De l'intolérance et quelques considérations subjectives sur le nationalisme
Mémoire adressé à mes amis sur les raisons de mon témoignage
lors du procès du professeur Robert Faurisson.
Par Claude KARNOOUH
Maintenant, pour ce qui est du reproche de mordre, je répondrai que toujours liberté fut donnée aux gens d'esprit de railler impunément la vie des hommes en général, pourvu que cette licence n'aille pas à la rage. J'en admire d'autant la délicatesse des oreilles de ce temps, qui ne supportent plus que titres solennels. On voit même des gens, dévots, mais dévots tellement à rebours qu'ils supportent mieux les plus gros blasphèmes contre le Christ, que la plus légère plaisanterie sur le Pape ou le Prince, surtout s'il y va de leur pain. Mais celui qui attaque les moeurs des hommes sans jamais atteindre nommément personne, dis-moi a-t-il l'air de mordre ou d'enseigner et d'avertir?Lettre d'Erasme à Thomas More 9 juin 1508, Introduction à Eloge de la folie.
J'ai été dénoncé et puis on m'a arrêté C'est la police française qui m'a arrêté elle m'a amené à la prison à Clermont-Ferrand. J'ai été à Toulouse au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe et à Buchenwald. Et voilà.-- Vous savez qui vous a donné?Si je le savais, je ne vous le dirais pas. Je l'ai appris par-derrière, en revenant de déportation. D'autres le savent aussi. Mais je ne vous dirai pas qui c'est; je le garde pour moi tout seul.-- Vous n'avez jamais cherché à vous venger?Non. A quoi bon? Si je m'étais vengé, j'aurais été de la même race qu'eux et je n'étais pas de la même race.Interview de Louis Grave, agriculteur, reproduite dans le film: Le Chagrin et la Pitié
A la suite de la lecture des lettres que j'ai reçues et des questions qui m'ont été posées après ma déposition en faveur de Faurisson devant la dix-septième chambre correctionnelle de Paris, il me semble nécessaire de procéder à certaines clarifications tant la rumeur et les ragots ont brouillé non seulement mes propres paroles, mais, et surtout, les données du problème moral posé par la mise en accusation d'un travail de recherche, quels qu'en soient le contenu et le résultat.Il ne faut pas entendre cette mise au point comme une justification, ce ne sera pas même un pamphlet, plutôt un bref essai grâce auquel j'espère clarifier les raisons, à la fois théoriques et personnelles, qui décidèrent de mon action. Il doit être encore entendu que je ne réponds point aux injures les plus ordurières qui me furent adressées; de tels propos, énoncés par de prétendus intellectuels, ne méritent pas même une seconde d'attention. Si j'avais à répondre, ce serait d'abord à mes parents et à quelques-uns parmi mes amis qui furent un temps troublés par ma déposition car ils n'en lurent que des comptes rendus tronqués par les media; par la suite, ils surent m'écouter avec tolérance et attention, malgré des interprétations divergentes qui, néanmoins, n'entamèrent en rien l'estime, voire l'amitié ou l'amour réciproque, que nous nous portons.
En un temps où les passions aveugles de l'intolérance emportent et balaient les propositions de la raison, où le savoir-spectacle des media tient lieu d'interrogation fondamentale, où les clercs préfèrent le star-system au modeste succès des travaux sérieux, j'ai pris la décision -- une fois n'est pas coutume -- de livrer au public des arguments que j'avais, jusqu'alors, réservés aux débats de ma vie privée. Voici bientôt un an, j'avais écrit au journal Le Monde pour faire part de mon étonnement sur la manière dont il traitait l'affaire Faurisson; il me semblait, en effet, que les comptes rendus et les articles de ce journal étaient empreints d'une partialité dommageable à la compréhension de la déportation et du massacre des juifs pendant la Seconde guerre mondiale. De plus, cette partialité n'affectait pas uniquement l'interprétation des faits, elle touchait aussi les positions de certains défenseurs de Robert Faurisson, en particulier Noam Chomsky et Serge Thion. A ma grande surprise, il me fut répondu que le débat était clos, qu'il n'était plus possible de contester aucun des résultats établis pas l'historiographie officielle, hormis quelques points d'intérêt mineur, que tout doute mettant en cause le credo établi par les associations patentées de l'establishment juif était tout simplement antisémite.
Par ailleurs, il se trouve que mon métier d'ethnologue m'a conduit à travailler en Europe de l'Est où j'avais été habitué à fréquenter ces discours totalitaires qui ressemblent à ceux de la croyance: là-bas, nul n'a le droit de douter de la doctrine officielle interprétant la société et l'histoire; au contraire, le devoir des intellectuels consiste à le justifier selon les fluctuations des aléas politiques contemporains, ou les obsessions des chefs d'Etat. Or, jusqu'à présent, je pensais que seules les orthodoxies totalitaires étaient capables d'imposer l'énoncé de semblables propositions -- qui sanctionnent la fin de toute pensée critique -- que les intellectuels occidentaux ne se font pas faute de dénoncer quotidiennement. Aussi fus-je surpris de constater leur silence en face de semblables opinions proférées dans leur propre pays. Pourquoi cette attitude contradictoire parmi les chantres des droits de l'homme? Pourquoi traitent-ils du problème juif et de l'affaire Faurisson selon des procédures et des méthodes qu'ils dénoncent lorsqu'elles s'appliquent aux interprétations staliniennes de l'histoire? Y aurait-il deux poids et deux mesures de la critique selon qu'il s'agit des Juifs et des "goyim", des régimes staliniens et de l'Etat d'Israel? Or cette contradiction n'est point nouvelle; depuis quelques années, j'avais remarqué les tendances hagiographiques de l'historiographie sioniste ou judéo-centrique -- l'expression est de Maxime Rodinson. Toute interprétation de l'histoire de la Seconde guerre mondiale se doit de satisfaire le discours de l'Etat hébreu, sans quoi elle subit les foudres de ses idéologues ou de ses leaders politiques.
Mais cette intolérance quasi étatique ne se cantonnait point aux seuls débats entre intellectuels, elle visait encore un plus large public en développant une bien plus vaste offensive en direction des media, de manière à imposer son point de vue; on vit alors s'épanouir le grand spectacle de la consommation massive de l'horreur avec le film Holocauste et la publication de livres "génocidaires" précédés de puissantes campagnes de publicité. On tendait à imposer une version de l'histoire de la guerre mondiale au moyen de procédures semblables à celles que le western inventa pour justifier la version yankee de la conquête de l'Ouest. Vérités et mensonges s'y côtoyaient dans la plus grossière simplification afin de convaincre les juifs qu'ils avaient subi l'injustice la plus exceptionnelle de toute l'histoire de l'humanité, et les "goyim" qu'ils avaient une dette éternelle envers eux, dette dont ils ne pouvaient s'acquitter qu'en soutenant sans défaut la politique israélienne! Puis, de nombreux intellectuels juifs envahirent les écrans et les ondes pour nous conter tel ou tel aspect de la déportation, réduisant toujours la guerre au seul problème juif. Or, pour ceux qui s'intéressent quelque peu à cette période de l'histoire européenne et à ses prolongements contemporains, il s'agit d'une simplification trop facile, d'une quasi-imposture. Malheureusement, la Seconde guerre mondiale représente un ensemble d'événements bien plus complexes que sa présentation hagiographique par l'historiographie sioniste, la déportation et le massacre quasi général des populations qui s'y trouvèrent engagées ne peuvent être réduits au seul antisémitisme des nazis et du peuple allemand, quand bien même ceux-ci eussent porté la principale responsabilité du conflit. Un phénomène tel que la guerre moderne où s'enchevêtrent les intérêts économiques et stratégiques des Etats, avec des conflits idéologiques qui dépassent leurs frontières, exige des explications complexes; ici, les simplifications ne sont que mensonges ou vulgaires instruments de propagande.
A ces considérations d'ordre général, j'ajouterai le malaise que j'éprouvais devant le déploiement d'un nouveau "traditionalisme" juif qui, en France, représente le pendant judaique d'un certain régionalisme archaisant et quelque peu réactionnaire dans les valeurs qu'il prétend promouvoir. Le retour en force de la croyance, de l'irrationnel, de pratiques archaiques, tant alimentaires que vestimentaires, me semble suspect à l'heure où les hommes devraient se pencher sur des problèmes autrement urgents, tels la faim, les déséquilibres de la croissance économique entre pays riches et pauvres, ou la nouvelle guerre que certains pouvoirs prétendent inévitable. Cette fuite dans l'irrationnel n'est pas seulement une sorte de démission devant les réalités contemporaines, elle satisfait de puissants intérêts internationaux qui en usent et en abusent pour leur plus grand profit. Dans le gigantesque combat des super-puissances, il me paraît périlleux pour les juifs, aussi bien ceux d'Israel que ceux de la diaspora, de se lier pieds et poings aux intérêts du capital américain. En renforçant les tendances séparatistes et surtout la double appartenance de la diaspora, le sionisme contemporain semble vouloir créer les conditions d'un nouvel antisémitisme qui répondrait à ses aspirations les plus profondes et parfois les plus inconscientes: peupler Israel de toutes les diasporas.
Toutes ces questions se bousculaient en moi depuis quelques années sans que j'en puisse parfois démêler clairement l'écheveau. J'en parlais fréquemment à mes proches, leur faisant part du malaise que j'éprouvais lorsque la déportation et le massacre des juifs servaient à justifier les pires agressions d'Israel envers le peuple palestinien. C'est à ce moment de mes interrogations qu'intervint, voici plus d'un an, l'affaire Faurisson à laquelle se trouvait mêlé mon ami S. Thion. Confronté aux interprétations partiales des media, aux ragots qui envahissaient notre milieu professionnel, je me suis attaché à la lecture des textes de Faurisson et de ses contradicteurs; j'ai encore profité de ces débats pour relire les ouvrages de Bernard Lazare (aujourd'hui introuvables) ou ceux de Hannah Arendt qui, quelques années auparavant, avaient provoqué l'ire de l'establishment juif. Rassemblant enfin des informations que j'avais recueillies lors de mes voyages en Roumanie et en Hongrie, je me suis aperçu en dépit de mes réserves à son égard que les accusations portées contre Faurisson participaient plus d'une opération idéologico-politique d'envergure, que d'une controverse intellectuelle. Je découvrais que nos sociétés occidentales, réputées libérales, pouvaient parfois agir de manière identique à celles réputées totalitaires, lorsque les fondements idéologiques de leurs valeurs se trouvaient contestés, et leur prétendue démocratie placée en contradiction avec leurs intérêts économiques et stratégiques.
Les chemins de l'intégration et le racisme diffus.
Puis-je aujourd'hui me définir en toute sincérité comme juif? Question délicate puisqu'elle soulève le problème complexe de l'intégration du fils d'émigré dans la communauté nationale où ses parents ont choisi, voici plus de cinquante ans, d'installer leurs pénates. Cependant une analyse plus ou moins objective de ma tradition culturelle et sociale m'oblige à répondre négativement à cette interrogation. A l'avocat de la défense qui la posait, je répondis: "Pour les antisémites et les racistes, je suis juif, pour les autres hommes je suis simplement un homme qui appartient à la culture française." Cette affirmation me valut non seulement la haine de spectateurs xénophobes mais encore celle de certains de mes amis parmi les plus tolérants qui éprouvèrent d'abord le sentiment d'une trahison de ma part. En quelques secondes, j'étais devenu un renégat qui abandonnait les siens au moment du "danger"! Mais a-t-on le droit de m'associer à une identité qui ne s'attache pas à mon expérience et qui, de ce fait, est tout à fait ou presque extérieure à ma conscience? A qui appartiens-je et doit-on nécessairement appartenir à quelque chose ou à quelqu'un? La faculté de penser et, par là même, de juger, ne peut s'exprimer que hors des idées reçues et des contraintes idéologiques véhiculées par toute identification a priori. Ou bien l'intellectuel ne doit-il être que le défenseur passionné et le serviteur des desseins politiques des associations qui prétendent représenter son identité ethnique ou religieuse?
Autant de questions qui méritent réflexion pour qui veut comprendre et non créer des croyances en assénant des vérités révélées. Pour ce qui concerne les communautés juives: à laquelle dois-je présentement lier mon sort, mes pensées, mon allégeance? Qu'ai-je de commun avec le C.R.I.F. ou le Consistoire juif de Paris ou d'ailleurs? Athée, mes intérêts n'ont rien de commun avec ceux de ces associations. Partagerais-je le même idéal que les dirigeants de la banque américaine Salomon Brothers qui profite de l'impérialisme au même titre que des banques dirigées par des "goyim"? Devrais-je me sentir solidaire de la politique nationaliste et raciste de M. Begin? Eprouverais-je une émotion différente devant les hassides d'Anvers ou d'ailleurs que face à toute autre culture archaique? Devrais-je ressentir une fraternité de "sang" avec les membres du Bétar ou ceux de l'O.J.D.? Certains me disent que oui, en vertu de mon ancestralité et de l'impérative solidarité qui me lie éternellement avec ceux qui disparurent dans l'univers concentrationnaire. Mais existe-t-il une contradiction essentielle entre le respect dû aux victimes et le refus de s'identifier à leur culture et à leur religion? Seule une théorie raciste de la société peut l'affirmer. Quant à moi je m'y refuse, ma compassion s'étend également à toutes les victimes des meurtres collectifs quelles que soient leurs races, leurs religions ou leurs opinions politiques.
Nul ne peut prétendre traiter différemment les sacrifiés de l'intolérance moderne, du nazisme, du totalitarisme stalinien, de l'impérialisme triomphant, sous peine d'instaurer des différences qui portent déjà les prolégomènes de meurtres à venir. Si l'on admet, avec la pensée politique moderne, l'idée d'une égalité de droit des hommes, un corollaire s'impose nécessairement: l'égalité de leurs souffrances provoquée par certains développements politiques de cette même pensée. Or affirmer, comme le font les théoriciens sionistes, que le traitement des juifs ressortit à un traitement particulier revient à extraire les juifs de l'histoire; en ce cas, pourquoi s'étonnent-ils, ou semblent-ils s'étonner, des souffrances exceptionnelles subies par les juifs? Malheureusement, il suffit de simples comparaisons étendues à l'échelle de notre planète pour constater la triste banalité de leur sort. On serait tenté de trouver quelque réconfort dans le destin de l'humanité s'il suffisait de résoudre le problème juif pour résoudre celui de l'intolérance. Faut-il le déplorer? Ils ne furent pas les seuls à payer de leur vie la folie des hommes mus par des idéologies xénophobes; et les plaines d'Europe orientale, au-delà des frontières nationales, ne forment qu'un seul et immense cimetière dont les terres limoneuses se nourrissent du sang de toutes les ethnies et de toutes les religions des hommes qui les habitent.
Entendons-nous bien, je n'ai jamais renié mon ancestralité ni ses souffrances, au contraire, c'est en partie grâce à elle que je découvris, voici déjà trente ans, le hideux discours du racisme et son enchaînement de violences. C'est en raison même de l'intolérance qu'elle supporta que j'ai consacré une partie de mon énergie à comprendre l'origine de l'intolérable, découvrant, par là même, son extension à d'autres peuples et, au-delà, sa dimension idéologique englobant toute l'Europe, véritable Zeitgeist de la modernité nationale. C'est, enfin, grâce à cette mémoire et à l'analyse qui l'anime que j'ai combattu la politique française en Algérie, la politique américaine en Asie du Sud-Est, la colonisation israélienne en Palestine avec autant de conviction que les exactions soviétiques à l'égard de certains peuples de l'Union. Cependant, toute douloureuse qu'elle fût, mon ancestralité ne me donne aucune supériorité sur autrui, aucun droit d'opprimer au nom d'une injustice à réparer. De cette ancestralité, je ne tire ni gloire, ni honte; elle fut, je l'accepte, je l'assume mais ne la revendique point pour déterminer mon appartenance sociale, politique ou morale. A moins que les sionistes ne me l'imposent, donnant ainsi raison a posteriori aux fascistes dans leur négation de toutes déterminations libres de la personne. Mais c'est là une démarche commune à toutes les théories nationalistes que de traiter de renégats les individus qui refusent de s'identifier à leurs idéologies xénophobes. Si l'on admet l'égalité théorique entre les hommes, celle-ci ne peut être conciliée avec une quelconque supériorité préalable due à l'origine ethnique, à la langue, à la religion (fût-elle la première révélation monothéiste) ou aux coutumes: par essence, l'égalité s'oppose au privilège.
Depuis que les Etats-nations se s'ont approprié, au profit de leurs classes dirigeantes, l'identité ethnique de leurs élites, il n'est point aisé de se définir en dehors d'une ancestralité collective. Les axiomes des théories nationalistes reposent sur des principes génético-ethniques qui aliènent la personne à des déterminants quasi a-historiques indépendamment et à l'encontre de la libre volonté de chacun. Or comment accepter cette appartenance a priori sans qu'une profonde adéquation unisse la société ancestrale et la société contemporaine? Si certains se permettent de tenir un discours tout en menant, par ailleurs, des actions qui en contredisent les principes, libre à eux; encore faut-il ne pas exiger d'autrui qu'il suive les mêmes voies! Je me refuse à cette forme d'aliénation qui fait, d'une part, tenir un discours sur les valeurs morales intangibles du passé tandis que, d'autre part, les exigences de la société moderne contraignent à s'y opposer.
Cette situation n'est pas uniquement réservée aux juifs, elle envahit aujourd'hui la plupart des discours politiques qui mettent er, avant le retour aux sources, à la société paysanne d'antan, sous la forme du régionalisme ou de l'écologie. Or ma vie, mon éducation, les valeurs que m'enseignèrent mes maîtres et mes parents sont étrangères à celles qui fondaient l'originalité des communautés juives auxquelles appartenaient mes ancêtres (mes arrière-grands-parents). Il se trouve que les hasards de l'émigration ont conduit mes grands-parents à vivre en France et c'est ici que j'ai reçu une éducation "laique et républicaine" en même temps que les petits paysans gascons avec lesquels je partageais naguère mes jeux. Plus tard, après des années de lycée et d'université, je suis devenu athée et nourri d'une indéfectible tolérance envers les croyances des autres. Je dois confesser que ma mère m'y aida beaucoup, elle qui avait tant souffert en Pologne de l'antisémitisme d'un nationalisme hystérique. Je me suis marié à des compagnes que mes ancêtres définissaient comme des "shikse"[note de l'AAARGH: mot du dialecte yiddish signifiant esclave chrétienne] et mes deux filles ressemblent à tous les enfants de petits bourgeois français. D'un point de vue social, notre vie imite celle de milliers d'autres couples et, quoi que nous fassions ou pensions, nous sommes inscrits dans l'esprit de notre temps. Mes enfants connaissent leurs origines quasi internationales sans qu'elles en fassent grand cas. Ce sont les résultats du hasard et de l'amour.
Pourtant, si j'ai conscience de cette banalité, je sais aussi que ma culture française est encore marquée par d'autres influences, anglaise ou germanique. De plus, en raison de mon travail d'ethnologue, j'ai été conduit à approcher d'autres formes culturelles qui infléchirent mon expérience sociale et historique. Bref, comme de nombreux intellectuels, je prétends détenir une part de la culture universelle même s'il m'arrive parfois d'en user avec maladresse. Ainsi -- et en dépit de mon horreur pour le nationalisme pontifiant --, lorsqu'il m'arrive d'éprouver le sentiment d'une dette envers un pays, c'est vers la France que je porte ce sentiment. C'est le pays qui accueillit mes parents, c'est de lui qu'ils tirèrent leur aisance et c'est lui qui m'offrit sa culture au travers de sa langue. Mais ce sentiment de vague reconnaissance ne m'a jamais interdit de critiquer mon pays et de mettre en doute le bien-fondé de sa politique, c'est justement parce qu'il me permet de conserver mon libre arbitre que je suis fidèle au contrat qui nous lie.
Je crois devoir ajouter que mon refus de m'identifier à une quelconque tradition juive tient, d'une part, au sentiment de respect que j'éprouve envers mes ancêtres, envers leur expérience sociale, religieuse et historique, leurs coutumes, leurs langues, leurs rites, leurs croyances, et, d'autre part, au sérieux qui doit guider toute lecture historico-anthropologique. Il s'agit d'abord de reconnaître une véritable mutation dans le cours de mon histoire généalogique et d'accepter l'écart quasi infranchissable qui s'est ainsi créé, et, ensuite, de refuser les impostures épistémologiques si familières aux historiographies nationalistes qui ne cessent de lire les phénomènes de la tradition (histoire, ethnographie, philologie) en fonction d'axiomes établis par des nécessités politiques éminemment contemporaines. Voici quatre ans, j'écrivais un article où j'essayais de montrer les procédures idéologiques grâce auxquelles les intellectuels nationalistes d'Europe centrale manipulaient et manipulent le folklore paysan afin de justifier la théorie mono-ethnique de l'Etat-nation et d'en légitimer la souveraineté Aujourd'hui, les thèmes esquissés dans ce texte pourraient s'appliquer mot à mot au discours sioniste1.
S'essayer à penser l'histoire, à déchiffrer le sens d'événements passés pour eux-mêmes et en eux-mêmes, et non en user grossièrement afin de justifier, de sanctifier le présent-futur, est une activité de l'esprit qui s'oppose aussi bien à la création de mythes politiques et messianiques qu'à toute forme de racisme génético-ethnique les accompagnant. Toutefois, c'est effectivement en raison de cette activité que je suis traité de renégat ou de mégalomane (je croyais ce terme réservé aux manipulateurs de l'histoire). Pourtant, seuls les Etats ou des groupes sociaux mus par des présupposés ou régis par des lois racistes peuvent m'imposer la judéité. Dès lors, il faut convenir que ces pays et ces associations contre lesquels le sionisme lutta entretiennent avec celui-ci une communauté de pensée et de valeurs morales. Ensemble ils refusent toute procédure d'assimilation et de libre choix de la personne; en d'autres termes, ils refusent à l'homme la qualité de sujet de l'histoire pour en faire l'objet d'une volonté qui lui est toujours extérieure parce qu'elle est antérieurement déterminée par une espèce d'arche-généalogie (mythe aryen, alliance élective avec Dieu, ou révélation d'un messie rédempteur).
Ces principes servirent et servent toujours d'arguments théoriques et pratiques aux nationalismes ethniques des XIX' et XX' siècles, pour légitimer leurs conquêtes territoriales, leurs exactions politiques et les massacres qui les accompagnent; ils affirment, par là même, leur conception "raciale" du politique et du social. Aussi, chacun se doit-il d'appartenir au groupe que lui assigne l'Etat, une élite dirigeante, une Eglise ou toute institution détenant un quelconque pouvoir de légiférer. D'aucuns devraient savoir -- mais l'auraient-ils oublié? -- vers quels errements meurtriers, vers quelle violence aveugle mènent ces idéologies. Ils avaient peut-être cru les voir anéanties sous les ruines du III' Reich, pourtant il semble que ce fut là une nouvelle illusion, un trompeur malentendu. On avait certes achevé une des formes de ce nationalisme sans pour autant éradiquer la pensée nationaliste qui poursuit aujourd'hui les peuples de sa gangrène.
A l'échelle individuelle, la perception de ces principes nationalistes contraint chacun d'affirmer avec la foi du croyant une solidarité personnelle envers tous les membres de son groupe et, en contrepartie, à manifester une hostilité, voire une haine envers les autres. Or, c'est précisément cette conception de la société que je refuse fondamentalement, car s'il paraît difficile sinon impossible d'échapper totalement à son histoire et à sa culture, en revanche chacun est libre de choisir son identification. Pourquoi devrais-je éprouver une solidarité a priori avec des individus et certaines de leurs institutions quand, par ailleurs, nous poursuivons des buts différents et opposés? Au nom d'une prétendue ancestralité commune! Je pourrais envisager cette possibilité si je vivais au sein d'une société sans Etat (tribale, clanique, villageoise). Or, l'appropriation par l'Etat-nation de ces solidarités archaiques en transforme le contenu et les effets. Elles ne marquent plus le ciment nécessaire qui unit des individus socialement peu différenciés; au contraire, elles occultent les écarts économiques, sociaux et culturels institués par la modernité politique capitaliste ou "socialiste". La solidarité ethnico-généalogique (ou génético-généalogique) pré-étatique traverse les classes sociales, les institutions, les bureaucraties de l'Etat-nation au seul profit de ceux qui manipulent l'archaisme des émotions qu'elle engendre encore pour les desseins d'une réelle modernité.
Depuis plus de quinze ans, on assiste en France (depuis plus longtemps aux U.S.A.) au développement de diverses pensées qui prônent le retour "aux sources", les "roots" du fameux feuilleton américain. Ces idées énoncent des thématiques passéistes complémentaires qui mettent en scène tel ou tel aspect de l'archaisme européen. On y rencontre pêle-mêle un régionalisme fondé sur les divisions territoriales et linguistiques de la France médiévale, un paysannisme écologique promettant une vie associative et agraire fondée sur les descriptions benoîtement idéalisées par l'hagiographie ethnographique actuelle. On découvre un "nouveau mysticisme" actualisant les formes les plus vulgaires de la croyance, cependant que de "nouveaux philosophes" -- qui ne sont ni nouveaux, ni philosophes -- resservent, avec un zeste d'actualité, les arguments usés d'un idéalisme de pacotille.
Au moment où les grands messianismes modernes ont démontré leurs pouvoirs mortels et leur faillite à résoudre les problèmes économiques et moraux du monde -- au contraire ils n'ont fait qu'aggraver l'étendue et la violence des répressions --, nombre d'intellectuels fuient la réalité contemporaine dans les rêves d'un passé illusoire qui leur sert d'écran protecteur pour "oublier" les véritables sources de la violence présente (impérialismes divers, exploitation féroce des pays les plus pauvres, torture instaurée dans la pratique quotidienne de la plupart des Etats du monde). Ce retour aux traditions plus ou moins disparues -- et, pour nombre d'entre elles, largement réinterprétées ou inventées -- parcourt aussi les communautés juives françaises. On redécouvre le "shtetel", les souffrances, et non la tolérance de la communauté hispanique, ainsi que les traditions les plus orthodoxes survivant encore parmi quelques groupes. Mais, non content de les redécouvrir, on nous les donne en exemple pour accomplir une "vraie" vie sociale et spirituelle. Pourquoi ne nous parle-t-on point de la complexité des mouvements sociaux et politiques qui parcoururent les communautés juives au point que certaines d'entre elles s'assimilèrent totalement à la culture qui les accueillait? Pourquoi masque-t-on aux descendants le rôle de la banque juive dans l'extension vers l'Europe centrale et orientale de l'impérialisme allemand du XIX' siècle? Pourquoi évite-t-on les questions posées par les violents conflits de classes qui traversaient les communautés de Vienne ou de Budapest? Il faut le dire et l'écrire, jamais des penseurs, tels Adorno, Lukacs ou H. Arendt, n'envisagèrent, pas même après la Seconde guerre mondiale, le sionisme comme la solution du problème juif et celle du racisme en général. Ils avaient une conscience trop aigue des arguments xénophobes de cette théorie nationale.
Il se trouve que j'ai eu l'occasion de visiter une des dernières communautés juives traditionnelles vivant en Europe orientale. Devant ces hommes perpétuant avec obstination leur croyance et les rites s'y attachant, j'éprouvais une émotion identique à celle qui m'étreint chaque fois que je partage ma vie professionnelle et affective avec ces paysans orthodoxes qui poursuivent leurs traditions anachroniques dans l'isolement de leurs vallées carpathiques. C'était encore le même sentiment que me procuraient les quelques jours passés avec les pêcheurs-paysans de Taaha en Polynésie. Toutes ces cultures tiennent de l'universelle humanité et chacune, selon ses modalités originales, contribue à l'expression de la totalité de l'être. Toutes méritent la même attention, le même respect, la même intelligence, et, cependant, jamais je n'y ai reconnu ma culture, c'est-à-dire une expérience sociale et historique inconsciemment partagée. Je n'ai pour elles, et pour d'autres, aucune préférence particulière, seules certaines me sont plus ou moins familières et, de ce fait, plus immédiatement accessibles. Or certains prétendent que, de par mon ancestralité et mon appartenance "logique" au judaisme, il me faut aimer ou du moins éprouver une sympathie plus intense pour les juifs que pour tout autre peuple: "Tu es juif, donc tu dois avant tout aimer les juifs au-delà ou en deçà de toutes différences sociales, politiques et religieuses." Aurait-on oublié que l'amour est une affaire individuelle ou divine? Il faut réserver ses passions amoureuses à Dieu, ses parents, ses enfants, ses compagnes ou ses amis. Ainsi j'aime des individus d'origine juive, des Arabes, des Asiatiques, des "goyim" occidentaux, selon le hasard de nos rencontres et les penchants des affinités électives. Aimant individuellement, il m'arrive aussi de hair individuellement, mais, quant à aimer collectivement les peuples, les membres d'une secte, d'une religion ou d'une ethnie, je me méfie de ce sentiment et l'écarte délibérément parce qu'il contient son complément logique, la haine collective: ensemble ils fondent le racisme. Les peuples ne sont ni à aimer ni à hair, ils sont à étudier, ou pour emprunter les mots de Spinoza: "Quand il s'agit d'autrui, ne pas se moquer, ne pas pleurer, mais comprendre." On a fréquemment énoncé cet adage: ce ne sont pas les bons sentiments qui font la bonne histoire ou la bonne anthropologie; s'en convaincre, c'est éliminer de nos procédures analytiques toute sensiblerie collective, c'est conserver à la raison son pouvoir discriminateur à l'encontre des passions.
C'est en ce sens que je trouve quelque peu suspect l'amour présent des "goyim" pour les juifs en général. Et ces derniers s'en félicitent naivement, le favorisent, parfois le manipulent en jouant de la culpabilité qui le fonde. Cet amour me semble suspect parce qu'il me remémore une récente lâcheté collective qui laissa les Juifs singulièrement solitaires et démunis devant la trahison de l'Etat français et de sa classe politique. Jean-Paul Sartre offre un bon exemple des errements auxquels conduit cet amour coupable. Grand pourfendeur du racisme et de l'antisémitisme depuis 1945, il commit ce texte simpliste et quelque peu insultant pour la tradition juive: Réflexion sur la question juive. Il s'agit non seulement d'un grimoire psychologique, mais d'une preuve irréfutable de son ignorance de la culture et de l'histoire des communautés juives européennes car le judaisme ne se limite point, tant s'en faut, à l'intellingentsia parisienne. Or, si j'en crois les mémoires de Mme de Beauvoir, je n'ai pas souvenir que J.-P. Sartre ait montré la moindre sollicitude, ni esquissé la moindre manifestation de protestation quand le gouvernement de son pays expulsait ses collègues juifs ou d'origine juive des cadres de l'instruction publique! frileusement assis aux côtés du poêle dans l'arrière-salle d'un café il écrivait son oeuvre tout en quémandant aux autorités d'occupation l'autorisation de faire jouer ses pièces. [Note de l'AAARGH:sur ce personnage et ses contorsions existentialisto-staliniennes à propos du révisionnisme, voir le récit de S.Thion, Une allumette sur la banquise, 1993, ch.1] Mais pouvait-on s'attendre à un autre comportement de la part de celui qui, "refusant de désespérer Billancourt", s'attachait à nous faire aimer la Russie soviétique quand ses thuriféraires voulaient nous faire croire à la culpabilité de certains médecins juifs?.. Pourquoi encore, parmi les chantres du sionisme, rencontrons-nous tant d'anciens staliniens, ces amoureux de la religion du père Joseph? Voilà quelques exemples, certes partiels, qui montrent, cependant, à quels dangers racistes et totalitaires nous mène cet amour des peuples et des systèmes politiques.
Refuser l'amour collectif et électif n'entraîne pas, par ailleurs, au cynisme et à la distance qui laisseraient sans jugement devant les violences du pouvoir politique. Lutter contre telle ou telle forme de l'oppression n'implique pas qu'il faille vouer au peuple qui s'y soumet une haine éternelle et sans partage, car il demeure toujours une partie de ce peuple pour en contester la loi.
Comprendre une culture, un pouvoir, une société, c'est aussi saisir les contradictions qui la traversent et hors desquelles il n'est point de société humaine. Pourtant, c'est au nom de cet amour collectif et manichéen que se sont produits les plus gigantesques massacres qu'ait jamais connus l'Europe; c'est encore au nom de cet amour que les peuples se sont satisfaits de théories racistes inventées et manipulées par les intellectuels. On ne peut concilier l'égalité théorique de l'humanité avec un quelconque amour privilégiant l'une de ses parties: on ne peut affirmer cette égalité et, par ailleurs, alléguer d'une supériorité ontologique pour prétendre détenir le privilège d'une vérité révélée, qu'elle soit l'alliance privilégiée avec la parole divine ou le message libérateur d'une théorie philosophique. En postulant cette égalité théorique, je ne prétends point unifier empiriquement la diversité des manifestations culturelles de l'humanité, ni occulter les écarts économiques et politiques créés par les puissances conquérantes et plus tard les super pouvoirs. Je laisse ce fade humanisme aux péroraisons d'un parisianisme en mal d'émotion à bon marché: l'ethnocide a toujours prudemment évité les problèmes trop explosifs pour le confort de ses prophètes. L'égalité de l'homme, en tant que concept, n'est pas d'ordre empirique (faut-il le déplorer?) mais d'ordre théorique, il a sa source dans l'essence même de l'activité humaine, la pensée et ses multiples expressions; et c'est en raison de cette activité que je peux tenter de dialoguer avec la plus démunie des tribus australiennes sans pour autant m'y intégrer.
Et si, présentement, j'accepte ces postulats, il me faut encore en tirer toutes les conséquences qui s'appliquent aux problèmes politiques, moraux, économiques et culturels où s'engage la société. C'est ce que je fis en refusant de me laisser imposer une appartenance ethnique et religieuse juive qui m'eût contraint d'approuver, à un moment ou l'autre de ma vie, un postulat culturel de supériorité. S'il existe des êtres supérieurs, des esprits hors du commun, des penseurs et des artistes, ils ne forment pas un peuple, ils demeurent des individualités quand bien même on les rencontrerait plus fréquemment chez certains peuples à un moment donné de leur histoire. Ainsi on peut aimer la Renaissance italienne sans italo-centrisme, de même que ma passion pour la musique allemande ne m'a jamais conduit à choisir le pangermanisme. On peut apprécier Freud, Shoenberg, Wittgenstein, sans une appréciation judéo-centrique de la société viennoise.
En effet, que ce soit dans sa version religieuse -- le judaisme -- ou dans sa version laique -- le sionisme --, la pensée juive contemporaine présuppose une supériorité, dont les expressions politiques appartiennent à la pensée raciste. Dès lors, on ne s'étonnera point de constater l'omnipotence d'un système de jugement fondé sur la prééminence des deux poids, deux mesures, selon que les protagonistes de telle ou telle action appartiennent ou non au monde juif. Ainsi lorsqu'un athée énonce une critique de l'Eglise catholique et de ses prêtres, on le prétend laique; en revanche, s'il procède de manière identique à l'encontre des rabbins et de la Synagogue on l'accusera d'antisémitisme. Y aurait-il une meilleure croyance et ces deux institutions ecclésiastiques n'auraient-elles point, vis-à-vis de leurs ouailles, des intérêts similaires et donc des pratiques d'une semblable intolérance? Je m'étonne toujours d'un tel jugement qui, dans le premier cas, s'attache à l'opinion philosophique de la personne et, dans l'autre, transforme cette opinion en une allégation raciste.
Aussi m'interrogé-je sur les intentions de cette transformation. N'est-ce point, d'une certaine manière, une "demande" de racisme, une sorte de justification a posteriori, et quelque peu morbide, de la haine d'autrui (qui est peut-être la haine qu'on lui porte) nécessaire à consacrer, jusques et y compris dans l'hostilité, la supériorité ontologique du peuple juif? Pourtant, dénier aux rabbins la possession d'une vérité transcendantale n'est rien d'autre que l'exercice normal de l'esprit critique et du doute tel que nous l'enseigne la philosophie depuis ses origines helléniques. Et d'aucuns connaissent le précédent trop fameux de Spinoza pour s'étendre plus avant sur cette thématique qui met en lumière l'une des procédures par laquelle une Eglise, une secte, un groupe ethnique fonde sa supériorité.
Si, derechef, je prétendais démontrer l'inexistence de Dieu, je serais conduit à réfuter avec la même conviction les arguments des théologies juive, chrétienne ou islamique. De ce point de vue, leurs différences ne me concernent pas puisque toutes trois procèdent d'une même pensée de croyance fondée sur la foi en une vérité révélée et non sur la raison d'une vérité démontrée et vérifiable, contestable et contestée. Enfin, si pour les religions issues du judaisme les juifs représentent toujours les élus de Dieu, cette affirmation tient encore de la foi et ne peut satisfaire les exigences de la rationalité politique. Ces conceptualisations excluent l'égalité et, de ce fait, la tolérance car, s'opposant mutuellement la vérité de leurs révélations successives, elles en usent afin de jauger la valeur des hommes, qui se trouve ainsi séparée de son unité immanente.
Je laisse aux croyants leurs certitudes, elles ne recouvrent que des débats d'idées tant que leurs zélateurs ne s'acharnent pas à les imposer par la force, chacun est libre de ses choix, c'est affaire personnelle et je me garderai bien de ressembler à ces athées qui transforment les arguments de la raison en certitudes religieuses, ou à ces théoriciens nationalistes qui utilisent des évidences ethnographiques pour établir des vérités politiques intemporelles.
Foi religieuse ou foi laique, ce sont deux variations d'une même pensée qui s'unissent dans une conception xénophobe du monde telle que le pangermanisme, le panslavisme, le sionisme et, sur un mode mineur, les nationalismes roumain, hongrois, bulgare ou polonais, etc. C'est ainsi que le sionisme reprend à son compte l'antique notion religieuse d'élection du peuple juif qu'il inscrit dans une conception singulièrement simpliste de l'antisémitisme auquel il donne la valeur d'une vérité intemporelle, a-historique, sorte d'essence des rapports inter-ethniques justifiant, après coup, la fondation de l'Etat hébreu.
L'historiographie sioniste n'a de cesse d'accréditer la permanence d'un seul et même antisémitisme poursuivant le peuple ou les peuples juifs, depuis leur défaite face aux Romains jusqu'à la tuerie collective de l'univers concentrationnaire. Je n'ai pas à présenter ici un dossier historique complet, d'autres l'ont fait avant moi de façon plus convaincante (H. Arendt; G. Scholem, M. Rodinson, P. Vidal-Naquet); je souhaiterais plus modestement rappeler quelques faits, quelques situations, qui soulignent les exagérations, les confusions volontaires et involontaires entretenues par l'historiographie sioniste. Je limiterai mon propos à l'Europe centrale et orientale puisqu'elle occupe l'essentiel des problèmes posés par l'affaire Faurisson.
Tous les peuples de toutes les religions qui peuplent l'Europe centrale et orientale sont réputés antisémites depuis la nuit des temps; la preuve est simple: qui défendit les juifs à l'heure de la déportation? Pour répondre à cette question fort complexe, il faut auparavant préciser le contexte social et politique de ces marches européennes car, à présenter cette question brutalement et hors du processus historique qui la prépare, il devient aisé de faire parler les faits selon le désir idéologique de chacun.
Pour comprendre l'antisémitisme d'Europe orientale, on doit, en premier lieu, établir une différence radicale et qualitative entre l'antisémitisme ethnico-religieux et l'antisémitisme de l'Etat-nation ou des mouvements nationalistes. Le premier antisémitisme appartient à ce que je nommerai la xénophobie traditionnelle et culturelle (au sens anthropologique de ces termes) de toutes les communautés archaiques y compris des communautés juives (G. Scholem, le Messianisme juif, Paris, 1974); tandis que le second doit être interprété dans le cadre de l'appareil idéologique de l'Etat-nation. Que le second antisémitisme use du premier afin de renforcer sa propre efficacité, cette opération n'ôte rien à cette différence initialement établie, hors laquelle il devient impossible de saisir l'unité culturelle de l'Europe centrale rurale. Certes, les victimes du système concentrationnaire pourraient me rétorquer: "Peu nous importe cette différence analytique et toute théorique, le mal est là et le résultat meurtrier demeure identique." Tout au contraire, sans cette distinction essentielle, il n'est point d'histoire sociale et culturelle possible, d'histoire des rapports réciproques et dialectiques qu'ils partagèrent avec d'autres peuples dans la violence meurtrière de l'Europe centrale
Je pense que l'historiographie moderne a quelque peu exagéré l'ampleur des exactions dues à l'antisémitisme ethnico-religieux, et que certaines comparaisons, soigneusement évitées, auraient tempéré les visions apocalyptiques judéocentriques. Relisons l'introuvable Histoire de l'antisémitisme de B. Lazare (à propos pourquoi ne réédite-t-on pas ce livre?)[Note de l'AAARGH: rééditée depuis par P.Guillaume et bientôt disponible sur le site de l'AAARGH; pour le moment, seule une traduction anglaise est disponible]. Nous y découvrirons que le fameux antisémitisme des paysans russes était des plus modérés, actualisé au cours de la Semaine sainte par des jets de pierres et quelques horions peu meurtriers. En revanche, si l'on veut rencontrer l'antisémitisme meurtrier, il nous faut tourner nos regards vers l'Etat autocratique et ses sbires: ce sont eux les instigateurs de pogroms. Que des paysans crédules et miséreux fussent abusés par ces vulgaires séides, j'en conviendrais aisément car rien n'est plus aisé que rendre des peuples affamés assassins de leurs voisins tout aussi affamés qu'eux. Mais à refuser cette réalité trop contradictoire pour un amalgame confortable, on se prive de toute clairvoyance; et c'est au nom de cet aveuglement que la bourgeoisie juive russe réclamait pour les pauvres Juifs des bienfaits et une situation qu'elle aurait pu tout aussi bien exiger pour la masse des moujiks. C'est l'Etat qu'il fallait attaquer, et c'est précisément ce qu'avait compris le mouvement révolutionnaire2.
Dans le beau roman de Mandelstam, Les Plaines de Mazovie, l'auteur nous conte avec nostalgie la vie quotidienne de ces bourgades peuplées de Juifs et de Polonais tout aussi pauvres ` les uns que les autres, et tout autant Tournis au pouvoir seigneurial des grands propriétaires fonciers. Il décrit avec précision et retenue la dégradation rapide de cette symbiose communautaire qui apparaît dès la naissance de l'Etat polonais en 1918, à mesure que l'idéologie de l'Etat-nation mono-ethnique réglait la compétition économique et culturelle entre ces deux groupes. Indépendante mais pauvre, chargée par les puissances capitalistes de tenir les avant-postes de l'anticommunisme combattant, la Pologne ressuscitée n'eut pas d'autres arguments que la xénophobie ethnique et religieuse pour s'attacher une paysannerie miséreuse et une fragile bourgeoisie qui L'auraient peut-être trouvé un sort meilleur dans d'autres cadres étatiques (par exemple au sein de l'empire austro-hongrois).
Je pourrais encore tenir de semblables propos sur les événements sanglants qui décimèrent les populations civiles pendant la guerre polono-ukrainienne (1918-1920). A l'époque, on accusa les Ukrainiens de provoquer des pogroms sans remarquer que de nombreux juifs avaient choisi la nationalité polonaise. Aussi serait-il plus juste de parler de pogroms de Polonais sans oublier que ces derniers ne manquèrent point de retourner leurs exactions aux Ukrainiens3. J'ajouterai que l'antagonisme polono-ukrainien, toujours vivace à la veille de la Seconde guerre mondiale, fut très habilement utilisé par les autorités allemandes au cours des années 1939-1945, mais c'est là pratique courante chez toutes les puissances occupantes (cf. A. Speer, Au coeur du Troisième Reich).
Enfin, pour compléter les éléments de cette situation tragique, je rappellerai que les Ukrainiens eurent à combattre aussi les troupes bolcheviques lors de la guerre russo-polonaise (1920-1921). Relisons, sans parti pris, Cavalerie rouge, ces récits-reportages d'Isaac Babel dans lesquels nous décelons un univers de perpétuelle vengeance, cette vendetta à l'échelle d'un peuple toujours prêt à restaurer les injustices d'une histoire qui, depuis 1914, ne lui laisse pas grand répit. Dans ce monde, la situation des juifs n'était ni plus ni moins enviable que celle des autres, toutes unissaient l'horreur et le massacre.
Depuis la fin du Moyen Age jusqu'à la Première guerre mondiale, la situation des juifs d'Europe centrale et orientale ressemblait donc à celle des populations qu'ils côtoyaient quotidiennement dans un monde où les xénophobies religieuses et les haines ethniques participent d'une conception "normale" du monde. Il faut se défaire d'une idée trop répandue qui prétend au perpétuel complot contre les juifs; en fait, les situations varièrent au gré des politiques et des privilèges octroyés par les princes. Si je compare rapidement l'état des juifs dans le dernier tiers du XIX' siècle en Hongrie et en Roumanie, j'y trouve deux situations opposées, qui dépendent éminemment de la politique de l'Etat. Paisible dans une Hongrie qui cherchait à intégrer ses nombreuses "minorités" ethniques dans un processus rapide et parfois violent de magyarisation, les juifs y furent les alliés objectifs de cette politique qui se retourna contre eux lorsque l'empire des Habsbourg se désagrégea au profit des Etats successeurs. Situation précaire dans une Roumanie ultra-nationaliste et paysanniste qui ne pouvait accepter la lente immigration juive qui, depuis le milieu du XVIII' siècle, venait de Galicie et de Bessarabie et peuplait sa province orientale, la Moldavie. Situation certes intolérable, sans cesse dénoncée par les comités juifs d'Angleterre, d'Allemagne, de France ou d'Autriche, mais tout aussi intolérable la situation de la paysannerie de cet Etat latifondiaire exploité par des capitaux étrangers (anglais, allemands et français). Notons, une fois encore, que l'antisémitisme virulent et efficace (interdiction professionnelle et de résidence) fut le fait de l'Etat, de ses élites et de ses nouveaux cadres qui tentaient de défendre les privilèges que leur offrait l'Etat naissant: une promotion sociale et, une valorisation du capital, rapides et sans concurrence excessive. Le problème de l'intolérance roumaine ne peut se réduire à celui de l'antisémitisme, il concerne plus généralement celui de la démocratie politique que ce pays n'a jamais résolu.
Le tribut humain et moral payé par les diverses communautés ethniques ou religieuses d'Europe centrale et orientale au cours des XVII', XVIII' et XIX' siècles n'est pas moindre que celui des juifs; ceux-ci jouissant parfois de privilèges royaux ou impériaux qui les mettaient à l'abri des représailles exercées par les princes à l'encontre de leurs paysans hérétiques ou révoltés. J'évoquerai ainsi la contre-réforme entreprise par Marie-Thérèse d'Autriche en Transylvanie: combien de nobles et de paysans hongrois protestants périrent sous les armes des impériaux? Nul ne le sait précisément, mais les descriptions ne manquent point sur les campagnes dévastées, les villages brûlés, les femmes violées et éventrées, les hommes et les enfants empalés, bref le déchaînement de l'intolérance religieuse au service d'une foi et de la conquête impériale. Faut-il enfin rappeler le destin tragique des hussites tchèques, et leur totale destruction après la Montagne-Blanche, ou plus banalement la répression des révoltes de paysans roumains qui n'ont jamais manqué dans ce monde de misère et de famine? Et si l'Europe orientale ne connut point d'épidémies de répression de la sorcellerie à l'image de celles qui sévissaient en Occident, la lutte ethnico-religieuse y trouva, en revanche, un terrain d'élection où les juifs subirent les effets de cette intolérance dévastatrice entre sectarismes schismatiques, antischismatiques, réformés ou apostoliques. Pourquoi auraient-ils échappé au lot commun? Au nom de quelle tolérance particulière auraient-ils été mis à l'écart de l'histoire? Non, ils appartinrent à cette sanglante histoire sans qu'elle leur attribuât un destin spécifique, sinon qu'ils s'en sont sortis plus indemnes que d'autres qui furent totalement éradiqués des sociétés modernes issues de cet accouchement sanglant. De ce point de vue, la comparaison se révèle salutaire pour l'esprit, car elle nous montre avec quelle vitalité les communautés juives émergèrent de ces âges des ténèbres. Et qu'on ne me livre pas l'argument de leur effroyable misère, celle-ci n'était ni pire ni moindre que celle de toutes ces paysanneries écrasées sous le joug du "second servage". Que les historiens sionistes se penchent avec la même commisération sur le sort des paysans ukrainiens, polonais, roumains ou hongrois, ils seraient peut-être surpris de rencontrer des similitudes qui ne leur conviendraient guère. Il faudrait enfin qu'ils tiennent compte des évolutions et des transformations politiques qui affectèrent l'Europe orientale et n'oublient point que les juifs chassés d'Occident à la fin du Moyen Age trouvèrent ici un asile salvateur.
Mais je pourrais étendre la comparaison du destin des juifs à celui de certains peuples d'Asie, d'Afrique ou d'Océanie. Leurs témoignages ou celui de témoins occidentaux nous éclaireraient sur les conditions de vie au beau temps du colonialisme. Ainsi, au congrès de Berlin (1878), tandis que les Britanniques s'attachaient à défendre le triste sort des juifs de Roumanie, certains de leurs compatriotes chassaient à courre le Tasmanien. Chacun sait ce qu'il advint des Tasmaniens, et leur totale disparition n'émut point outre mesure les leaders des mouvements nationaux. Ils n'étaient ni des blancs, ni les instruments de l'impérialisme de sa Très Gracieuse Majesté. S'il faut se féliciter du soutien que le gouvernement britannique apporta aux juifs roumains, je ne peux m'interdire de penser que ce souci n'était pas le fruit d'un humanisme généreux mais plutôt un moyen de concilier la charité avec de puissants intérêts économiques et politiques. Nous étions à la fin du XIX' siècle, et la Grande-Bretagne était alors au faîte de sa puissance mondiale4.
L'histoire sioniste des juifs européens n'est pas sans évoquer les hagiographies propagandistes des mouvements nationalistes5. Il s'agit d'abord et toujours de contruire un modèle tragique dans lequel le peuple doit être présenté comme le "bouc émissaire" de l'histoire, l'objet sans volonté de situations qui lui sont toujours imposées de l'extérieur, détenant le sujet aliéné par excellence. Aliénation tragique de l'homme qui ne peut maîtriser son destin. Mais de quelle société paysanne ne pourrait-on affirmer la même chose, lorsqu'elle se trouvait involontairement mêlée aux batailles des princes? Du point de vue de la société paysanne, toute l'histoire de l'Europe est tragique et aliénée. Mais les cultures, les groupes ethniques ou religieux ne sont pas uniquement composés de paysans, ils sont stratifiés, et leurs élites n'ont jamais manqué les rendez-vous de l'histoire. Ainsi, au début du XIX' siècle, lorsque les juifs de Berlin s'opposaient à l'extension de leurs privilèges royaux aux autres juifs vivant dans le royaume de Prusse, n'agirent-ils pas selon leur volonté? Lorsque la banque juive décida de faire transiter les fonds anglais nécessaires pour payer les troupes de la dixième coalition qui vainquit Napoléon à Waterloo, n'était-elle point sujet de l'histoire? Lorsque les juifs hongrois décidèrent de répondre favorablement à la magyarisation qui suivit le compromis de 1867, n'étaient-ils pas encore des sujets de l'histoire au même titre que les minorités nationales qui la refusèrent?..
Tout autant que la pensée de croyance, la pensée sioniste cherche à construire une histoire extraordinaire des communautés juives. Histoire extraordinaire, élection extraordinaire, histoire hors l'histoire qui doit accréditer l'idée d'un antisémitisme inscrit au coeur de toutes les autres visions du monde, d'un antisémitisme immuable dans sa forme et son contenu quels que soient le lieu et le temps, un antisémitisme inhérent à l'humanité. Mais, pour être tout à fait précis, cet axiome de la pensée sioniste exige son complément, formulé de la manière suivante: n'est-ce pas une nécessité fondamentale que d'attribuer à autrui sa propre vision du monde pour en justifier les implications pratiques? Je laisse la réponse à ceux qui souhaiteraient réfléchir sur les discours moraux, historiques et politiques, utilisés par les sionistes pour justifier la pratique politique israélienne.
Dans cette exceptionnalité de l'histoire, quoi qu'ils fassent, le Juif ou les communautés juives doivent apparaître sans volonté, comme agis de l'extérieur, forcés par l'événement, perpétuellement en situation de défense6. C'est le modèle du "bouc émissaire" intemporel qui devient la norme de l'histoire juive. C'est grâce à lui que l'on évita et que l'on évite les contradictions inhérentes à l'entrée de toute société dans le champ du capitalisme et de l'impérialisme puisque tout comportement peu conforme à l'humanisme trouve sa justification comme réponse à la situation de "bouc émissaire". On élimine, annule, ainsi les rapports de classes qui viendraient à coup sur troubler l'unité recherchée. Ainsi fi des collusions entre les instances des pouvoirs économiques et politiques des divers groupes ethniques! Fi aussi du rôle déterminant des juifs dans le développement des diverses versions du socialisme, du communisme ou du stalinisme! puisque cette émergence du sujet de l'histoire contredit la théorie du "bouc émissaire" qui ne doit s'achever qu'en 1948, à l'aube de la naissance d'Israel. Pour l'historiographie sioniste, le sujet ne peut être que le pionnier de l'Etat hébreu parce qu'il avait fait le "bon choix" Mais cette démarche de l'esprit ne possède aucun caractère exceptionnel, elle parcourt tous les livres d'histoire des pays d'Europe orientale quels que fussent leurs régimes politiques. Une fois encore, les intellectuels sionistes n'ont point innové, ils se sont moulés dans l'esprit d'un temps et d'un lieu qui n'était autre que le lieu d'émergence de leur théorie politique: l'Europe centrale et orientale. Quant à moi, je me refuse à cautionner ces mythes historiques.
Je voudrais achever ce chemin de l'intégration en évoquant quelques traits de la version diasporique de l'élection qui me touchent plus personnellement, dans la mesure où ils attentent aux êtres qui me sont les plus chers. Aujourd'hui la véhémence avec laquelle les intellectuels sionistes de la Diaspora tentent de différencier les Juifs des "goyim" confine à l'indécence. Elie Wiesel en est un exemple. Voici quelques mois, commentant dans Le Monde du 19 juin 1981 le livre de Bernard Chouraqui, il reprenait au compte d'une politique les propos purement théologiques de l'auteur qui se résument par la question suivante: où se trouvait Dieu pendant l'apocalypse concentrationnaire? Elie Wiesel ajoute à cette question sa propre interrogation: où se trouvait Dieu, "alors que dans ces usines de mort son peuple s'élevait à Lui sur des montagnes de cendre?". La question initiale me paraît s'adresser à tous les croyants et non à une partie d'entre eux! Pourquoi cette sélection des morts? Les autres ne partageaient-ils point le même Dieu? Interrogeons les croyants polonais, allemands ou français disparus dans l'univers concentrationnaire! Dieu séparerait-il le bon grain (ses élus) de l'ivraie (les hérétiques) au moment de la rédemption des victimes? La réponse de B. Chouraqui peut surprendre: "Le goy -- ou la goyité -- est ce qui diminue l'homme et l'enferme pour le priver de son avenir messianique." Cependant, le propos demeure admissible si on le maintient dans son cadre théologique. Il devient inadmissible lorsque E. Wiesel en déplace l'application au domaine de la politique: "Ce que Chouraqui déclare c'est qu'il existe en chaque juif un goy -- donc son ennemi -- et en chaque goy un juif -- donc un frère capable de le sauver." Si je comprends bien le propos, le "goy" ne possède aucune valeur humaine intrinsèque, et lorsqu'il en détient une part, celle-ci ressortit à une essence juive en sommeil, latente en son âme. Aussi quoi qu'il fasse, le "goy" demeure-t-il un être humain inachevé. Pour atteindre à l'humanité il doit faire émerger cette judéité latente. Dès lors, E. Wiesel a beau nous vanter la tradition humaine et humaniste juive, sa formulation n'est qu'une version plus contournée de la pensée raciste et xénophobe. Et, lorsqu'il conclut son propos avec ces mots: "La mission du peuple juif n'a jamais été de judaiser le monde, mais seulement de le rendre plus humain", il oublie (mais est-ce un oubli) de nous rappeler que cette mission s'accordait avec celle de la victime expiatoire. Mais lorsque celle-là en vient à posséder son Etat, alors l'argument se transforme inéluctablement en une justification du pouvoir politique. Présentement, si le "goy" prétend à l'humanité, il ne le peut qu'en réveillant sa judéité latente pour l'offrir aux desseins d'Israel.
D'aucuns auront compris que cette rationalisation politique de la culpabilité des "goyim" légitime toutes les théories expansionnistes, y compris et surtout celles qui s'alimentent aux sources du messianisme juif comme cette déclaration relevée par Paule Darmon dans la Yéchivah du Merkaz Ha Rav ("Les jeunes israéliens reviennent au judaisme", Le Monde, 18 octobre 1981): "Le Rav Kook avait une vision universaliste du monde. Pour lui, l'évolution de l'humanité fait partie de la rédemption, car l'humanité tout entière doit participer à la rédemption de l'Etat d'Israel." Et, l'auteur du présent propos d'ajouter: "Regardez donc autour de vous! Les regards des nations sont tournés en permanence sur l'Etat d'Israel. Nous préparons l'ère messianique. Le Messie fils de Joseph prépare la venue du Messie fils de David, et cela ne va pas sans bouleversements. L'ère messianique nous mènera à la résurrection nationale et à la reconstruction du troisième temple." Ces déclarations se passent de commentaires parce qu'elles font naître en moi la remembrance d'un autre discours qui scella naguère le destin apocalyptique de l'Europe contemporaine.
J'ai donc attendu quelques jours pour entendre l'écho d'une voix juive s'élever et protester aussi bien des propos d'Elie Wiesel que des assertions racistes des zélateurs de la Yéchiveh. Dans un cas, comme plus tard dans l'autre, rien, sinon le silence. Pas un seul juif de gauche n'osa prendre sa plume pour répondre à ces affirmations d'une xénophobie perverse. Que faire lorsqu'on est confronté à une telle démission surtout chez ceux qui, en d'autres moments, font profession d'humanisme pointilleux. Que faire sinon renoncer à une quelconque appartenance à cette communauté, à ce peuple ou à toute autre de ses variantes qui accepte ces présupposés. Si j'approuvais, même de manière tacite, de telles affiliations, je me verrais contraint de renier, hormis mes parents, les êtres que j'aime le plus. Comment alors pourrais-je regarder tendrement ma femme? Comment pourrais-je éprouver une profonde et sincère affection pour mes enfants? Comment enfin fraterniser avec mes amis? Tous des Untermenschen! Eh bien, non monsieur Wiesel! je ne peux souscrire à vos opinions sur les "goyim" sans vous renvoyer à ceux qui vous déportèrent jadis. Votre souffrance d'Auschwitz, pour laquelle j'éprouve le plus profond respect, ne vous donne cependant pas le droit d'insinuer que chaque "goy" est ennemi du juif. Ce fut au nom d'assertions identiques que l'on vous déporta. Ne l'oubliez jamais! Si je suivais votre raisonnement je me verrais contraint encore à mépriser les "goyim" chez qui je vécus pendant la guerre. Etaient-ils des ennemis? Avaient-ils seulement réveillé en eux-mêmes une judéité en en sommeil ou bien assumaient-ils simplement, mais avec un modeste et silencieux courage, l'humanisme de l'homme toujours possible, quand bien même les lumières de la raison sembleraient un temps obscurcies sous les vagues des haines xénophobes? Dites-moi de quelle humanité judaique étaient bâtis ces Juifs de l'establishment hongrois ou français qui maquignonnèrent leurs communautés pour assurer leur propre salut (cf. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem et M. Rajfus, Des Juifs dans la collaboration, Paris, 1980)! Je souhaiterais une réponse qui satisfasse à la fois au théologique et au politique.
Toutefois, au-delà des élucubrations sectaires d'esprits animés de mysticisme sommaire et raciste, la pensée ne découvre-t-elle point un gouffre béant à la contemplation de l'ancienne victime (le Juste) transformée en bourreau? La raison et l'entendement se brouillent lorsqu'ils retrouvent dans son discours les mêmes mots traduisant des pensées identiques à celles de son tortionnaire! Le sol des certitudes s'effrite sous mes pieds et j'éprouve le sentiment d'un incommensurable désarroi devant ce retournement tragique, devant ce renversement de la pensée de la victime atteinte d'une gangrène identique à celle qui animait les chimères de son bourreau. Le Malin s'ingénierait-il toujours à rejaillir là où l'on ne l'y attend point?
Quoique dispersées, les cendres des chefs nazis n'ont pas fini de rallumer les feux des génocides, car, semblable au phoenix renaissant de ses cendres, la pensée raciste ne peut s'éteindre tant que les conditions présidant au gouvernement des hommes demeurent fondées sur la violence idéologique, économique et politique. L'histoire possède, me semble-t-il, cette suprême et unique qualité de n'épargner personne, pas même, et surtout, ceux qui s'en prétendent les élus hors de sa raison. Mais y aurait-il d'autres voies possibles afin d'échapper à sa loi quand, après la victoire sonnant le glas des fascismes européens, se profilait l'ombre de l'Etat hébreu, son idéologie nationaliste--et socialiste--inscrite dans la nouvelle expansion de l'impérialisme occidental?
Israel, ou la justice immanente d'un Etat dû.
S'il est un thème favori du discours politique sioniste contemporain, c'est sûrement celui qui traite de la trahison de l'Etat français envers ses citoyens d'origine juive tout au long de la Seconde Guerre mondiale.
Cette trahison nous oblige à rester sans cesse vigilants, à ne pas relâcher notre attention dès que l'antisémitisme fait mine de resurgir ici ou là. Cela doit encore nous rendre soupçonneux et enfin intransigeants au point de ne plus admettre une quelconque réserve ~ l'égard de la politique israélienne qui est, comme chacun le sait, la plus parfaite incarnation du juste droit des juifs. Bref, tous les "goyim" sont, par essence, antisémites au point qu'il faille toujours le leur rappeler, à tout propos et hors de propos.
Qu'il faille demeurer vigilant devant la montée ou, plus précisément, la permanence du racisme, j'en suis tout à fait conscient et avec d'autant plus de force, que je suis plus convaincu de son extension que de sa régression, en dépit de la défaite partielle subie par ses formes politiques européennes. Le racisme manifeste toujours une effrayante vitalité, jamais il n'a été altéré même si son objet a changé de couleur, de religion ou de lieu. Et, quoi qu'en disent les aveugles, le temps du mépris et de la dérision n'a pas fini de déchaîner ses violences. Cette vigilance sioniste, toute légitime qu'elle soit, ne devrait pas toutefois servir d'écran et masquer un problème bien plus crucial: la trahison de l'Etat. Or, la trahison de l'Etat français, entre 1940 et 1944, n'était que la manifestation locale d'une trahison plus générale affectant tous les Etats européens; d'une trahison de l'humanisme et du libre arbitre à l'heure des nationalismes xénophobes et des intolérances internationalistes. La plupart des Etats européens (à l'exception des pays anglo-saxons et nordiques) rompirent le contrat avec tous leurs citoyens qui, soit n'entraient point dans les catégories définies par le discours nationaliste, soit refusaient d'admettre leur xénophobie nationale ou internationale. Temps des totalitarismes de toute sorte, des plus messianiques aux plus localisés, des plus forcenés aux plus indécis, chacun oeuvrait selon des situations locales et concrètes toujours animé du même esprit d'intolérance nationaliste. C'était le temps du nazisme, du fascisme, du stalinisme, du croatisme, du franquisme, du roumanisme expansif, de l'hongourisme irrédentiste, etc. Dans cette situation le sort des juifs français ne me paraît point exceptionnellement différent de celui des Serbes en Croatie, des Ukrainiens en U.R.S.S., des communistes en Allemagne, en Espagne ou en France. La trahison de l'Etat français n'est autre que la version française de la trahison du contrat établissant les principes juridiques et politiques fondateurs de l'Etat-nation démocratique: aussi, la vigilance consiste-t-elle à élaborer les prolégomènes d'une critique radicale de l'Etat dans ses formes et ses idéologies nationales.
La solution adoptée par le sionisme appartient à une tout autre démarche qui consiste à reproduire des solutions dangereuses ou, du moins, qui recèlent des dangers contre lesquels il prétend s'élever. Mais le prétend-il réellement? En créant, en Palestine, un Etat conçu sur le modèle des Etats successeurs d'Europe centrale et orientale, les sionistes déplacèrent leur problème national au Moyen-Orient (comme une sorte de pédagogie nationaliste) sans pour autant régler le problème des juifs de la diaspora qui est encore celui de toutes les diasporas. Seuls les naifs, les ignorants ou les exploiteurs peuvent se laisser abuser et croire à une quelconque différence essentielle entre l'Etat hébreu et les autres Etats conçus sur le modèle national. En tant qu'Etat, Israel représente et manifeste un Etat empirique appartenant à la catégorie générale et abstraite Etat, de sorte qu'il en possède potentiellement tous les traits constitutifs, y compris ceux qui le conduisent à trahir ses citoyens...
L'irruption de l'Etat hébreu sur la scène internationale exigea de nouveaux arguments visant à lui donner la spécificité nécessaire pour en fa1re une espèce hors de l'histoire de l'Etat-nation. Il fallut donc légitimer cette forme moderne du pouvoir juif installée au coeur d'un monde à peine sorti de la féodalité et toujours soumis aux allégeances coloniales. Comment échapper aux références antiques et à la pensée de croyance dans un monde où la religion tient lieu à la fois de morale, de politique et d'institutions pour l'Etat précapitaliste? C'est en effet ici qu'interviennent de manière décisive la pensée de croyance et son mythe fondateur. Les juifs possèdent le droit "naturel" d'installer un Etat national et ethnique dans ce coin du monde puisque plus de cinq mille ans auparavant le peuple d'Abraham, le peuple élu par Dieu y avait fixé ses tentes de nomades, son royaume et ses temples. C'était donc le même peuple qui retrouvait enfin ses anciens pénates après des siècles d'errance et de tourments sans nombre. Voilà une assertion fort commode et très largement répandue par tous les discours originels des Etats qui fondent leur citoyenneté privilégiée sur une définition ethnique ou religieuse des individus.
Au tournant du siècle, sur le thème, "nos ancêtres les Gaulois", le nationalisme français utilisa de semblables arguments. Mieux que les conceptions universalistes de la Révolution française, cette idéologie nationaliste s'adaptait à une version populaire du nationalisme dans une Troisième république laique et capitaliste où de nombreuses populations rurales, abandonnant les valeurs et les rites attachés à la vie agraire, se trouvaient plongées dans le vide culturel du prolétariat. Lire, compter, maîtriser quelques idées simples sur l'histoire et la légitimité du pouvoir politique et économique, voilà la théologie de l'école laique et obligatoire. Son résultat: la boucherie de 14-18. C'est encore la construction du mythe originel qui offrit aux Allemands cette puissante idéologie du germanisme paien dont on connaît l'usage, le succès et l'efficacité. Tous ces discours procèdent d'une manière identique par télescopage temporel, par ellipses, omissions; ils raccourcissent l'histoire, abolissent les médiations, annulent des siècles de transformations sociales et politiques pour mettre en valeur la permanence de valeurs archaiques; ils mêlent le présent capitaliste ou socialiste à une origine imaginaire chargée d'une prétendue pureté raciale et morale. C'est le discours du paradis perdu, de l'âge d'or à reconstruire avec les moyens de la technologie moderne qui délaisse volontairement les réalités sociales dans lesquelles elle se construit7. Les Etats-nations et leurs idéologues évitent ainsi de poser les problèmes des influences, de l'extension et de la régression des cultures, des langues ou des religions qui affectèrent toute l'histoire de l'Europe depuis l'aurore des temps modernes, tant il est vrai que ce continent connut depuis des époques fort reculées une large circulation des biens et des personnes qui n'a laissé place qu'à de rares isolats.
Je pourrais ainsi multiplier les exemples de ces discours fondateurs, le modèle qu'ils dévoilent demeurerait identique; celui qu'offrent les Roumains ressemble tant à une caricature qu'il en révèle les ressorts idéologiques avec plus de précision. Dès avant la reconnaissance internationale du royaume de Roumanie (1877), les intellectuels nationalistes se sont attachés à construire et à nourrir d'informations "scientifiques" le mythe des origines daces des peuples roumains8. Que ce soit la monarchie oligarchique, la dictature militaire ou celle du prolétariat, chacun de ces pouvoirs reprit à son compte cette théorie des origines hypothétique et contestable qui fait cependant l'objet d'une croyance quasi absolue. Avant de poursuivre, je tiens à préciser immédiatement mes intentions; je n'écris pas ces lignes pour défendre la théorie inverse avec les arguments de l'irrédentisme et du chauvinisme hongrois; ces combats douteux ne sont pas les miens. Tout autant que le "dacisme", le mythe historique hongrois est irrecevable: en effet, comment concevoir l'irruption au VIII' siècle des cavaliers hongrois dans une Transylvanie vide de toute humanité! C'est ainsi que l'histoire ancienne sert d'argument politique pour justifier les luttes contemporaines. Lorsqu'en 1918 le royaume roumain (Moldavie, Valachie) s'agrandit par l'adjonction de la Transylvanie (ex-hongroise) et de la Bessarabie (ex-russe), les intellectuels nationalistes ont parlé d'une "justice immanente de l'histoire9". Or, celui qui regarde avec quelque attention cette période des relations internationales européennes ne peut manquer de s'apercevoir combien la création de la grande Roumanie répond à la stratégie des grandes puissances de ce temps. Installée sur le flanc méridional de la jeune Union soviétique, la Roumanie jouait le même rôle de garde-fou anticommuniste que la grande Pologne sur le flanc septentrional des Soviétiques (à l'époque leurs frontières se rejoignaient au sud de la Podolie). Non seulement contenir le communisme et protéger l'Europe centrale de la contagion rouge, mais encore offrir aux capitaux occidentaux de vastes territoires et de nombreuses populations pour de fructueux investissements, voilà la triste et banale réalité qui présida au destin de la grande Roumanie. Que cela ait répondu aux aspirations du mouvement nationaliste, c'est évident, mais c'est une autre analyse qu'il faut conduire pour comprendre cette formation territoriale. Or c'est en refusant ou en déformant délibérément cette réalité des stratégies politiques que les idéologues peuvent en appeler à la "justice immanente de l'histoire". S'il s'agissait d'une "justice immanente" l'équilibre, ainsi établi, ne constituerait pas une injustice pour d'autres peuples! N'oublions point que les Alliés chargèrent les troupes roumaines (aidées par les Tchèques) de rétablir l'ordre politique et moral en Hongrie en éliminant par la force le gouvernement de Bela Kun. Et, sans faire aucune concession au chauvinisme revanchard des Hongrois, on peut affirmer que le dépeçage de ce pays et sa réduction à la plaine danubienne sont le résultat d'une stratégie des dominos visant à protéger l'Europe des influences communistes. Rien qui puisse tenir d'une "justice immanente" ou simplement du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Tout ressemble à l'établissement d'un nouvel équilibre international sanctionnant l'effondrement de l'ancien ordre impérial et dynastique...
Si l'on s'en souvient, la Déclaration Balfour date de cette époque, et, en dépit des contradictions et des habiletés de l'impérialisme britannique--de son jeu entre Arabes et juifs--, l'idée d'un foyer national juif doit être comprise dans le cadre de cette stratégie mondiale qui suivit immédiatement la fin de la Première Guerre mondiale. C'est une raison supplémentaire qui me conduit à voir et à comprendre Israel comme le produit politique et idéologique de ce temps. Toutefois, ces réalités ne peuvent pas servir d'arguments pour d'habiles idéologues; elles portent trop peu de rêves, trop peu d'illusions humanistes, trop peu de fausse compassion pour le malheur des hommes. L'idéologie a besoin de raisons irréelles, moins vérifiables, plus émotives, bref d'arguments qui tiennent plus de la révélation que de la démonstration. L'idéologue a pour devise: éviter les cyniques vérités des relations internationales pour leur préférer le conte merveilleux d'une antériorité qui annule le temps et renforce la solidarité ethnico-généalogique.
La fondation de l'Etat hébreu s'inscrira quelque trente ans plus tard dans un même procès de réorganisation de l'ordre international: Yalta. Suivant la défaite de la démocratie en Europe et le massacre massif des juifs, l'Etat d'Israel n'eut point de difficulté pour présenter cette instauration comme la réalisation d'une "justice immanente de l'histoire", dont la reconnaissance par la communauté internationale sanctionnait la dette de la mort, et d'une souffrance exceptionnelle. Si ce n'était qu'au même moment l'Occident coupable oubliait que cette "justice" entraînait une nouvelle injustice envers les Palestiniens qui ne pouvaient accepter un Etat-nation fondé sur l'ethnie judaique et la religion juive.
Or, c'est précisément le contenu de la notion d'Etat dû qui est utilisé par la propagande sioniste pour justifier toutes les actions des juifs d'Israel, y compris le terrorisme précédant la proclamation de l'Etat. En soi, cette notion me paraît quelque peu naive et simpliste; cependant elle possède une efficacité qui soulève de sérieux problèmes. Cette idée aurait sûrement tenté nombre d'élites des Etats-nations nouveau-nés; mais c'est Israel qui en a fait, me semble-t-il, le plus largement usage, ce qui montre, peut-être, sa fragilité idéologique et, à plus long terme, sa fragilité politique!
La dette fonctionne sur deux plans historiques: d'une part, l'antiquité vraie ou fausse de l'ethnie et, d'autre part, le présent, l'actualité. Mais qu'est-ce qu'une dette? La notion suppose un sujet privé d'un objet qu'il possédait auparavant, et, s'il s'agit d'un sujet collectif, d'un peuple, d'une communauté, la dette compenserait une spoliation territoriale, physique, culturelle, ou morale. Il faut convenir, aussi, que toute instance souveraine, tout Etat, quelle que soit sa forme, se fonde sur une spoliation, lors même qu'il procède d'une souveraineté populaire. C'est là peut-être l'essence même du pouvoir, et l'Etat-nation n'échappe pas à ce caractère universel inscrit au centre de l'activité politique. Toute souveraineté qui s'instaure procède donc, soit d'un coup de force direct, soit du bouleversement d'un équilibre permettant à telle ou telle force sociale de manifester concrètement son pouvoir politique. Ainsi connaît-on des peuples européens qui n'ont jamais eu ni la puissance nécessaire pour imposer leur pouvoir, ni le bénéfice d'une géopolitique favorable à leur désir de souveraineté. Or la théorie-- en est-ce une?--de l'Etat dû possède l'apparence de la tolérance et semblerait respecter certaines unités culturelles et historiques. Mais, fondée sur le mono-ethnisme ou le mono-théisme de l'Etat-nation, la dette recouvre un principe politique expansionniste et xénophobe.
Si j'applique la notion de dette politique au discours français qui énonce cette "vérité", "nos ancêtres les Gaulois", et qu'ensuite je veuille lui donner une réalité politique, il me faudrait imaginer la fiction suivante: après avoir effacé un univers géopolitique issu d'une lente et violente gestation, offrir aux peuples d'origine celtique le privilège du pouvoir politique sur la plus grande partie de l'Europe occidentale et centrale, sur l'Italie en raison du sac de Rome, et enfin sur le centre de la Turquie puisque saint Paul y prêcha le message du Christ devant les Galates. D'aucuns ont compris le ridicule de ces propositions qui eurent néanmoins le plus grand succès dans leurs versions germanique pour les nazis ou italique pour les fascistes. C'est encore, sous des formes plus modestes, les prétentions polonaises à l'extension de son territoire aux limites de son ancien empire féodal et fédéral, dont les Ukrainiens et les Lituaniens firent les frais en 1920.
L'Etat-dette c'est d'abord une dette imaginaire qui utilise les arguments d'une ancestralité à la fois révolue et, en partie, inventée pour valider les besoins des pouvoirs contemporains. Car ce qui caractérisa et caractérise toujours l'Europe centrale et orientale tient d'une contradiction entre les souverainetés politiques et l'extension des langues, des religions et des groupes ethniques. Et jamais, depuis l'effondrement des empires centraux, l'argument de la dette et de l'ancestralité n'a résolu aucun des problèmes politiques et économiques qui se sont posés à ces pays. Au contraire, ces Etats, toujours soumis à des impérialismes conquérants, se sont épuisés en propagandes interne et externe, toutes deux aussi vaines qu'illusoires. L'Etat-dette n'a jamais été qu'une manipulation des émotions populaires (souvent justifiée par les souffrances des peuples) pour masquer la réalité des coups de force opérés par des élites opportunistes, aveuglées par l'appât du pouvoir, inconscientes ou cyniques devant les aventures sanglantes qu'elles préparaient10.
Ce n'est pas le coup de force que je reprocherais aux sionistes, même si je suis profondément convaincu (comme Raymond Aron) de l'erreur historique commise avec la fondation de l'Etat d'Israel; ce que je n'admets point (comme je ne l'admets point d'autres idéologies nationalistes), c'est le maquillage moral au service duquel cette dette fonctionne. Que les sionistes aient recouru au terrorisme le plus sanglant (qu'ils reprochent aujourd'hui aux Palestiniens!) pour imposer leur Etat dans un contexte favorable à leurs desseins, je l'admets comme une nécessité historique incontestable; en revanche je refuse de me laisser berner par un discours en trompe-l'oeil, qui, au-delà d'une vulgaire et traditionnelle manipulation de la réalité historique, n'en finit pas de justifier et de légitimer les actions les plus banalement colonialistes et racistes de l'Etat hébreu. Est-ce au nom de l'essence de l'Etat juste et du que des agents des services de sécurité israéliens supervisaient les agissements de la trop sinistre S.A.V.A.K.? Au nom de quelle justice, l'Etat juif supplée-t-il habilement les Etats-Unis pour acheminer le matériel militaire nécessaire aux besoins de répression des régimes les plus fascistes d'Amérique latine? Est-ce encore au nom de cette dette ancestrale qu'Israel noue des rapports privilégiés avec l'Afrique du Sud dont l'élite raciste ne manqua point naguère de soutenir l'Allemagne nazie? Il me serait aisé de multiplier les exemples montrant que les actions politiques de l'Etat hébreu appartiennent bien à l'Etat moderne et, dans ce cadre, à l'action des alliés privilégiés des U.S.A. De ce point de vue, les sionistes m'apparaissent davantage comme les héritiers de John Foster Dulles que de David ou de Salomon...
Pourtant, le phénomène qui donne à l'Etat d'Israel une tonalité spécifique de nationalisme et un cynisme politique bien particulier doit être recherché dans la culpabilité rétroactive du monde occidental envers les juifs. L'Etat-dette est possible parce que les pays d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord se doivent de l'offrir et de le garantir pour compenser les centaines de milliers de morts. Dette qui ne s'acquittera jamais puisqu'elle compense les morts de la diaspora de tout temps et en tout lieu. La dette demeure éternelle comme la haine vouée aux "goyim" en général et aux Allemands en particulier. Etat-dette encore, parce que l'idéologie sioniste (et elle n'est pas seule dans ce cas) définit les enfants de déportés, et au-delà tous les juifs sans distinction, comme les héritiers moraux de leurs pères: ils portent, de par la vertu des généalogies, la justice immanente qui définit toute victime face à son bourreau. La "race" des Justes ne peut s'éteindre, le sionisme se l'est appropriée pour toujours! La réalité historique est cependant bien différente, et précisément ce qui définit le Juste dans le mouvement de l'histoire c'est qu'il n'appartient à aucune "race", aucun peuple, aucune religion, pour autant que le bourreau tienne aussi d'une possibilité universelle.
Aujourd'hui, les conditions politiques et économiques auxquelles les juifs participent ayant radicalement changé, il ne peut plus être question d'assimiler les anciennes communautés à cette nouvelle entité: Israel. De par la présence de l'Etat, les enfants des Justes sont entraînés dans et par une autre logique du pouvoir qui, présentement, se trouve mêlée à la formidable puissance américaine. On aurait pu concevoir une dette momentanée si le sionisme s'était attaché à résoudre le problème juif et celui de la démocratie dans les Etats européens, si le sionisme s'était fait le héraut d'une démocratie fondée sur la tolérance ethnique et religieuse. Dès l'origine le mouvement sioniste refusa cette voie difficile et novatrice (seuls les austro-marxistes tentèrent de la théoriser mais pratiquement ils échouèrent à la réaliser) pour construire à leur profit une forme politique semblable à celle qui avait exclu leurs ancêtres de la dignité humaine. Aussi ne faut-il pas s'étonner si l'Etat hébreu est entraîné à refuser cette dignité humaine au peuple qu'il a lui-même spolié pour établir la suprématie civile et politique des Juifs. En sorte que la dette morale perd la valeur universelle du Juste pour se transformer en instrument idéologique au service du pouvoir d'Etat.
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Toutefois, on peut admirer l'aisance avec laquelle cet argument pseudo-moral opère sur les Etats, les institutions ou les individus. La réalité historique ou l'actualité contemporaine se dissolvent à son contact comme s'il avait la propriété d'annihiler toute réalité. En effet, si les enfants des Justes n'en possèdent plus les fondements moraux, les enfants de l'Allemagne nazie ou ceux de l'Italie fasciste ne sont pas des anciens fascistes comme les royalistes français ne représentent plus que les résidus obsolètes d'une ancienne histoire qui a achevé son parcours. Le fascisme actuel a pris d'autres visages, sous la tutelle américaine, il a envahi le tiers monde, et s'il est des lecteurs curieux, qu'ils portent leurs regards sur le Nicaragua de Somoza, le Paraguay de Stroessner, l'Argentine, le Chili, le Salvador, l'Indonésie... L'Europe occidentale n'a plus besoin de camps de concentration sur ses territoires, elle les a déplacés ailleurs, là où il est aisé de reproduire facilement le capital à l'aide du travail esclave... Et Israel ne se prive point de cette facilité...
Pour saisir pleinement le succès de la dette-culpabilité, il faut aussi comprendre que les nations occidentales ont déplacé l'objet de leur racisme, ou mieux ont concentré ce racisme sur les peuples du tiers et du quart monde. L'Europe a épuisé chez elle ses matières premières ou, comme les U.S.A., les tient en réserve; par ailleurs, un certain développement de la démocratie politique et sociale ne permet plus d'exploiter sauvagement le prolétariat européen ou américain (à l'exception des travailleurs émigrés). Pour trouver des conditions avantageuses au capital, la servilité de certains pays socialistes ne suffit plus, il faut les vastes possibilités des pays sous-développés, leurs gouvernements et leurs élites militaires ou civiles dévotement soumis à la puissance américaine où l'establishment juif possède une fort bonne position.
Entre les deux guerres mondiales, après la création des Etats-nations, c'était l'Europe centrale et orientale qui fournissait au capital occidental ses énormes possibilités de plus-values. Ainsi, comment oublier que les banques occidentales (catholiques, protestantes et juives) avaient massivement investi dans le pétrole roumain, les anglaises dans le charbon roumain ou polonais, les allemandes dans l'industrie tchèque. Ces pays, à l'époque essentiellement ruraux s'offraient encore aux premiers essais fructueux de l'industrie agroalimentaire. La masse miséreuse des Juifs y jouait un double rôle: d'une part, source importante de main-d'oeuvre à bon marché dont ne s'est jamais privé le capital, y compris le capital juif, et, d'autre part, "bouc émissaire" au moindre coût dans le contexte idéologique de l'Etat-nation qui exploitait avec une violence identique ses nationaux. Enfin, et l'argument n'est pas négligeable, les gouvernements occidentaux pouvaient aussi se servir de cette masse juive, difficilement intégrable dans des économies pauvres et dépendantes, pour orienter la politique de l'Etat-nation au mieux des intérêts étrangers. On jouait avec les Juifs miséreux comme aujourd'hui on joue avec les réfugiés vietnamiens ou cambodgiens, avec une différence notable: à l'époque, les contradictions entre les Etats d'Europe occidentale et les Etats-Unis étaient plus accusées et laissaient donc place à des luttes où chaque Etat-nation pouvait gagner un profit, tandis que, présentement, l'unification des pouvoirs autour de deux super-puissances a fermé plus encore les possibilités d'indépendance. Enfin, il faut souligner l'importance du rôle joué par les classes moyennes juives dans l'implantation du capitalisme en Europe centrale et orientale. Sans développer le thème fort connu de l'intendant juif du propriétaire latifundiaire, il existait toute une frange non négligeable de la communauté juive qui gérait les entreprises du capital étranger et qui, de ce fait, entrait en compétition avec les classes moyennes de l'ethnie privilégiée par l'Etat-nation. Bref, cette histoire s'arrêta, à l'aube de la Seconde guerre mondiale lorsque l'impérialisme allemand, et son idéologie raciste, tenta de s'approprier l'Europe centrale et orientale après l'avoir partagée un moment avec le totalitarisme soviétique.
Or, dès avant la fin de la guerre, les deux Grands instaurent à Yalta un nouvel ordre international, et ce n'est pas l'effet du hasard si la naissance d'Israel s'effectua sous les doubles auspices de l'Union soviétique et des Etats-Unis. Chacun tentait d'installer au coeur de l'empire britannique du Moyen-Orient un pion fidèle. On comprendra aisément qu'Israel se soit ensuite éloigné de l'U.R.S.S. au fur et à mesure que les juifs établis dans les instances de pouvoir des pays satellites se trouvaient éliminés par un communisme national (le parti-nation, version stalinienne de l'Etat-nation) qui les expulsait. En outre, jamais à ma connaissance les sionistes officiels ne formulèrent de critiques particulières à l'égard des Etats staliniens et des déportations massives de l'époque stalinienne. N'était-ce point parce qu'ils furent, pour la plupart, des alliés de l'Allemagne? Que valaient ces milliers de paysans ou de "bourgeois" qui refusaient l'ordre collectif? Tout change lorsqu'il s'agit d'atteindre aux droits des juifs! Encore deux poids, deux mesures. Ainsi, l'interprétation de la crise polonaise de 1968 par les sionistes comme une vague d'antisémitisme ne fut jamais sérieusement critiquée: il était entendu que la Pologne était familière de cet état d'esprit et que toute faille de l'humanisme marxiste est bonne à prendre pour la contre-propagande des pays capitalistes. Cependant, cette version traduit mal la situation réelle dans le parti communiste polonais. Certes l'antisémitisme polonais n'est point une chimère, toutefois, on peut s'étonner de voir se développer cette campagne dans un pays où la communauté juive ne comptait plus qu'une petite minorité de personnes. Si l'on s'attache au déroulement de l'affaire, on remarque qu'il s'agit pour l'essentiel d'un règlement de comptes entre apparatchiks où le groupe dominant--les communistes nationalistes --utilisa une terminologie disponible et sémantiquement efficace pour masquer aux masses l'enjeu du conflit. On employa ainsi l'antisionisme teinté d'un réel antisémitisme pour éliminer le groupe juif qui gênait les ambitions du groupe Moczar. D'autres fois dans l'histoire du mouvement communiste où ils furent nombreux, jamais les apparatchiks juifs ne se sont privés de l'usage de ces manipulations; à l'heure de leur pouvoir, ils accusaient leurs camarades, leurs compagnons de lutte, de déviationnisme de droite ou de gauche, d'espionnage au profit de l'Intelligence Service ou du Deuxième Bureau ou, même, de sionisme quand ce n'était point de judaisme rétrograde (cf. Isaac Babel, Cavalerie rouge et Trotski, Ma Vie). Que les apparatchiks juifs aient ensuite voulu renforcer cette interprétation pour éviter que l'on se penchât avec trop d'attention sur leurs comportements politiques précédents, je n'y verrais qu'un comportement "humain, trop humain".
Le lent et irrésistible déplacement d'Israel vers le camp américain est tout aussi compréhensible si l'on tient compte de la puissance, inespérée voici trente-cinq ans, de la communauté juive américaine. Et, sans vouloir établir une comparaison pas trop simplificatrice, il n'est pas négligeable de souligner à quel point l'Etat hébreu semble jouer le rôle de l'intendant surveillant le Moyen-Orient pour le compte de l'impérialisme américain. Parfois je me surprends à penser que le destin du peuple juif ne peut échapper à celui de l'intendant, c'est-à-dire à celui de l'intermédiaire, celui qui permet aux autres d'assurer toutes leurs violences et leurs pouvoirs sur leurs semblables. Mais n'est-ce point retrouver là une sorte d'intériorisation, à l'échelle des communautés et de l'histoire, de la notion religieuse d'élection?
Pour en revenir à l'Etat-dette, je remarque qu'il satisfait tout le monde, toutes les bonnes consciences des âmes pieuses rétroactivement coupables, le redéploiement de l'impérialisme américain, le maintien des Allemands dans une éternelle culpabilité et, bien entendu, la spécificité du projet sioniste. L'impérialisme soviétique y trouve aussi sa pâture, car, en favorisant l'idée d'une permanente menace israélienne, il peut intervenir sur la politique des Etats arabes "progressistes", c'est-à-dire maintenir sa présence en ce lieu de richesse pétrolière et d'intérêt stratégique. Seuls les Palestiniens, ces trouble-fête, ces "sanglants terroristes" qui soumettent à leurs "noirs desseins" d'innocenter victimes (n'est-ce pas, monsieur Begin, vous qui êtes, me semble-t-il, un expert en terrorisme aveugle), bref, seuls les Palestiniens refusent d'admettre cette dette et d'entendre raison. Eux aussi se sentent créditeurs de l'histoire et souhaiteraient profiter quelque peu de cette "justice immanente" que leurs oppresseurs ne manquent jamais d'invoquer quand il leur faut repousser par quelque moyen que ce soit tout règlement pacifique et démocratique de cette spoliation. J'attends avec intérêt le jour où la conscience malheureuse de l'Occident découvrira cette nouvelle dette... Ne sera-t-il pas alors trop tard pour éviter un nouveau conflit mondial?..
Etat juste! Quel Etat oserait aujourd'hui se proclamer tel? En général ceux qui le font réservent ce thème à l'usage de leur propagande interne, et se gardent bien d'insister sur la dette dans la mesure où certaines de leurs minorités--regardant au-dehors--pourraient s'interroger sur la dette étatique dont elles sont créditrices. Même les deux grandes puissances éprouvent parfois des bouffées passagères de culpabilité quand bien même celles-ci servent leurs desseins futurs: voir le rapport Khrouchtchev au XX' congrès du P.C.U.S., ou les Etats-Unis après le Viêt-Nam.
Comment un Etat peut-il être juste (hormis pour ses zélateurs les plus fervents) lorsqu'il fonde ses lois sur des principes à la fois ethniques et religieux: il procède ainsi d'une axiomatique exclusiviste et donc injuste dans la mesure où seul un rapport de force favorable est à même de donner à ces principes une réalité politique. Or, je me souviens d'avoir été profondément bouleversé par la lecture d'un passage du livre d'H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal; l'auteur y soulignait combien les sionistes avaient applaudi lors de la promulgation des lois de Nuremberg![note de l'AAARGH: pour un examen complet du rapport des sionistes avec les autres mouvements nationalistes, y compris le nazisme, voir le livre de L.Brenner, Zionism in the age of the dictators] Aujourd'hui, je ne m'en étonne guère, car je vois se dessiner le vrai visage d'Israel, agressif, conquérant, spoliateur, raciste et religieux11 , tant et si bien que son protecteur américain s'en émut, fût-ce pour de mauvaises raisons liées à sa stratégie globale antisoviétique au Moyen-Orient. Enfin, un simple survol de certaines dispositions législatives ou administratives israéliennes prouve la nature raciste de cet Etat. N'est-ce point l'Etat hébreu qui oblige ses citoyens d'origine arabe (quelle que soit leur religion) à porter sur leurs cartes d'identité cette mention ethnique: Arabe. Pourquoi alors reprocher aux Russes de procéder de manière semblable avec le passeport intérieur (vieille pratique autocratique) et de contraindre les citoyens soviétiques d'origine juive à voir inscrit sur ce document la mention: juif? Faut-il rappeler aux sionistes que cette mesure, décrétée en son temps par les premiers bolcheviques, donnait aux juifs le statut officiel de minorité nationale que leur avait toujours refusé le régime impérial et autocratique! Certes, aujourd'hui cette mention n'a plus le même sens qu'autrefois, encore devais-je l'évoquer afin de montrer la différence de pensée entre la mention soviétique et celle appliquée aux citoyens arabes vivant en Israel. Que dire enfin d'un Etat moderne sans état civil quand beaucoup s'accordent à considérer la séparation de l'Eglise et de l'Etat comme l'une des bases essentielles de la démocratie moderne! Un Etat peut-il se parer du manteau de la justice éternelle lorsqu'il ne reconnaît pas la citoyenneté aux conjoints "goyim" des juifs de la diaspora tandis que ceux-ci possèdent automatiquement la citoyenneté israélienne? Quels furent les Etats qui, au cours du XX' siècle, fondèrent leurs lois organiques ou leur constitution sur de tels principes racistes? Je n'ose donner la réponse de peur, une fois encore, de me faire accuser de vouloir réhabiliter le nazisme ou les nationalismes les plus xénophobes...
"Diffamation du peuple juif", ou la religion de l'"holocauste".
J'en viens maintenant au coeur du sujet: l'affaire Faurisson. L'affaire Faurisson, c'est, en premier lieu, la volonté de trois associations, la L.I.C.R.A., le M.R.A.P. et l'Amicale des déportés d'Auschwitz, qui, épousant totalement les thèses sionistes, accusèrent Robert Faurisson de "diffamation envers le peuple juif". Il s'agit d'une réponse judiciaire à une phrase, aujourd'hui célèbre, prononcée par Faurisson devant les micros d'Europe 1 en réponse à une interview d'Ivan Levai: "Les prétendues chambres à gaz hitlériennes et le prétendu génocide des Juifs forment un seul et même mensonge historique, qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont les principaux bénéficiaires sont l'Etat d'Israel et le sionisme international, et dont les principales victimes sont le peuple allemand--mais non pas ses dirigeants--et le peuple palestinien tout entier."
Certes la formulation est rude, je ne l'apprécie guère, j'aurais préféré une pensée et un énoncé plus nuancés, plus analytiques, moins à l'emporte-pièce. Faurisson n'a pas résisté à ces phrases-massues dont les media sont si friands. Que Faurisson ait sacrifié à ce genre de discours pour résumer un sujet aussi délicat, je le regrette; toutefois, s'il faut l'accuser, je souhaiterais voir sur le même banc ces cohortes de journalistes bien-pensants qui n'hésitent pas à proclamer quotidiennement de trop courtes vérités sur le mode sensationnel. De combien de mensonges ne nous abreuvèrent-ils pas au "beau temps" de la guerre d'Algérie et, plus récemment, combien de fadaises ne nous contèrent-ils point sur les événements cambodgiens? Mais, pour donner à l'action judiciaire toute sa valeur exemplaire, quelques remarques complémentaires illustreront la nature politique de l'affaire Faurisson.
Il m'est arrivé de lire la prose de certains historiens et de politicologues qui ne s'embarrassent point de scrupules pour parler de la "pseudo-révolution" bolchévique... Ils y voient la modernisation de la vieille autocratie ou la trahison des intérêts du prolétariat. Imaginons la réaction d'un homme convaincu du bien-fondé des interprétations fournies par l'historiographie soviétique? Comment accepterait-il cette dénégation de la valeur de la première révolution prolétarienne? On attente au credo de sa foi, aux fondements même de ses assurances, on bouleverse son système de référence et d'intellection du monde. Je remarque, par ailleurs, que de tels doutes furent proférés par des historiens soviétiques, mais chacun de nous sait trop bien où ils mènent: vers les camps à régimes spéciaux! Le pouvoir soviétique les accuse de "diffamation envers l'Union soviétique."
Pour répondre à cette question posée par l'intolérance persistante des hommes, il faut rappeler quelques idées élémentaires sur la valeur de l'hypothèse historique et son application au domaine controversé de l'univers concentrationnaire. Le fait qu'une hypothèse quelconque, qu'une affirmation fondée ou infondée, puisse être utilisée comme argument d'une procédure judiciaire relève de la pensée totalitaire ou d'un nationalisme xénophobe. Ce sont ces formes de pouvoirs étatiques qui ont institué l'histoire en tant que pratique politique normative. L'Etat totalitaire et national refuse et enfouit sous le silence de la répression toutes interprétations de l'histoire qui ne satisfont point les idées conçues par lui comme autant de vérités éternelles--même si elles traduisent l'éternité d'un moment dans les rapports politiques! Les hypothèses et les interprétations "révisionnistes"12 sont plus que fausses, elles constituent un attentat à l'essence de la Nation, du Parti, de l'Etat, du Peuple ou de la Religion officielle. Oserais-je raviver la mémoire de quelques amnésiques et leur immortaliser le souvenir des hypothèses et des conclusions racistes prononcées par de dangereux savants germaniques, sans évoquer le sort de ceux qui s'y opposèrent... Si j'avais osé écrire en 1941, contre l'idéologie paysanniste, nationaliste et xénophobe de l'Etat français, il m'en aurait coûté quelques ennuis. Si, enfin, citoyen soviétique, j'avais émis en 1939 quelques doutes sur la culpabilité de Boukharine ou de Toukhatchevski, je n'aurais pas donné très cher de ma peau. Pourtant, à chaque fois, j'aurais trouvé de nombreux témoins pour affirmer que je n'étais qu'un vil menteur, un traître, un destructeur des plus hautes valeurs de la nation... Les miracles de la Vierge ont aussi leurs témoins qui jurent leur grand Dieu que tout est vrai...
Aujourd'hui, toute affirmation qui ne loue pas la version sioniste de la Seconde guerre mondiale est considérée comme diffamatoire. Il y a une vérité et une seule, à prendre ou à laisser, mais en silence! Certains historiens, aujourd'hui grands zélateurs du sionisme, connurent intimement ces modes d'accusation, au service d'autres idéologies, pour en avoir été les procureurs! Ils appartiennent toujours aux institutions universitaires les plus prestigieuses sans qu'on leur tienne rigueur de leurs mensonges de naguère. Toujours deux poids, deux mesures!
Georges Duby écrivait un jour que l'histoire, c'est aussi l'opinion des historiens; or, si l'histoire est affaire d'opinions, on m'accordera, d'une part, qu'elles peuvent être nombreuses et contradictoires et, d'autre part qu'elles traduisent des vérités relatives sans cesse révisables, qui s'approchent ou s'éloignent de la véracité des faits, suscitant des dialogues courtois ou discourtois qui participent toujours de l'esprit du temps et du lieu social où son auteur les énonce. Entendons-nous, il s'agit des hypothèses d'une histoire qui se veut une science sociale et empirique et non de l'histoire qui se veut décryptage et herméneutique, des principes abstraits oeuvrant dans les actions, les institutions et les pensées humaines. Je parle ici de cette histoire empirique, celle dont les prétendues vérités universelles et éternelles permettent de conduire Faurisson au banc des accusés13. Pourtant, s'il fallait constituer des dossiers d'accusation à l'encontre des historiens ou des politicologues qui professent de fausses hypothèses et proclament des discours attentatoires à la dignité de certains régimes politiques ou de certains peuples, je conseillerais aux associations antiracistes et à la justice de procéder à des vagues d'épurations universitaires! Combien d'intellectuels avancent à l'encontre des pays socialistes ou des pays du tiers monde des propos qui se confondent avec la propagande la plus vulgaire? Combien de journalistes omettent des informations qui dérangeraient les conformismes de notre pays; il leur faut rendre l'actualité plus confortable et l'idéologie plus crédible.
Tous ces textes, tous ces dires, toutes ces professions de foi sont acceptables, à la seule condition qu'ils puissent faire l'objet de débats publics, de controverses, de mises au point différentes. Je sais que la "science humaine" universitaire préfère parfois les sirènes des conformismes, les succès mondains du star-system ou les débats sans fin sur de faux objets, pourtant il faut les tolérer si l'on prétend assumer en toute circonstance la liberté d'opinion. Aussi la question se pose-t-elle à nouveau: pourquoi les affirmations de Faurisson, fussent-elles outrancières, entraînent-elles ces procès indignes de la justice d'un pays réputé démocratique?
Je n'ai jamais dit ou écrit publiquement que Faurisson nous révèle enfin la Vérité absolue, le nouveau dogme, qu'il faut courir l'adorer comme le nouvel oracle. J'ai simplement exprimé devant le tribunal que ses hypothèses et ses conclusions méritent qu'on s'y arrête parce qu'elles soulèvent de manière convaincante bon nombre de problèmes encore obscurs qui méritent discussions et objections.
Deux phénomènes traités par Faurisson et les "révisionnistes" semblent déclencher les foudres des idéologues sionistes: le nombre des victimes juives dues à la terreur nazie et les chambres à gaz comme instrument de la mise à mort. N'étant pas spécialiste de cette période de l'histoire récente, je me garderai bien de traiter ce problème par le détail; toutefois, grâce à mon travail d'ethnologue de l'Europe orientale, à quelques lectures et à l'activité de l'esprit critique, je me suis permis de réfléchir sur les principes guidant les accusateurs de Faurisson.
Je commencerai donc par le problème du chiffrage des victimes, et quoique cette thématique n'ait rien de plaisant, que je la trouve malsaine, morbide et trop souvent complaisamment et gratuitement dramatique (elle est tragique), je m'y attacherai car elle fut au centre de ma déposition devant le tribunal de la dix-septième chambre correctionnelle de Paris. Je traiterai pour l'essentiel de la Pologne avec quelques incursions en Roumanie. Le chiffre de six millions de morts est aujourd'hui admis comme la loi de la chute des corps, comme vérité intangible et irréfutable. Parmi ces victimes, les juifs polonais représenteraient la moitié, trois millions, soit la presque totalité de la communauté polonaise massacrée dans la machine concentrationnaire. Or, à présent, on feint d'oublier que, avant l'attaque allemande du 22 juin 1941, la Pologne avait été partagée entre l'Allemagne et la Russie soviétique depuis le 30 octobre 1939. Ainsi, pendant un an et demi, la moitié de ce pays (dans ses frontières issues des traités de 1919 et des guerres polono-russes) plus les Pays baltes, le nord de la Bukovine et la Bessarabie (roumaines), tous gouvernés par des régimes plus ou moins capitalistes, furent soumis à l'administration soviétique et à la pédagogie socialiste du N.K.V.D. déjà dirigé par Béria (personnage politique dont le témoignage ne souffre aucun doute!). Si l'on s'en remet aux chiffres fournis par L'Universal Jewish Encyclopaedia (1940-1943), on notera qu'environ 40% des Juifs polonais passèrent sous contrôle russe. D'autre part, toujours selon cette encyclopédie et divers témoignages (je connais personnellement des témoins), la presque totalité de ces Juifs furent déportés en Sibérie. Or pourquoi les sionistes s'acharnent-ils à présent à les compter parmi les morts du génocide germanique? A quels intérêts politiques ces morts (ou ces vivants) doivent-ils le fait d'avoir changé de camp? Veut-on nous cacher que des apparatchiks soviétiques d'origine juive prirent part à ces décisions? Quelles sont les manipulations sous-jacentes à cette virevolte? Après avoir énoncé ces simples questions de bon sens devant le président de la dix-septième chambre, je fus copieusement injurié, insulté par l'assistance qu'une haine aveugle et une passion xénophobe rendait sourde à tout argument quel qu'il fût! Or voici que, quelques jours après ma déposition, Le Monde du 5 juillet 1981 reproduisait une interview de Nahum Goldmann, ancien président du C.J.M. (Conseil juif mondial), dans laquelle on pouvait lire ce passage: "Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l'Union soviétique a sauvé des centaines de milliers de Juifs des territoires occupés par les Allemands, en leur permettant de se réfugier en Sibérie. Après la guerre, une grande partie de ces Juifs a pu retourner en Pologne et de là en Israel." (Souligné par moi.)
Ces précisions appellent quelques remarques. En premier lieu, je relève que non seulement les Russes "protégèrent" les Juifs dans les territoires qu'ils occupaient, mais qu'ils poussèrent leur mansuétude à étendre leurs mains secourables aux Juifs vivant dans les territoires soumis à l'administration allemande, c'est-à-dire à l'autre partie de la Pologne occupée. Ainsi ce n'est plus la moitié des Juifs polonais, mais une quantité supérieure (non précisée) qui se seraient trouvés du côté soviétique pour s'en "retourner, une fois la guerre terminée, en Pologne et de là en Israel". Ce texte, et les informations qu'il apporte, va bien au-delà de mes affirmations lors du procès Faurisson. Je serais donc conduit à réviser mes chiffres et ceux de l'historiographie sioniste: les morts dus à la soldatesque teutonique seraient encore moins nombreux! N'y aurait-il pas ici un motif pour traduire N. Goldmann devant une cour de justice ou bien ne serait-il pas plus sérieux de s'atteler à ce problème et tenter de l'approcher avec plus de précision? Il reste que nous avons là un domaine incertain auquel les sionistes prétendent répondre par des certitudes...
Je suis d'ailleurs quelque peu surpris qu'un homme aussi intelligent et bien informé que N. Goldmann puisse affirmer que, en pleine ère stalinienne, la déportation de Juifs en Sibérie par le N.K.V.D. puisse s'apparenter à la protection des populations juives. Aucun témoignage ultérieur ne signale à l'attention cette entreprise de protection (cf. The Great Terror et L'Archipel du Goulag). Je connais, en outre, des témoins qui m'ont conté les conditions effroyables de transport et du travail forcé auxquels ils furent contraints (sans doute par soucis de protection!). Certaines estimations suggèrent que plus du tiers des Juifs déportés par les Soviétiques périrent au cours du voyage et de leur première année de détention... Pourquoi N. Goldmann fournit-il des faits qui contredisent la vulgate sioniste tout en leur donnant une interprétation quelque peu surprenante?
Il semble que l'auteur cherche à ménager l'Union soviétique (ce que ne faisait point l'Encyclopaedia Judaica) tout en faisant porter toute la responsabilité du génocide sur l'Allemagne nazie (cf. la suite de l'interview). Il lui faut absolument présenter la Russie comme un pays inclus dans le camp de la liberté. Or chacun sait que le C.J.M. a toujours entretenu des rapports officieux ou officiels avec l'Union soviétique pour ce qui concerne la communauté juive et l'émigration. C'est encore avec l'Union soviétique que l'Etat d'Israel doit négocier au Moyen-Orient, même s'il agit par Etat interposé (Roumanie). En revanche, l'Allemagne nazie est un régime déchu, banni des mémoires dans les deux Allemagnes, qui n'a plus aucune valeur dans les stratégies politiques mondiales, tout en conservant une valeur symbolique irremplaçable. Aussi n'est-il pas surprenant qu'on lui fasse supporter tous les crimes, y compris ceux qu'elle n'a point commis, comme si les massacres ressortissant à sa seule responsabilité ne suffisaient point à la condamner irrévocablement. Enfin, il ne faudrait point omettre le rôle décisif de N. Goldmann dans la négociation des dommages de guerre marchandés avec Konrad Adenauer. Etablis sur la base de six millions, il fallait les trouver. Où? Dans l'incalculable génocide nazi14? Comment cet homme habile aurait-il pu, aujourd'hui, se déjuger et, de ce fait, attenter à l'honneur de l'Etat d'Israel? On comprend alors que le vieil homme donne des gages d'humanisme à l'U.R.S.S. et voue aux gémonies de l'enfer l'Allemagne nazie. Toutefois, cette concession faite au stalinisme ne peut s'accomplir sans révéler un fait qui tend à donner raison aux "révisionnistes". Que chacun par la suite interprète ce fait selon sa propre théorie de l'histoire ou selon ses préférences idéologiques, libre à lui, mais à une seule et unique condition: ne point traîner en justice ses contradicteurs en vertu d'une orthodoxie politique qui départagerait la vérité de l'erreur. Tout est révisable, l'infaillibilité de Staline, de Mao et du Pape, la justesse de la politique américaine ou française, la démocratie libérale, etc., y compris la légitimité des Etats.
Or la révision des chiffres des victimes avait déjà été l'objet de vives controverses au cours du procès d'Eichmann, tant et si bien que le président du tribunal de Jérusalem dut fréquemment interrompre de violents débats beaucoup trop dangereux pour la version officielle de la déportation (cf. H. Arendt, op. cit.). C'est encore avec étonnement que j'ai noté la virtuosité de M. Wellers qui jongle avec les chiffres en se fondant uniquement sur les données démographiques soviétiques ou nazies que tout le monde s'accorde à trouver fausses ou du moins largement manipulées lorsqu'il s'agit d'une thématique autre que celle concernant les juifs. Mais le fait le plus significatif, c'est son omission des données juives contradictoires.
De la part de l'un des spécialistes mondiaux de la déportation et du génocide des juifs, je ne peux imaginer qu'il fasse preuve d'une telle ignorance, il s'agit d'autre chose... Je pense qu'il aurait dû en discuter avec N. Goldmann de manière à ne point offrir au monde de si grossières contradictions. Que les documents historiques soient sujets à de multiples variations, à des inexactitudes, des absences, des amputations et des manipulations, j'en suis convaincu; et c'est bien là le premier travail de l'historien (comme celui de l'ethnologue) que de critiquer les documents écrits, les témoignages et tous les discours. Tout cela me paraît bien banal et, sans ces circonstances exceptionnelles, je n'oserais jamais évoquer ces principes méthodologiques qui constituent l'apprentissage minimal du travail d'historien. Il m'a semblé néanmoins nécessaire de les rappeler à nouveau dans la mesure où l'acte d'accusation s'est appuyé sur une pétition signée par quelques-uns de nos plus brillants universitaires (15).
Il est donc souhaitable d'engager un vrai débat au cours de séminaires et de colloques afin d'en informer un large public et ne plus laisser les gens nourrir leurs fantasmes, leur culpabilité ou leurs passions idéologiques avec des oeuvres qui s'apparentent plus à celles de la presse à scandale, du spectacle et de la marchandise de l'horreur qu'à la présentation d'études minutieuses De trop nombreuses contradictions demeurent dans les faits relevés par les versions officielles de l'histoire concentrationnaire16 pour que les interrogations et les doutes ne s'éveillent et ne suggèrent de nouvelles problématiques. Trop d'excommunications sanctionnent les contempteurs de l'historiographie sioniste ou stalinienne pour étouffer toute volonté cherchant à réexaminer les documents. Et lorsque les censeurs en appellent au respect des morts pour éliminer de la scène des débats tout contradicteur, je décèle de trop puissants intérêts politiques pour ne point dénoncer cette utilisation douteuse des victimes. Une manière, pour certains parmi les vivants (et non les survivants) de se draper dans une morale bienfaisante pour bien masquer leur enjeu. La France connut aussi un semblable phénomène avec l'historiographie de la Première Guerre mondiale dont l'un des plus récents avatars fut, en 1958, l'interdiction du film de Stanley Kubrik, Les Sentiers de la gloire; il attentait à la mémoire des milliers d'hommes tués dans ce qu'il est convenu de nommer, aujourd'hui, la boucherie de généraux imbéciles et ambitieux17. Phénomène banal que la manipulation de l'historiographie à des fins politiques comme le montre si bien N. Chomsky dans son dernier ouvrage18. Mais que ces censeurs prennent garde à ce que l'esprit de vengeance et d'intolérance qui anime leur combat douteux ne rejaillisse un jour à leurs dépens. Alors, il sera trop tard pour invoquer les dettes du passé; il leur faudra, dans la violence du présent, assumer la haine des autres dont ils s'étaient faits auparavant les héritiers.
Si les démographes et les historiens sionistes étaient à ce point assurés de leurs matériaux, pourquoi les associations qui soutiennent leurs théories chercheraient-elles à imposer le silence à ceux qui en doutent? La cause devrait être entendue, et le ridicule des assertions "révisionnistes" assurerait la justice et le droit. Ces associations auraient-elles peur que certaines révélations ne dévoilent des manipulations fort gênantes pour la politique sioniste dirigée vers la diaspora? Je leur laisse le soin de me répondre, mais je leur suggérerais de s'occuper plutôt des vrais racistes et des vrais antisémites. Qu'elles s'interrogent un peu sur ceux qui acceptent les six millions demorts en y voyant un fait positif! Ou bien qu'elles poursuivent certains dont les pseudo-romans d'espionnage ne sont que des appels à la haine raciale contre les noirs, les jaunes et les Arabes. Je connais de ces historiens antisémites qui n'ont jamais été inquiétés par ces officines, au contraire, car, il est de notoriété publique que le sionisme s'accommode trop bien du véritable antisémitisme parce qu'il lui permet de justifier sa volonté politique d'émigration massive des juifs de la Diaspora en Israel. Or, depuis quelques années, on sait que les juifs cherchent plutôt à quitter Israel qu'à y demeurer (comme le rappelle un récent article de l'International Herald Tribune)19. En revanche, ce que le sionisme ne peut admettre, c'est la mise en doute des principes Idéologiques qui fondent et justifient la politique extérieure de l'Etat hébreu: l'expansionnisme d'Israel au Moyen-Orient au nom des crimes commis par l'Allemagne nazie.
Et c'est en raison de ces principes que toute discussion sur le problème des chambres à gaz provoque des réactions qui confinent à l'hystérie collective comme si l'on osait prêcher l'athéisme dans une communauté hassidique!
Le problème soulevé par la présence ou l'absence de chambres à gaz dans les camps de concentration revêt aujourd'hui les mêmes aspects idéologiques que le problème posé, voici trente ans, par l'existence des camps de concentration soviétiques. Souvenons-nous des déclarations des Wurmser, Daix, Desanti, Besse, Kanapa, etc., tous convaincus des mensonges de la presse bourgeoise ou de Kravtchenko; tous juraient leurs grands dieux (ainsi que des milliers de gens) qu'il s'agissait là de sournoises manoeuvres de l'impérialisme américain. Or, malgré le profit politique que l'impérialisme tire des crimes de l'ennemi pour couvrir les siens, il n'en demeure pas moins vrai que la déportation massive, le travail esclave et l'exécution systématique des opposants constituèrent les armes du pouvoir stalinien pour régler ses contradictions.
Les victimes en témoignent aussi. Ce qui n'empêche pas encore certaines manipulations. Par exemple, je suis de ceux qui pensent que Soljénitsyne en rajoute dans ses descriptions. Est-ce une raison pour lui faire procès? Non! Pour en débattre contradictoirement? Oui! Chercher à comprendre les raisons qui le conduisent à cette présentation des faits, voilà une démarche sérieuse et cohérente qui, tout en laissant ouvertes les interprétations contradictoires, n'empoche nullement de respecter les souffrances physiques et morales subies par cet homme et ses camarades de déportation. De tels procès ressortissent à la propagande et ne sont rien que fort banals. Une fois encore, je rappellerai aux idéologues académiques que ces faits ne sont pas exceptionnels en période de guerres chaudes ou froides, ou de coexistence pacifique armée. Le fameux exemple de Katyn n'est qu'un événement de propagande parmi tant d'autres semblables comme celui du massacre perpétré dans la prison de Lvov par les troupes du N.K.V.D., durant l'été 1941, quelques heures avant l'arrivée des soldats allemands. Confrontée à l'impossibilité matérielle de transporter vers l'arrière la masse importante des prisonniers politiques de l'Ukraine polonaise, la police secrète soviétique préféra les grenades dans leurs cellules plutôt que de laisser derrière elle des témoins gênants pour l'image de fraternité idéologique que voulait donner au monde le pouvoir des Soviets. Lorsqu'ils découvrirent ce massacre, les Allemands le photographièrent et envoyèrent les plus sensationnels clichés aux agences de presse mondiales afin de justifier leur lutte contre le "sanglant communisme". Qu'ils employèrent ces témoignages réels pour masquer leurs propres exactions, j'en suis convaincu, pourtant cela n'ôte rien à la responsabilité soviétique. Que les Américains, en 1981, prennent prétexte des massacres perpétrés par les Khmers rouges pour légitimer rétroactivement leur intervention criminelle au Cambodge, c'est ce que tendent à démontrer quelques livres publiés récemment. Bref, tout cela s'apparente aux jeux des propagandes et des contre-propagandes et s'éloigne des interprétations mesurées, attentives à toutes les versions des mêmes faits qui laissent toujours place au doute salvateur de la tolérance politique et morale.
Mais lorsqu'on ose toucher ou retoucher à la version officielle des instruments de la mise à mort nazie, la chambre à gaz, les arguments et les valeurs avancées par les gardiens de la Loi nous présentent les faits comme s'il s'agissait des canons d'un livre sacré. Toute contestation est assimilée à une négation de l'Etat-dette et des modalités meurtrières de l'élection juive. Pour justifier la dette étatique, il faut impérativement que le destin des juifs participe de principes différents de celui des autres peuples soumis à la xénophobie nazie. Que doit-on penser alors des assiégés de Léningrad? Neuf cents jours sous les obus allemands sans pouvoir y échapper! Est-ce un sort normal pour les Russes? Ces trois années ne s'apparentent-elles point au Voyage au bout de l'enfer? Interrogeons encore les descendants des 400 000 Serbes disparus dans les camps d'Ante Palevitch, et demandons-leur si ce destin ne possédait point des qualités extraordinaires20? Or, quels que soient les moyens employés, la mort d'un seul homme au nom d'une quelconque xénophobie raciste, nationale, religieuse ou politique est crime contre l'humanité: non seulement les crimes civils, mais aussi la guerre --ce crime collectif sanctifié par les lois des Etats.
Quant à moi, je ne saisis pas la différence qu'il y aurait entre les souffrances dues aux chambres à gaz, vraies ou fausses (c'est par ailleurs un moyen légal d'exécution aux U.S.A.), et l'incommensurable répétitivité de la déchéance physique due au travail esclave. Comment les sionistes ont-ils le cynisme de surévaluer la mort par les gaz (si elle eut lieu) par rapport au sort effroyable de ceux qui s'épuisaient journellement dans les souterrains de Dora, dans les carrières, ou à construire des routes stratégiques. Sous-alimentés pour ne pas dire affamés, sans aucune aide médicale, par tous les temps, si contrastés en Europe orientale, ils assuraient une part non négligeable de la logistique guerrière allemande comme, à quelques milliers de kilomètres vers l'Orient, leurs frères du Goulag soviétique participaient, eux aussi, à l'effort de guerre russe. L'univers concentrationnaire demeurera l'une des grandes inventions de la modernité politique et économique de l'Occident pour trouver une main-d'oeuvre à la fois soumise (pas de syndicats ou de revendications salariales) et pour un temps inépuisable.
Or les bonnes âmes qui s'étonnent de la mort de si nombreux enfants devraient se souvenir que l'industrialisation de l'Europe occidentale s'est faite aussi avec le travail et l'exploitation massive des enfants21. Pourquoi une économie de guerre, en mal de bras se serait-elle privée de cette force de travail peu efficace mais gratuite ou presque? S'il s'agissait pour ces bonnes âmes de dénoncer ce retour à la barbarie d'une ampleur sans précédent en raison des technologies mises au service de la mort, je me joindrais à leur choeur. Mais comment peuvent-elles convaincre de leur bonne foi lorsqu'elles instaurent une iniquité essentielle en proclamant une différence ontologique entre les souffrances endurées par les enfants juifs et celles subies par les enfants russes, serbes, grecs... et allemands22. J'ajouterai encore, pour faire bonne mesure, que tous les Etats qui se prétendent démocratiques n'ont jamais hésité à employer à vil prix le travail des enfants dans leurs colonies, ou dans les Etats du tiers-monde qui leur sont présentement soumis. Qui n'a entendu parler de ces prostituées de dix ou douze ans qui sont offertes en Thailande, au Brésil, à Saint-Domingue! La différence permet une fois encore de faire fonctionner les deux poids et les deux mesures au plus grand bénéfice des sionistes, et de leurs alliés. Si nous devons condamner ce monde, c'est bien la guerre moderne, la guerre totale (militaire, économique et idéologique) qu'il nous faut honnir car rien ne lui échappe... Une fois posées ces remarques sur les principes qui dirigent l'utilisation propagandiste des faits concentrationnaires, il semble bien difficile de trouver, par ailleurs, une quelconque élection différentielle.
Regardons maintenant les arguments de Faurisson et ceux de ses accusateurs. Soulignons d'abord que ce problème de la présence des chambres à gaz fut aussi soulevé par un chercheur dont les travaux servent de référence à l'histoire de l'univers concentrationnaire. Olga Wormser-Migot émet de sérieuses réserves quant à leur présence à Mauthausen tandis que l'historiographie officielle continue à l'affirmer sans tenir aucun compte des remarques énoncées par une universitaire que l'on peut difficilement accuser d'antisémitisme ou de pronazisme. Aucun doute ne doit subsister dans la conscience populaire, la version officielle doit demeurer celle de la Vérité. De même, tout le monde connaît la vulgaire cabane du Struthof dont l'opinion commune affirme qu'elle fut une chambre à gaz! Pourquoi ne pas s'en tenir à la stricte réalité qui est déjà si terrifiante pour l'esprit.
En fait le problème majeur se pose à l'égard d'Auschwitz. Or les arguments techniques de Faurisson me paraissent plutôt convaincants, même si, par ailleurs, je n'admets ni son estimation du nombre des victimes, ni son interprétation politique du nazisme pour lequel j'ai donné ma version simplifiée dans les deux premières parties de cet essai. Je reviendrai plus avant sur mon désaccord avec Faurisson, pour le moment je m'en tiens à ses arguments. Rien de ce qu'il affirme n'a été sérieusement infirmé par ses accusateurs. Le livre de Georges Wellers (Les chambres à gaz ont existé, Paris, 1981). Outre ses subtilités démographiques, se résume à une nouvelle glose sur le Journal de Kremer, sans aucune critique de la source, c'est-à-dire une critique des conditions dans lesquelles ce témoignage fut obtenu. Or lorsqu'il s'agit des procès staliniens ou brejnéviens, tous les spécialistes du monde stalinien nous ont appris à nous méfier des procédures d'enquête chères à une tradition inaugurée par la célèbre Tchéka. Pourquoi les procédures du N.K.V.D. seraient-elles plus objectives et respectueuses des droits de la défense pour les méfaits d'un haut fonctionnaire nazi que pour établir l'acte d'accusation d'un citoyen soviétique, fût-il l'un des chefs historiques de la Révolution bolchèvique? Si l'on pense que les mêmes services officiels agissent selon les ordres du pouvoir et non selon une quelconque idée de la justice, alors il faut se rendre à la raison: les documents obtenus par la police politique soviéto-polonaise sont suspects; mais si l'on pense le contraire, alors on doit proclamer haut et fort, quitte à sombrer dans le ridicule, que Boukharine était bien un agent de l'Intelligence Service infiltré dès avant la Révolution d'octobre au sein du comité central du parti bolchevique23! Or l'histoire, c'est aussi la mémoire non pas la mémoire des mythes, mais la mémoire des choix et des situations politiques antérieurs. Les Russes, quelle que soit la réalité de leurs sacrifices et de leur courage, devaient aussi faire oublier quelques crimes ignobles pour pouvoir entrer de plain-pied et de plein droit dans le camp des vainqueurs, dams le camp de la Liberté recouvrée, pour se présenter à la fois comme des victimes absolues et Ides triomphateurs purs de tout crime contre l'humanité. La propagande russe n'est pas prise en compte lorsqu'il s'agit de traiter de l'univers concentrationnaire, en revanche, elle est abondamment utilisée quand de savants politicologues24se penchent sur l'implantation des régimes staliniens en Europe centrale et orientale! Encore deux poids et deux mesures.
D'autre part, s'il faut douter des matériaux produits par les enquêtes du N.K.V.D., on peut encore suspecter les documents quand ils sont utilisés par les enquêteurs sionistes ou les témoins qu'ils manipulent. Je ne reviendrai pas sur la brillante démonstration de Faurisson à propos du Journal d'Anne Frank. Ce faux n'est pas à mettre au compte du respect des victimes mais, au contraire, il pue les charognards qui se repaissent du malheur des hommes pour en faire des drames à grand spectacle. La disparition d'Anne Frank n'a pas besoin de ce grimoire pour nous plonger au fond de la tragédie inhumaine du nazisme. Pourquoi alors en rajouter? S'il est, en outre, un fait significatif de la plaidoirie des avocats de l'accusation, c'est le peu de cas qu'ils firent du livre de Filip Muller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, publié à point nommé ses contradictions se révèlent si grossières qu'elles montrent par trop les faiblesses de sa fabrication, et qu'il aurait été difficile d'éviter la ruine de ses arguments.
Et les milliers de témoins? me demandera-t-on. Je répondrai que les vrais témoins sont rares ou se sont manifestés très tardivement. En revanche, on ne manque pas de témoins des massacres perpétrés à la mitrailleuse, au fusil ou par la faim. Pourquoi F. Muller a-t-il attendu si longtemps avant de communiquer au public son expérience exceptionnelle? La sortie de son livre coincide bien étrangement avec les procès de Faurisson... Cette question demeure toujours sans réponse, malgré les explications psychologiques de son éditeur, Claude Lanzmann. Quant à Léon Poliakov, il me suffit de me reporter au jugement de son procès qu'il intenta à Faurisson pour juger de ses arguments. Parmi les attendus du jugement on peut lire ceci: " ... a pu [Poliakov], sur des points de détail, enfreindre la rigueur scientifique sans que pour autant il soit permis d'affirmer qu'il est un manipulateur ou un fabricateur de textes".
Mais alors pourquoi accuse-t-on Faurisson d'enfreindre aussi la rigueur scientifique? Encore une nouvelle version des deux poids, deux mesures!
Si j'ai des réserves ou même de franches oppositions avec Faurisson, elles ne concernent pas les arguments techniques qu'il fournit pour démontrer l'inexistence de chambres à gaz mais deux problèmes interdépendants: son estimation du nombre des victimes et son interprétation du nazisme. Je soupçonne Faurisson de sous-estimer le nombre des victimes de l'univers concentrationnaire dues au travail esclave, et aux effroyables conditions provoquées par cette nouvelle forme de guerre totale dans les pays d'Europe centrale et orientale. Là-bas, les dernières années du conflit élevèrent la sauvagerie meurtrière au rang de norme de la vie quotidienne non seulement de la part des Allemands, mais encore de la part de tous les pays, de tous les groupes ethniques qui avaient cru en la victoire allemande pour jouer, contre les Russes ou d'autres pouvoirs nationalistes dominants, leur chance d'une indépendance nationale. N'est-ce point le cas des Ukrainiens mais aussi, plus près de nous, celui de la milice?.. Sur les fronts et dans les pays de l'Est, la guerre atteignit une violence sans précédent, inconnue de l'Europe de l'ouest ou de l'Afrique; si l'on voulait établir une comparaison, je pense qu'il nous faudrait l'aller chercher en Extrême-Orient, sur le front sino-japonais.
Les sionistes, comme Faurisson, ont sous-estimé toutes les conditions réunies en ce lieu européen pour asservir et tuer les hommes, les premiers au profit du gaz, le second par sa méconnaissance de l'histoire moderne de l'Europe centrale prise entre ses propres nationalismes et les impérialismes occidentaux. Ici, plus de conventions internationales de la Croix-Rouge, pas de droits du prisonnier de guerre ou du civil, rien que la violence aveugle des xénophobies nationales ou économiques. Au-delà de l'Oder, la vie humaine comptait peu, quelles que fussent la race, la religion ou l'idéologie de la personne. De Budapest à Stalingrad, tout ne fut que ruines et désolation sans fin. Combien de juifs sont morts épuisés de faim et de maladie sur les chantiers des routes stratégiques de l'Ukraine et de la Biélorussie? Combien encore tombèrent anonymes sous les balles de la soldatesque à l'orée d'un bois, au bord d'un champ, brûlés dans leur maison? N'est-ce pas suffisamment horrible pour qu'il faille en rajouter!
Cette guerre, en faisant sauter tous les verrous institutionnels établis par les Etats-nations, permit à toutes les rancoeurs accumulées depuis 1920 de s'exprimer sous le contrôle et au profit de l'impérialisme allemand ou russe. Lutte animée d'une haine inextinguible et archaique entre les Germains et les Slaves, qui n'épargna ni les personnes ni les plus belles créations humaines; lutte messianique entre deux théologies modernes qui font perdre au présent toute valeur au profit d'un futur et lointain âge d'or (Reich millénaire ou accomplissement idéal du communisme). Nos parents furent les acteurs, les complices ou les spectateurs passifs et apeurés du plus grand carnage et du plus grand charnier que l'Europe ait jamais connus. La modernité idéologique ancrée sur des haines traditionnelles et les innovations techniques de cette guerre mondiale s'est jouée à l'Est, et les juifs en furent les victimes au même titre que les Polonais, les Russes, les Ukrainiens, les Serbes, les Grecs... et les Allemands. Oui, les Allemands payèrent aussi leur tribut à cette hécatombe qui coûta pour les seuls fronts européens quelque trente-six millions de morts dont la plupart furent des civils décimés par la faim, les représailles et le travail esclave du système concentrationnaire. La conscience vacille devant cette folie meurtrière. Comment cela a-t-il été possible?
Une fois la paix revenue, et dans l'illusion d'une quiétude retrouvée (seule l'Europe l'a retrouvée), on a forgé des réponses simples, facilement acceptables par des hommes harassés de souffrances et de privations; des réponses fondées sur une causalité mécaniste qui accablait les Allemands de toutes les responsabilités dans l'origine de la guerre (vingt-cinq ans auparavant on fit de même à l'issue de la guerre de 14-18). Est-il possible qu'un phénomène aussi complexe que la Seconde Guerre mondiale puisse se réduire à une seule cause, les Allemands, et plus particulièrement à celle du groupe des dirigeants nazis dont on affirme qu'ils furent des fous? Mais qui donc permit aux Allemands, sans intervenir, d'acquérir cette puissance dévastatrice? Qui donc encore s'est satisfait de voir les nazis mettre à mal la puissance du parti communiste allemand? Qui laissa les troupes hitlériennes expérimenter leurs tactiques et leurs armements sur les villes espagnoles? Qui abandonna la Tchécoslovaquie à son triste sort, trop content d'avoir sauvé par une lâcheté le douillet confort De la paix à tout prix? Qui boycotta le commerce allemand après 1933? Certes pas les juifs américains, si j'en crois toujours N. Goldmann! Quel Etat démocratique, y compris ceux où les juifs exerçaient un certain pouvoir, aurait voulu prendre en charge cette masse de juifs miséreux d'Europe orientale? Interrogeons les émigrés des années trente, et demandons-leur comment legs traitait l'establishment juif français? Les bonnes âmes de la L.I.C.R.A. ou du M.R.A.P. devraient écouter les souvenirs de mon père, allies y découvriraient que le racisme traverse aussi les communautés juives, comme aujourd'hui l'exemple d'Israel le prouve clairement. Bref, je pourrais égrener le chapelet des questions où apparaît la multiplicité des responsabilités et des culpabilités, des fautes, des erreurs fatales, des lâchetés confortables et surtout l'omnipotence des intérêts des Etats, du capital et des idéologies pour qui les masses humaines ne sont que des masses de manoeuvre et de main d'oeuvre. J'eusse souhaité que MM. Poliakov et Wellers répondissent à ces questions, et qu'ils délaissent un moment le judéo-centrisme pour enquêter sur ces thèmes avec le même acharnement qu'ils mettent à sur-accabler l'Allemagne...
Certains de mes bons amis m'accuseront à croup sûr de vouloir réhabiliter le nazisme. J'avoue que leur accusation me fait sourire lorsqu'elle est le fait d'adorateurs d'Israel et des Etats-Unis, ou d'anciens adeptes de la religion stalinienne. Lorsque je suis honni par d'anciens pieds-noirs qui applaudissaient nos paras quand "ils cassaient du Bougnoule", je n'ai pas le sentiment de commettre une erreur de jugement. En revanche, l'accusation me fait moins sourire lorsque je sais qu'elle participe d'une entreprise plus ou moins consciente qui vise à occulter une réflexion sur la nature du nazisme dans ses relations avec l'idéologie univoque et massive des media, et la nature de l'Etat national, ainsi que sur sa vitalité qui déborde largement la défaite allemande pour s'inscrire, sous d'autres apparences, au coeur de nos sociétés.
Ceux qui reportent sur l'Allemagne nazie toutes les causes de la guerre ne font que reconstruire, une fois encore, la pseudo-théorie du "bouc émissaire" généralisé en inversant les termes qui qualifient les juifs. L'Allemagne devient ainsi l'élément inverse et symétrique du peuple juif, l'exceptionnalité du destin génocidaire des juifs exigeant le destin exceptionnel d'un bourreau qui achève en soi-même tous les antisémitismes et leurs cortèges de pogroms mineurs. On aura donc réussi à résumer un long moment d'histoire moderne avec la simplicité d'arguments "clairs" et convaincants pour les ignorants et les amnésiques; quant aux imposteurs, aux idéologues et à leurs maîtres, chacun y trouvera son compte. Cela rassurera les timorés, consolera ceux qui éprouvent encore une vague culpabilité et des bribes de doute et sanctifiera les actes des baroudeurs. Il ne restera plus qu'à organiser cette croyance, dont on actualisera épisodiquement les dogmes en de vastes rassemblements où les hommes répéteront, comme des litanies, les mêmes idées reçues. On aura construit l'image d'Epinal de la guerre et de la déportation: une esquisse, certes grossière, mais suffisamment colorée et explicite pour créer les émotions instantanées qui déchaînent les haines vengeresses.
C'est un phénomène humain bien connu que les hommes préfèrent les assurances de la croyance aux explications complexes, fluctuantes et incertaines; pourtant, concernant les événements qui composent la Seconde guerre mondiale, on ne peut se satisfaire de simplifications, d'idées reçues ou de slogans publicitaires; ils concernent trop notre vie actuelle pour qu'on puisse laisser les idéologues propagandistes déblatérer leurs fadaises soporifiques.
Il faut en finir avec les sornettes et les actes de foi, laissons cela aux fans des chanteurs pop. Pour se convaincre des dangers qui menacent la pensée critique contemporaine, il suffit de se reporter aux attendus d'un jugement condamnant Faurisson: on y lira ces phrases qui feraient frémir de rage bien des "maîtres penseurs" qui, contrairement à ce que certains prétendent, savaient encore penser: "Attendu que, s'il est admissible que l'historien spécialiste d'une époque largement révolue peut, en toute impunité juridique, manier, voire solliciter textes et documents et contribuer ainsi, par un exercice de virtuosité historique, au renversement de statues ou à l'éradication de thèses ou croyances séculaires, un tel " jeu intellectuel" ne saurait se concevoir chez l'historien qui choisit de porter ses recherches et ses réflexions sur une période récente de l'Histoire douloureuse et tragique des hommes, sur une époque dont les témoins encore vivants et meurtris méritent égards et considérations."
Si j'ai bien compris la leçon, nous avons l'autorisation de nous amuser à renverser sans vergogne les idoles du Moyen Age en nous livrant à des "jeux intellectuels", à des pirouettes puisqu'elles ne concernent plus une période tragique et que les témoins ne sont plus là pour nous rappeler à un devoir de réserve. Que nos interprétations soient vraies, fausses ou approximatives, nous pouvons nous permettre de jongler avec le massacre des templiers, des cathares et peut-être celui des juifs...; leurs histoires respectives ne sont plus douloureuses. J'en prends acte, en espérant, toutefois, que les médiévistes répondront un jour à cette conception de l'histoire à laquelle ils consacrent leur vie! En revanche, attention à nos discours sur l'actualité, laissons nos contemporains se nourrir de mythes et d'idées toutes préparées par les idéologues officiels qui, eux, ne sont pas tenus au devoir de décence laissons-les adorer les idoles du pouvoir et des media, sans cela ils en éprouveraient grand-peine et profonde tristesse. Entonnons les airs triomphants des vérités éternelles sans quoi nous manquerions d'égards et de respect envers leurs souffrances! Surprenante pédagogie, qui devrait nous conduire à taire les atrocités de la guerre d'Algérie sous prétexte que des révélations et des interprétations pourraient blesser la susceptibilité de nos anciens soldats. Dans le même esprit, je propose de condamner Soljénitsyne parce qu'il manque d'égard vis-à-vis des premiers déportés communistes, des mencheviks ou des socialistes-révolutionnaires qu'il accuse de collusion idéologique avec leur bourreau! Que doit-on ajouter à cet appel à la démission de la pensée? Il nous engage à nous laisser bercer par des ombres inoffensives dont nous apercevons les mouvements du fond de notre douillette caverne, où la chaleur et la douceur du confort nous protègent de l'angoisse du doute.
Ainsi, lorsque les débats du procès portèrent sur l'ampleur généralisée des massacres, les avocats de l'accusation tentèrent de mithridatiser le débat, assimilant toute position non sioniste à une proclamation antisémite. Le péché de Faurisson: c'est qu'il ose parler du "sionisme international" que le racisme des avocats renvoie à Vidée d'un complot juif! Que l'on fasse procès à Luc Rozenzweig et au Monde pour le "chapeau" de son interview de N. Goldmann (Le Monde, 5 juillet 1981). J'y lis avec surprise la phrase suivante: "Grand défenseur de l'idéal sioniste, N. Goldmann a joué pendant soixante ans, un rôle de premier plan dans la politique juive internationale sans occuper aucune fonction officielle dans un gouvernement."
Cela se passe de commentaires! Je n'en suis pas choqué, simplement je constate une fois encore que le système des deux poids, deux mesures fonctionne parfaitement bien. Car, avant 1918, en l'absence d'Etat, le sionisme possédait bien une politique internationale, et des instances supranationales. Pourquoi ne pas dire les choses telles qu'elles sont, au lieu de chercher les faux-semblants. Tout cela ne traduirait que le ridicule de nouveaux riches si, derrière, ne se profilait le désir inconscient d'un nouvel antisémitisme, peut-être justificateur des arrière-pensées sionistes, mais potentiellement tout aussi meurtrier que les précédents sans que nous puissions encore deviner son futur visage.
Je trouve tout simplement scandaleux et immoral que tout intérêt pour la politique israélienne ou celle du sionisme international ne doive exprimer que des opinions laudatives. Je ne connais que les Etats totalitaires pour contraindre leurs citoyens, leurs alliés ou leurs sympathisants à cette attitude. Juger de la politique israélienne, ou de celle des organisations sionistes, se rapporte à un Etat et à des institutions qui n'ont aucun caractère d'infaillibilité, et ne sont habités d'aucune grâce inamissible. Mais juger l'Etat et les organisations qui en soutiennent l'action n'implique point un jugement global sur tous les individus qui prétendent appartenir de près ou de loin à la judéité. Ceux qui conçoivent le monde en assimilant antisionisme et antisémitisme devraient être accusés de racisme, car, grâce à cet habile télescopage conceptuel, ils espèrent faire de tout juif, un sioniste et, de tout sioniste, un citoyen momentanément expatrié d'Israel. Le racisme et la xénophobie de l'Etat-nation consistent justement à transformer une solidarité culturelle, voire religieuse, en une unité politique plus ou moins totalitaire. L'Etat d'Israel et sa théorie politique, le sionisme, ne manquent pas à cette loi en développant leur propre rhétorique historique qui vise à protéger et à promouvoir leurs points de vue.
A présent il appert que les idéologues sionistes cherchent à clore l'histoire de l'univers concentrationnaire par un ensemble de propositions simples, efficaces et possédant, de surcroît, une valeur de révélation absolue qui en ferait une sorte de religion de l'"holocauste", englobant le passé (les pogroms et leur acmé: la déportation nazie), le présent (la politique israélienne de conquête et le soutien que lui apporte la Diaspora) et enfin le futur (l'achèvement du Grand Israel...). L'offensive des zélateurs de cette religion vient à point nommé, elle n'est pas le fruit du hasard, rien de fortuit dans tous les aspects de cette agitation; elle s'exprime avec toute la force des media au moment où se développe et s'affirme le "second Israel", celui dont les gouvernements Begin expriment la nature politique.
Comment justifier auprès des citoyens d'Israel et des bailleurs de fonds de la diaspora la fameuse théorie de l'"agression préventive" chère aux sionistes et que M. Begin applique avec un talent consommé par une longue pratique du terrorisme? C'est très simple: par l'"holocauste"! Toutefois cela me paraît un aspect superficiel des fonctions assurées par la religion de l'"holocauste", qui recouvre un phénomène idéologique et social plus profond mais aussi plus tragique pour la survie d'Israel, Que j'admets car elle tient d'une réalité politique et historique. Pour saisir l'enjeu de cette idéologie-religion il me faut revenir sur quelques points essentiels pour comprendre la construction d'un Etat-nation composé de populations disparates.
La différence entre les nations de l'Europe occidentale et les nations d'Europe centrale et orientale repose sur un fait fondamental: les Premières ont construit leur unité politique avant Que soit réalisée l'unité culturelle et sociale des Populations sur lesquelles elles exerçaient leur souveraineté, tandis que les secondes furent contraintes à procéder de manière inverse, en plaquant une unité politique octroyée sur des populations aux cultures partiellement identiques mais à l'expérience sociale et historique très diversifiée. Israel appartient à cette seconde catégorie d'états, et c'est la raison qui me conduit à l'assimiler aux Etats successeurs d'Europe centrale et balkanique. Or tout Etat-nation confronté à cette hétérogénéité de l'expérience historique de ses nouveaux citoyens doit nécessairement créer les conditions favorables à l'émergence d'une nouvelle conscience collective, où se trouve partagé le sentiment d'un véritable "nous" politique. Ainsi, tant qu'Israel était majoritairement peuplé d'askénazes venus d'Europe centrale ou orientale, cette expérience commune existait, plus ou moins marquée selon l'origine nationale et sociale des émigrants. Toutes ces communautés européennes véhiculaient un ensemble de traditions et de coutumes archaiques ainsi qu'une expérience historique et tragique identiques. Plus encore, la majorité des émigrants partageaient une langue commune dans ses variables dialectales, le yiddish, sans compter le rôle joué par l'allemand et le russe comme langues savantes. Or, depuis les décolonisations française et anglaise, il se trouve que de nombreuses communautés orientales furent contraintes d'émigrer en Israel portant avec elles des traditions, des coutumes, des langues et urne expérience historique sans aucun rapport avec le sionisme et les émigrés européens. Beaucoup plus proches des communautés arabes et de leurs valeurs sociales et ethniques, ces juifs orientaux sont, à la différence des Askénazes, contraints à demeurer en Israel tant est difficile ou même impossible leur réinstallation dans les pays occidentaux. Installés en Israel, leurs sentiments à l'égard des Arabes sont un mélange de haine et de compréhension immédiate puisque c'est avec eux qu'ils partagent les mêmes normes culinaires, familiales, linguistiques... En revanche, ils ne partagent point avec leurs frères occidentaux l'expérience concentrationnaire sur laquelle se fonde la légitimité de l'Etat qui désormais leur sert de patrie. A elle seule l'élection biblique du peuple juif est apparue insuffisante parce qu'elle porte concurremment en elle les germes de ses héritières monothéistes qui lui donnent une dimension quasi universelle25. Et même si l'Etat hébreu utilise la Parole du Livre pour légitimer son retour sur la terre de Judo, sa volonté est contestée de l'intérieur par les juifs orthodoxes qui se considèrent comme les Gardiens de la foi antique. Il ne faut pas négliger le fait que le sionisme est aussi une idéologie européenne nationale et socialisante (pour les seuls juifs), étrangère aux traditions politiques; orientales toutes imprégnées de féodalisme, de communautarisme religieux et de colonialisme. Aussi le sionisme s'est-il nourri des idées et dies thèmes nationaux qui se développaient parallèlement dans toute l'Europe centrale. Déjà, pour justifier le retour à la Terre promise, ses fondateurs avaient mis l'accent sur l'antisémitisme des pays européens n'est-ce pas l'affaire Dreyfus qui servit de catalyseur à la pensée de Herzl? , mais les pogroms n'avaient pas encore cette dimension apocalyptique que la Seconde Guerre mondiale et l'univers concentrationnaire offrirent aux idéologues. Car, si l'on peut affirmer que les juifs sortirent vainqueurs de cette épreuve, la plus tragique de leur histoire quelle victoire ne s'obtient pas dans les larmes et dans le sang? , il faut ajouter qu'ils surent en tirer le meilleur parti politique. Or donc, comment créer chez les juifs orientaux épargnés par l'apocalypse guerrière, la communauté idéologique qui les intégrera dans cette histoire et cette victoire exceptionnelles? Comment unifier dans le creuset d'une seule et même foi nationaliste l'héritier du bourgeois viennois et le Yéménite à l'allure de pasteur biblique, l'intellectuel parisien ou new-yorkais et l'habitant du mellah d'Afrique du Nord, le Russe et l'Irakien, le Polonais et l'Iranien? Il y eut certes les guerres avec les pays arabes et le sentiment de supériorité que l'on y gagne facilement sur ses semblables, pourtant ces événements ne sont point suffisants à créer une foi nationaliste fondatrice même s'ils l'entretiennent. Pour ce faire, il faut construire les imageries des épopées ou des tragédies historiques. L'Etat-nation a toujours eu besoin de ces représentations simplifiées de l'histoire pour agencer l'efficacité de ses mythes fondateurs capables de jouer à son profit des émotions populaires et collectives.
Seule une version religieuse ou mythique de la déportation et du massacre des juifs, l'"holocauste", peut assumer ce rôle parce qu'elle simplifie l'histoire et transforme les contradictions et les conflits politiques, idéologiques et économiques fort complexes en une saga manichéenne qui se résume à l'éternelle lutte entre le Mal et le Bien, le "goy" et le juif, l'Allemand et le juif, l'Arabe et le juif. La religion de l'"holocauste" permet ainsi d'enclencher un procès de reconnotation de l'histoire qui, assimilant l'Arabe au bourreau nazi et le bourreau nazi à l'arche-antisémitisme, l'instaure comme théodicée de l'Etat-nation et théophanie pour ses nouveaux citoyens. Grâce à cette croyance, l'histoire se clôt, le passé, le présent et le futur trouvent une seule et même explication qui rétablit l'unité primitive des communautés juives dispersées. L'Etat-nation aura réussi là où la prophétie messianique a échoué!
Les idéologues de l'Etat hébreu ont donc trouvé dans une réalité contemporaine --l'asservissement et le meurtre collectif des juifs dans le système concentrationnaire-- le principe fondateur d'une croyance, avec ses rites, ses lieux de culte (Mémorial de la déportation à Jérusalem; pourquoi ne l'avoir pas établi en Allemagne?), sa rhétorique et ses livres sacrés dont personne, e ne peut mettre en doute les vérités transcendantales qu'ils énoncent.
Et la faute impardonnable de Faurisson c'est d'avoir mis en doute les canons de cette religion avec des propos certes provocateurs --mais ni plus ni moins que ceux de ses accusateurs --qui ne sont exempts ni d'erreurs, ni d'interprétations discutables. Or jamais Faurisson, encore moins son présentateur (S. Thion) et ses éditeurs (La Vieille Taupe) n'ont proclamé qu'il s'agissait là d'une autre vérité tout aussi absolue que celle dont ils critiquent les présupposés. Leur but était, au contraire, de provoquer urée débat public, savant ou politique, débarrassé de sua gangue passionnelle. Or, depuis qu'il y a une. "affaire" Faurisson, on assiste à la mise en oeuvre de tous les moyens possibles pour étouffer la controverse: la L.I.C.R.A. et le M.R.A.P. mobilisent leur pouvoir financier, institutionnel et les media pour transformer toute discussion en un débat théologique à l'issue duquel Faurisson doit sortir écrasé, socialement brisé alla yeux d'une opinion publique qui préfère ce réconfort momentané aux incertitudes des interprétations historiques ou de l'actualité. Il faut: faire comprendre au bon peuple que Faurisson n'est qu'un vulgaire antisémite qui utilise certaines obscurités de l'histoire concentrationnaire pour diffamer le peuple juif en appelant à la haine raciale. Et hop! le tour est joué, on évite alors de bien gênantes questions...
J`ajouterai que, même si Faurisson était l'antisémite que l'on présente à l'opinion publie que, il faudrait savoir l'écouter sans haine ni préjugé, car tout discours possède aussi sa part de vérité; c'est la raison pour laquelle je lis des livres sionistes en dépit de mes idées. Je n'oublierai jamais que la droite anticommuniste dénonça violemment les camps de concentration soviétiques. A l'époque, les staliniens en appelèrent aux arguments d'une croyance pour convaincre leurs amis des mensonges de ces diaboliques impérialistes. Or, il se révéla qu'elle avait raison. La vérité et surtout la justice ne sont jamais ou presque jamais du côté du pouvoir politique... Les juifs auraient dû retenir cette leçon de l'histoire dont ils furent souvent les victimes... Mais, préférant l'Etat-nation aux aléas d'un destin parfois exceptionnel, ils ont choisi de se conformer au modèle politique dominant; dès lors, il leur faudra bien un jour comprendre qu'ils ne peuvent échapper à la règle commune, qu'ils doivent renoncer à l'Etat-dette, à l'Etat juste et convenir que leur pays est bien le résultat d'une victoire dans un rapport de forces international qui leur était favorable. Ils auront alors compris que le Juste n'a point achevé de proférer l'universalité de son message éthique dans les crématoires nazis, mais à l'instant même où, dans le ciel de Judée, s'élevait le drapeau frappé de l'étoile de David. Un destin nouveau s'ébauchait, banal et meurtrier, injuste et xénophobe; les sionistes étaient entrés dans le concert des Etats-nations pour s'engager désormais sur le chemin de l'intégration au monde...
***
Ainsi, pour toutes les raisons que j'ai énoncées - politiques et morales - je ne peux accepter une quelconque appartenance à des communautés qui accordent crédit aux principes étatiques qui fondent l'Etat-nation ethnique ou religieux.
Les ayant refusés, tant dans mon propre pays qu'ailleurs, je ne conçois point une réflexion et âme attitude plus indulgente à l'égard des juifs qui s'y conforment. Un tel procédé reviendrait à assumer des mensonges historiques et à promouvoir une idéologie intolérable --car intolérante-- au nom d'une prétendue solidarité ethnique et/ou culturelle que je récuse en soi. Considérant, par ailleurs, les livres de Faurisson comme l'essai, à la fois pertinent, erroné et maladroit, d'une critique de l'historiographie sioniste ou judéo-centrique, je soutiens qu'ils ne peuvent être à ce titre juridiquement coupables, à moins que ces mêmes associations, qui l'accusent de propager la haine raciale, ne déploient un acharnement identique à combattre les ouvrages où la xénophobie sioniste s'exerce à l'encontre des gentils, des Arabes et des Noirs. Dans cette situation, le silence équivaudrait à une approbation, aussi aide parlé, puis écrit pour ne point trahir mes principes.
Paris, octobre 1981.
Notes1. Claude KARNOOUH, "De l'Etat-nation: l'Etat, le folklore paysan et le monoethnisme", La Pensée rationaliste, avril-juin 1979.
2. Il n'est pas surprenant de rencontrer aujourd'hui une attitude semblable parmi les défenseurs des droits de l'homme qui concentrent leurs attaques sur la seule situation des juifs en Union soviétique sans s'intéresser, par ailleurs, ni à la situation des autres minorités nationales ou religieuses, ni à celle plus générale et plus fondamentale des croyants de toute obédience. En outre, il faut se convaincre que le problème de la démocratie en U.R.S.S. ne sera jamais résolu par l'exil. Si oui, pourquoi ne pas alors proposer l'émigration massive de millions Ukrainiens ou de Baltes! Quel pays les accueilleraient ? Soyons sérieux, le problème de la démocratie en U.R.S.S. est éminemment celui de toute la société soviétique, et seul un combat intérieur pourra un jour en transformer les équili bres et les contradictions. Le reste n'est que bavardage mondain et activisme de bonnes âmes en mal de justes causes. Sachons comprendre notre monde: la Pologne nous en fournit la démonstration quasi exemplaire.
3. Sur ce point je renvoie le lecteur curieux de documents anciens aux divers libelles, pamphlets et mémoires adressés par les Ukrainiens et les Polonais aux puissances alliées chargées d'établir les Traités de Versailles, Saint-Germain et Trianon.
4. Aujourd'hui le problème demeure tristement identique si j'en crois le dernier livre de N. Chomsky et E. S. Herman , Economie politique des droits de l 'homme, tome I, La "Washington Connection" et le fascisme dans le tiers monde, Paris, 1981. Ainsi, lorsque Israel réclame des droits particuliers pour les juifs d'U.R.S.S., ses humanistes oublient de dénoncer le soutien apporté par leur pays à la SA.V.A.K. du chah d'Iran (voir Washington Post, 9 mai 1977).
5. L'un des plus précieux exemples de ces pratiques fut donné par l'histoire du faux manuscrit de Hanka, grâce auquel le conservateur de la Bibliothèque royale de Prague pensait pouvoir démontrer l'antiquité de la langue tchèque. Et ce n'est pas le moindre de ses mérites que l a lutte acharnée menée par Masaryk pour rétablir la vérité. Autres temps, autres moeurs...
6. Sur ce thème, il serait tout à fait éclairant d'entreprendre une recherche sur la vision judéo-centrique des rapports des Juifs à l'argent et, plus tard, à la construction du capitalisme, pour ensuite la comparer à d'autres travaux historiques traitant du rapport de certaines cités et de leurs élites italiennes à la naissance de la banque.
7. S'il est toujours possible de déceler parmi les sociétés rurales européennes des valeurs archaïques, celles-ci sont encore en contradiction avec celles avancées par le discours de l'Etat-nation.
8. Les Daces occupaient principalement la plaine centrale des Carpathes roumaines (aujourd'hui la Transylvanie) ainsi que la rive gauche du bas Danube. Ils furent vaincus par l'empereur Trajan au cours de deux campagnes (101-105 après J.-C.). Le Sénat romain lui consacra une colonne pour célébrer sa victoire. C'est la découverte au XVII e siècle de ces sculptures par des intellectuels roumains qui fournit l'amorce de ce mythe.
9. D. Gusti, L'Action monographique en Roumanie, Paris 1937; cf. " La Roumanie comme tous les pays reconstitués par la justice immanente de l'histoire...".
10. En revanche s'il fallait poursuivre l'idée d'une justice due aux premiers occupants, je suggérerais à l'Etat d'Israël de soutenir les revendications des mouvements de libération d'Afrique du Sud car je n'ai pas souvenir que les Boers en fussent les premiers occupants !...
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dans le jugement de condamnation du Prof Faurisson (8 juillet 1981)
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