignait la S.S. directement ou par personne interposée: quand la Gestapo voulait un renseignement, il lui suffisait de le demander à la S. S.

Examinés à la loupe, les camps étaient pris dans les mailles d'un vaste réseau de mouchards. Dans la masse, il y avait les petits, les margoulins du métier qui renseignaient les gens de la Häftlingsführung par servilité congénitale, pour une soupe, un morceau de pain, un bâton de margarine, etc., ou même inconsciemment. Pour grands qu'ils aient été, leurs méfaits ne sont pas encore entrés dans l'Histoire, faute d'historiens. Au-dessus d'eux, il y avait toute la Häftlingsführung qui mouchardait la masse à la S.S. quand besoin était. Enfin la Häftlingsführung était composée de gens qui se mouchardaient entre eux.

Dans ces conditions, la délation prenait souvent de singuliers aspects:

" Wolf (ancien officier S.S. homosexuel, doyen de camp en 1942) se mit à dénoncer pour le compte de ses amis polonais (il était l'amant d'un Polonais) d'autres camarades. Dans un cas même, il fut assez insensé pour proférer des menaces. Il savait qu'un communiste allemand de Magdebourg devait être libéré. Lorsqu'il lui dit qu'il saurait bien empêcher sa libération, en le signalant pour activité politique dans le camp, on lui répondit que la S.S. apprendrait ses pratiques pédérastiques. La querelle s'envenima au point que la direction illégale du camp devança l'action des fascistes polonais en les livrant à la S.S." (Page 280.)

[page 207]

Autrement dit, la dénonciation qui était une ignominie quand elle était pratiquée par les verts, devenait une vertu, même à titre préventif, quand elle était pratiquée par les rouges. Heureux rouges qui peuvent s'en tirer en collant l'étiquette "Fasciste" sur le front de leurs victimes!

Voici mieux:

" A Buchenwald, en 1941, le cas le plus fameux et le plus sinistre de dénonciations volontaires21 a été celui de l'émigré russe blanc Grogorij Kushnir-Kushnarev, qui prétendait être un ancien général tzariste, et qui, pendant des mois, gagna la confiance de nombreux milieux, puis se mit à livrer au couteau des S.S. toutes sortes de camarades, en particulier des prisonniers russes. Cet agent de la Gestapo, responsable de la mort de centaines de détenus, osait aussi dénoncer, de la manière la plus infâme22 tous ceux avec lesquels il était entré en conflit, même pour des raisons secondaires Pendant longtemps il ne fut pas possible de le surprendre seul pour l'abattre, car la S.S. veillait tout particulièrement sur lui. Finalement, elle fit de lui le directeur, en fait, du secrétariat des détenus. Une fois à ce poste, il ne se contenta pas de provoquer la chute de tous ceux qui ne lui plaisaient pas, mais il entrava l'utilisation en faveur des détenus des services de l'organisation autonome des détenus. Enfin, dans les premiers jours de 1942, il se sentit malade et fut assez stupide pour se rendre à l'infirmerie. Il se livra ainsi à ses adversaires. Avec l'autorisation du S.S. Docteur Hoven, qui avait été longuement travaillé dans cette affaire et était aux côtés des politiques, on déclara aussitôt que Kushnir était contagieux, on l'isola, et quelques heures plus tard, on le tua par une injection de poison." (Page 276.)

Le dénommé Grogorij Kushnir-Kushnarev était probablement coupable de tout ce dont on l'accuse, mais tous ceux qui ont gravi les échelons de la hiérarchie concentrationnaire et occupé le même poste, avant ou après lui, se sont comportés de même façon et ont la conscience chargée des mêmes crimes. Celui-ci n'avait pas l'approbation d'Eugen Kogon Quoi qu'il en soit, il est difficile d'admettre que la [page 208] S.S. ait pris gratuitement une part aussi active à son élimination, en la personne du S.S. Docteur Hoven.

Eugen Kogon ajoute:

"Je me souviens encore du soupir de soulagement qui passa à travers le camp, lorsque avec la rapidité de l'éclair, la nouvelle se répandit que Kushnir était mort à l'infirmerie."

Le clan dont faisait partie le témoin poussa sans doute un soupir de soulagement, et cela se conçoit puisque cette mort signifiait son avènement au pouvoir. Mais le soupir fut seulement de satisfaction dans le reste du camp où la mort par voie d'exécution de n'importe quel membre influent de la Häftlingsführung était toujours accueillie avec quelque espoir de voir s'améliorer enfin le sort commun. Au bout de quelque temps, on s'apercevait que rien n'était changé et, jusqu'à l'exécution suivante, il était indifférent à tout le monde d'être sacrifié sur l'autel de la vérité ou sur celui du mensonge, confondus dans l'horreur.


TRANSPORTS.

"On sait que, dans les camps, le bureau de la statistique du travail, composé de détenus, régissait l'utilisation de la main-d'oeuvre sous le contrôle et les instructions du chef de la main-d'oeuvre et du service du travail. Avec les années, la S.S. fut débordée par les énormes demandes. A Buchenwald, le capitaine S.S. Schwartz n'essaya qu'une fois de former lui-même un transport de mille détenus. Après avoir fait séjourner presque tout le camp une demi-journée sur la pace d'Appel pour passer les hommes en revue, il parvint à rassembler 600 hommes. Mais les gens examinés qui avaient dû sortir du rang filèrent dans d'autres directions, et nul ne resta aux mains de Schwartz." (Page 286.)

A mon sens, il n'y avait aucun inconvénient à ce que l'expérience Schwartz se répétât chaque fois qu'il était question d'organiser un transport vers quelque lieu de travail: si les S.S. n'avaient jamais pu y arriver, il n'en eût que mieux valu. Mais:

" A partir de ce moment, le chef de la main-d'oeuvre [page 209] abandonna aux détenus de la statistique du travail toutes les questions de la répartition du travail. " (Ibid.)

Et après avoir été sélectionné sur la place d'Appel, il ne fut plus possible de "filer dans toutes les directions" comme avec Schwartz: gummi à la main, tous les Kapos, tous les chefs de Blocks, tous les Lagerschutz23, etc., dressaient un barrage menaçant contre toute tentative de fuite. Auprès d'eux, le S.S. Schwartz paraissait débonnaire. Ils étaient communistes, anti-fascistes, anti-hitlériens, etc., mais ils ne pouvaient tolérer que quelqu'un troublât l'ordre hitlérien des opérations ou tentât d'amoindrir l'effort de guerre du IIIe Reich en cherchant à lui échapper. En revanche, ils avaient le droit de désigner les détenus qui feraient partie des transports et ils en dressaient les listes avec un zèle qui était au-dessus de tout éloge: voir précédemment.


TABLEAU.

"Une possibilité résultant du "pouvoir obtenu par la corruption" était l'enrichissement d'un homme ou de plusieurs aux dépens des autres. Cela prit parfois des proportions honteuses dans les camps, même dans ceux où les politiques étaient au pouvoir. Plus d'un qui profitait de sa position a mené une vie de prince, tandis que ses camarades mouraient par centaines. Quand les caisses de vivres destinées au camp, avec de la graisse, des saucissons, des conserves, de la farine et du sucre, étaient passées en fraude hors du camp par des S.S. complices, pour être envoyées aux familles des détenus en question, on ne peut certes pas dire que cela était justifié. Mais le plus exaspérant, c'était, à une époque où les S.S. territoriaux ne portaient déjà plus les hautes bottes, mais de simples souliers de l'armée, lorsque des membres de la mince couche de "caïds" se promenaient fièrement avec des vêtements à la mode et taillés sur mesure, comme des gandins, et certains même, tirant un petit chien au bout de sa laisse! Cela dans un chaos de misère, de saleté, de maladie, de famine et de mort! Dans ce cas "l'instinct de conservation" dépassait toute limite raisonnable et aboutissait à un [page 210] pharisaïsme certes ridicule, mais dur comme pierre, et qui s'accommodait bien maI avec les idéaux sociaux et politiques proclamés en même temps par ces personnes." (Page 287.)

Il en était ainsi dans tous les camps. A I'indulgence et à certaines réticences près, on ne saurait exposer mieux, ni en moins de mots, toutes les raisons de l'horreur: l'instinct de conservation. Et tous ses moyens: la corruption.
Si on peut arrêter là le commentaire de ce tableau, on en peut aussi prendre texte pour préciser que I'instinct de conservation, thème fort ancien, est bien autre chose et tout autre chose que ce qu'une morale puérile enseigne. Du farouche Guitton qui, dans la Rochelle assiégée par Richelieu, se faisait des saignées pour nourrir son fils de son sang cuit, à Saturne qui dévorait ses enfants à leur naissance, pour échapper à la mort dont le Titan le menaçait, il est susceptible des réactions humaines les plus variées. Dans une société qui assure d'entrée, la vie à tous les individus, on peut croire qu'il y a plus de Guitton que de Saturne: le comportement individuel ne permet en rien, sinon par l'exception d'affirmer le contraire. Mais ce comportement n'est qu'un vernis qu'un rien érafle et il suffit de le gratter un peu: que les conditions sociales changent brutalement et la nature humaine apparaît avec tout le prix qu'elle attache a la vie.

Par la voix de tous les enfants de France, le bon sens populaire clame à tous les échos qu'Il était un petit navire et se console dans la mesure où il croit diminuer I'horreur de la situation en affirmant que, pour savoir qui sera mangé, On tira-t-à la courte paille, plutôt que de laisser la décision à une conjuration, ou de la prendre "démocratiquement" en assemblée générale. Mais il n'en fut pas moins indigné lorsqu'il apprit qu'à l'expérience le petit navire était devenu l'avion, échoué dans les glaces polaires du Général Italien Nobile et que celui-ci avait pu être accusé de n'avoir survécu jusqu'à l'arrivée de l'expédition de secours qui repéra l'épave, que parce qu'il avait mangé un ou plusieurs de ses camarades. S'il ne réagit pas violemment contre les récits des camps de concentration, c'est parce qu'il n'en ressort pas clairement que la bureaucratie concentrationnaire utilisant tous les moyens de la corruption, gardant pour elle toutes les courtes pailles et faisant procéder au tirage par les S.S., a mangé la masse des détenus.

Avant cette guerre, j'ai moi-même connu beaucoup de gens [page 211] qui "aimaient mieux mourir debout que vivre a genoux". Sans doute étaient-ils sincères mais, dans les camps, ils ont vécu à plat-ventre et certains d'entre eux ont commis les pires forfaits. Rendus à la vie civile et à la vie tout court, inconscients de la défaite qu'ils ont subie, dans l'exemple qu'ils ont eux-mêmes donné, ils sont toujours aussi intransigeants sur le précepte, ils tiennent toujours les mêmes discours et ils sont prêts à recommencer avec le bolchevik ce qu'ils ont fait avec le nazi.

En réalité, on sent très bien qu'en dehors de l'instinct de conservation qui a joué à tous les échelons, aussi bien chez le simple détenu devant le bureaucrate, que chez le bureaucrate devant le S.S., de même que chez le S.S. devant ses supérieurs, il n'est pas d'explication valable aux événements du monde concentrationnaire. On le sent très bien, mais on ne veut pas l'admettre. Alors, on a recours à la psychanalyse: les médecins de Molière, déjà, parlaient à leurs malades un latin qu'ils ne connaissaient pas mieux que leur métier, et déjà ils avaient l'assentiment résigné de l'opinion.

APPRECIATIONS.

" Les événements dans les camps de concentration sont pleins de singularités psychologiques, aussi bien du côté S.S. que des détenus. En général, les réactions des prisonniers paraissent plus compréhensibles que celles de leurs oppresseurs. En effet, les premières restaient dans le domaine de l'humain, tandis que les autres étaient marquées par l'inhumain. " (Page 305.)

A mon sens, il serait plus juste de dire que les réactions des uns et des autres étaient toutes du domaine de l'humain, au sens biologique du mot, et qu'en ce qui concerne plus particulièrement la Häftlingsführung et la S.S., elles étaient toutes marquées par l'inhumain, au sens moral.

Plus loin, Eugen Kogon précise:

" Ceux qui se sont le moins transformés dans les camps sont les asociaux et les criminels professionnels. La raison doit en être recherchée dans le parallélisme entre leur structure psychique et sociale, et celle de la S.S." (Page 320.)

Peut-être. Mais il faut aussi convenir que le milieu [page 212] concentrationnaire, s'il n'était pas de nature à faire naître la mentalité d'un politique chez un asocial ou un criminel professionnel, fournissait par contre de multiples raisons à un politique de se transformer en coquin. Ce phénomène n'est pas particulier au camp de concentration: il est d'observation constante dans toutes les maisons de redressement et dans toutes les prisons où l'on pervertit, sous prétexte de régénérer.

La théorie des refoulements du Pr Freud explique très bien tout cela et il serait puéril d'insister. Celle de la valeur de l'exemple n'y contredit pas: dans tous ces établissements, la mentalité d'ensemble résultant d'une pratique systématique de la contrainte, a tendance à se modeler sur le niveau le plus bas, généralement représenté par le gardien, trait d'union entre tous les détenus. Il n'y a pas de quoi s'étonner: le milieu social dans lequel nous vivons et qui rejette le concept concentrationnaire avec tant de vertueuse indignation tout en le pratiquant à des degrés divers, a bien permis au politique devenu voyou de faire -- momentanément je l'espère -- figure de héros!
C'est sans doute parce qu'il a pressenti le reproche dans cet ordre d'idées qu'Eugen Kogon prenant les devants, a écrit dans son Avant-propos:

"C'était un monde en soi, un Etat en soi, un ordre sans droit dans lequel on jetait un être humain qui, à partir de ce moment, en utilisant ses vertus et ses vices - plus de vices que de vertus! - ne combattait plus que pour sauver sa misérable existence. Luttait-il contre la S.S.? Certes non! Il lui fallait lutter autant, sinon plus, contre ses compagnons de captivité24 Des dizaines de milliers de survivants que le régime de terreur exercé par d'arrogants compagnons de captivité a peut-être fait souffrir davantage encore que les infamies de la S.S. me sauront gré d'avoir également mis en lumière un autre aspect des camps, de n'avoir pas craint de dévoiler le rôle joué dans divers camps par certains types politiques qui, aujourd'hui, font grand bruit de leur antifascisme intransigeant. Je sais que certains de mes camarades ont désespéré en voyant que l'injustice et la brutalité étaient parées, après cela, de l'auréole de l'héroïsme par de braves gens qui ne se doutaient de rien. Ces profiteurs des camps ne sortiront [page 213] pas grandis de mon étude; elle offre les moyens de faire pâlir ces gloires usurpées. Dans quel camp étais-tu? Dans quel Kommando? Quelle fonction exerçais-tu? A quel parti appartenais-tu? etc ." (Page 17.)

Le moins que l'on puisse dire, c'est que le témoin n'a pas tenu sa promesse: on chercherait en vain, dans tout son ouvrage, un type politique précis, mis en cause. Par contre, d'un bout à l'autre, il plaide pour le parti communiste, soit indirectement, soit expressément:

" Ce mur élastique dressé contre la S. S Ce furent les communistes allemands qui fournirent les meilleurs moyens de réaliser cette tâche.
."Les éléments antifascistes, c'est-à-dire, en premier lieu, les communistes " (Page 286.)

etc., et pour la bureaucratie concentrationnaire par voie de conséquence, puisque ceux qui se disaient communistes pouvaient seuls prétendre à y entrer et à y demeurer. Dans une certaine mesure il plaide aussi pour lui et je doute fort qu'après avoir refermé le livre, le lecteur le moins averti n'ait pas une irrésistible envie de lui appliquer la méthode qu'il conseille: quelles fonctions exerçais-tu?

La conclusion de tout cela? Voici:

" Les récits des camps de concentration éveillent généralement, tout au plus, l'étonnement ou un hochement de tête; c'est à peine s'ils deviennent une chose touchant la compréhension et, en aucun cas, ils ne bouleversent le coeur. " (Page 347.)

Evidemment, mais à qui la faute? Dans l'ivresse de la libération, exhalant un ressentiment accumulé pendant les longues années de l'occupation, l'opinion a tout admis. Les rapports sociaux se normalisant progressivement et l'atmosphère s'assainissant, il est devenu de plus en plus difficile de la subjuguer. Aujourd'hui, les récits des camps de concentration lui paraissent tous, beaucoup plus des justifications que des témoignages. Elle se demande comment elle a pu se prendre au piège et, pour un peu, elle ferait passer tout le monde au banc des accusés.

NOTA BENE

J'ai passé sous silence un certain nombre d'histoires [page 214] invraisemblables et tous les artifices de style.
Au nombre des premières, il faut faire figurer la plus grande partie de ce qui concerne l'écoute des radios étrangères: je n'ai jamais cru qu'il fût possible de monter et d'utiliser un poste clandestin à l'intérieur d'un camp de concentration, Si la voix de l'Amérique, de l'Angleterre ou de la France libre y pénétrèrent parfois, ce fut avec l'assentiment de la S.S., et seuls un très petit nombre de détenus privilégiés en purent profiter dans des circonstances qui relèvent exclusivement du hasard. Ainsi, cela m'est personnellement arrivé à Dora pendant la courte période durant laquelle j'ai occupé les nobles fonctions de Schwung (ordonnance) auprès de l'Oberscharführer (adjudant, je crois) commandant le Hundesstaffel (compagnie ou section des chiens).
Mon travail consistait à entretenir en état de propreté tout un Block de S.S. plus ou moins gradés, à cirer leurs bottes, à faire leurs lits, à nettoyer leurs gamelles, etc., toutes choses que je faisais le plus humblement et le plus consciencieusement du monde. Dans chacune des pièces de ce Block, il y avait un poste de T.S.F.: pour tout l'or du monde, jamais je ne me serais permis de tourner le bouton, même quand j'avais la certitude absolue d'être parfaitement seul. Par contre, vers huit heures du matin, quand tous ses subordonnés étaient partis pour le travail, il est arrivé deux ou trois fois à mon Oberscharführer de m'appeler dans sa chambre, de brancher le poste sur la B.B.C. en français et de me demander de lui traduire ce que j'entendais en sourdine.

Le soir, de retour au camp, je le communiquais à voix basse à mes amis Delarbre (de Belfort) et Bourguet (du Creusot) en leur recommandant bien, ou de le garder pour eux, ou de ne le transmettre qu'à des camarades très sûrs, et encore, dans une forme assez étudiée pour ne pas attirer l'attention et pour ne pas permettre de remonter aux sources.

Il ne nous est rien arrivé25. Mais, dans le même temps, il y eut dans le camp une affaire d'écoute de radios étrangères à laquelle, je crois, fut mêlé Debeaumarché. Je n'ai jamais su de quoi il s'agissait exactement: un des membres de ce groupe m'avait abordé un jour en me racontant qu'il y avait un poste clandestin dans le camp, qu'un mouvement politique y recevait des ordres des Anglais, etc., et il avait corroboré ses dires en me donnant des nouvelles que j'avais [page 215] entendues le matin même ou la veille chez mon Oberscharführer. J'avais avoué mon scepticisme en des termes tels qu'il ne me considéra plus que comme quelqu'un dont il fallait se méfier. Bien m'en prit: quelques jours après, il y eut des arrestations massives dans le camp, dont l'intéressé et Debeaumarché lui-même. Tout cela se termina par quelques pendaisons. Vraisemblablement, il s'agissait, à l'origine, d'un détenu dans mon cas qui avait trop parlé et dont les propos s'étaient imprudemment répercutés jusqu'au Sicherheitsdienst (service de la police secrète des S.S.) en passant par un mouchard de la Häfttingsführung.

Quand Eugen Kogon écrit:

" J'ai passé bien des nuits avec quelques rares initiés devant un poste à 5 lampes que j'avais pris au S.S. Docteur Ding-Schuller "pour le faire réparer dans le camp". J'écoutais la voix de l'Amérique en Europe ainsi que le Soldatsender26 et je sténographiais les nouvelles d'importance. " (Page 283.)

je le crois volontiers. Encore que je sois plus enclin à penser qu'il a surtout écouté les émissions en question en compagnie du Docteur Ding-Schuller27. Mais, tout le reste n'est qu'une façon de corser le tableau, d'une part pour faire croire à un comportement révolutionnaire de ceux qui détenaient le pouvoir, de l'autre pour mieux excuser leurs monstrueuses exactions.
Quant aux artifices de style, j'ai négligé aussi des affirmations comme:

"Que l'on se rappelle les prestations de serment des aspirants S.S., à minuit, dans la cathédrale de Brunschwig. Là, devant les ossements de Henri 1er, l'unique empereur allemand qu'il appréciât, Himmler aimait à développer la mystique de la "Communauté des conjurés". Puis il se rendait ensuite, sous le gai soleil, [page 216] dans quelque camp de concentration, pour voir fouetter28 en série les prisonniers politiques." (Page 24.)

ou comme:

" Mme Koch, qui avait été auparavant sténotypiste dans une fabrique de cigarettes, prenait parfois des bains dans une baignoire emplie de madère. "(Page 266.)

qui fourmillent à propos de tous les grands personnages du régime nazi et qui produisent d'heureux effets de sadisme. Elles me paraissent relever du même état d'esprit qui poussa Le Rire à publier en septembre 1914, une photographie de l'enfant aux mains coupées, Le Matin, du 15 avril 1916, à présenter comme un paranoïaque cancéreux, ayant tout au plus quelques mois de vie devant lui, l'empereur Guillaume Il qui finit ses jours quelque vingt années plus tard dans une retraite dorée du coté de Hammerongen, et Henri Desgranges dans L'Auto, en septembre 1939, à "faire la nique" à un Goering manquant de savon noir pour se laver. La banalité du procédé n'a d'égales que la crédulité populaire et l'imperturbabilité avec laquelle ceux qui l'emploient se répètent à propos de tous les ennemis, dans toutes les guerres.

1. Prologue

2. Un grouillement d'humanités diverses aux portes des Enfers

3. Les cercles de l'Enfer

4. La barque de Charon

5. Un hâvre de grâce antichambre de la mort

6. Naufrage

7. La littérature concentrationnaire

8. Les témoins mineurs

9. Louis Martin-Chauffier

10. Les psychologues: David Rousset et l'univers concentrationnaire.

11. Les sociologues: Eugen Kogon et l'enfer organisé

12. Conclusion


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