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Des courtisans aux partisans,
de S.Thion et J.C.Pomonti, 1971

Deuxième partie

LE RENIEMENT


9

Saigon et son far west

 

Fin avril, un officier de Saigon, le colonel Vo Huu Hành, commandant la zone spéciale 44 sur la frontière cambodgienne, débarque de son hélicoptère à l'aéroport de Pochentong-Phnom Penh. Il est le premier représentant militaire du président Nguyên Van Thiêu en visite officielle, mais secrète, au Cambodge. Une délégation civile est en effet déjà sur place pour tenter, sans grand succès, de régler les problèmes posés par la répression de la communauté civile viêtnamienne. D'autres équipes des services de renseignements de Saigon sont déjà au travail ans a capitale khmère ainsi que dans deux villes de province. Le colonel Hành vient prendre contact avec l'état-major khmer.

A ses interlocuteurs, qui s'étonnent que le président Thiêu ne leur ait pas dépêché un officier général, il rappelle que les forces placées sous son commandement sont supérieures à celles de tout le royaume. Il dispose d'une division complète à huit heures de marche seulement de Phnom Penh et avec laquelle il est en liaison radio permanente. Du colonel Hành, le général Lon Nol aurait dit plus tard: "C'est l'ambassadeur vautour." Dès les premiers contacts les officiers de Saigon ont en effet trouvé le ton à l'égard de leurs nouveaux alliés khmers. Ils n'ont pas l'intention de mâcher leurs mots ou de tenir compte des suscep[229]tibilités1. Il n'y aura pas d'ambiguïtés: le cadeau du président Nixon est empoisonné. Le régime du général Lon Nol souhaitait la venue rapide d'un protecteur. L'armée de Saigon va d'abord le sauver, ensuite le défendre et enfin s'en assurer le contrôle.

Au départ, Saigon hésite devant la proposition américaine. Le général Abrams, commandant en chef des troupes américaines au Viêt-Nam, suggère en effet une expédition combinée au Cambodge. Le président Thiêu se montre réceptif mais ce n'est pas le cas de l'état-major saigonnais. Il s'inquiète de l'ampleur et de la nouveauté e la tâche qu'on lui propose. Si les Américains doivent en effet limiter leur intervention à la partie nord-est du pays et porter le gros de leur effort dans la région de l'Hameçon où ils pensent trouver d'importantes installations viêtcong, les militaires sud-viêtnamiens sont invités à faire bien davantage: monter des opérations tout le long de la frontière, du Bec de Canard au golfe du Siam sans trop savoir quelles limites on leur fixe en profondeur. On leur promet le soutien aérien et l'appui de bases d'artillerie volantes américaines. Mais ce n'est pas, de toute façon une opération de routine: il s'agit, au bas mot, de mettre en branle l'équivalent de deux divisions, sans compter la flottille de quelque deux cents embarcations qui doit remonter le Mékong jusqu'à Phnom Penh et même Kompong Cham pour y recueillir les civils viêtnamiens parqués dans es camps de concentration. On leur demande donc [230] d'engager dans cette expédition quatre fois plus de troupes que leurs alliés américains. C'est bien ce qui rebute l'état-major opérationnel.

Les résistances ne céderont que devant le miroitement du butin. Les militaires sont invités à ménager la population civile khmère et, notamment, à ne pas tuer des paysans innocents. En revanche, le pillage est toléré, autant dire qu'il est franchement autorisé. Les soldats sud-viêtnamiens vont d'ailleurs non seulement violer mais rafler ce qu'ils trouvent sur leur passage et le charger sur des camions qui font le va-et-vient entre le champ d'opérations et la frontière. Des voitures particulières seront même transportées au Viêt-Nam par hélicoptère. C'est une bonne occasion pour le régime de calmer, en période d'inflation, le mécontentement d'une armée bien mal payée.

Les plans des généraux de Saigon se révéleront, à l'usage, bien meilleurs que prévus. Entre les trois états-majors opérationnels créés le long de la frontière, ceux de TâyNinh, Moc-Hoa et Chau-Dôc, et un quatrième, établi plus tard à Hà-Tiên, la coordination est bonne. Pendant que les troupes américaines, celles du général Do Cao Tri (Tây-Ninh), du colonel Vo Huu Hành (Moc-Hoa) et du général Ngô Dzu (Chau-Dôc) balaient les zones de "sanctuaires" et rouvrent les principales routes qui les traversent, la flottille de Saigon débarque d'autres troupes sur les rives du Mékong avant de gagner Phnom Penh et Kompong Cham. Il s'agit de prendre les insurgés à revers. Entretemps, des opérations combinées sont montées par le général Lu-Lan, dans la région des hauts plateaux et une autre division de Saigon occupe le Sud-Est du royaume, sur le golfe du Siam. Enfin, une flotte opère le blocus du port de Sihanoukville.

Dans une première phase, à partir du 29 avril et jusqu'au 10 mai, les troupes de Saigon interviennent donc dans les régions contrôlées par le F. U. N. K. et le F. N. L. Dans un deuxième temps, pour faire face à la guérilla qui gagne tout le pays, elles vont prendre directement la relève de l'armée khmère: occupation des plantations [231] de Chup, prise de Kompong Cham et de Tonlé Bet, sur le Mékong, de plusieurs villes dans le Sud-Est et l'Est notamment Kampot, Prey Veng et Kompong Speu. Takèo et Svay Riêng, deux autres villes de la région sont dégagées. Le 10 mai, après avoir repris Neak Leung, là où la route n· 1 qui relie Saigon à Phnom Penh franchit le Mékong par un bac, les Sud-Viêtnamiens décident d'aménager une base assez spacieuse pour accueillir en vingt-quatre heures seulement l'équivalent d'une division Neak Leung se trouve à soixante kilomètres en contrebas de Phnom Penh. Le but de l'opération est de disposer d'une tête de pont efficace au cas où la capitale cambodgienne serait directement menacée par une offensive des maquisards. Comme le souligne également le débarquement à Pochentong de la "mike force", la protection de Phnom Penh est, dès le début du mois de mai, au premier rang des préoccupations des états-majors saigonnais. L'aménagement de Neak Leung ne vient, en fait, que dévoiler oe qui se tramait depuis deux mois.

Avant leur invasion en force du Cambodge le 29 avril 1970, les Américains et leurs alliés sud-viêtnamiens ont déjà commis, comme on le sait, plusieurs incursions en territoire khmer: le 20 mars, opération sud-viêtnamienne dans le Bec de Canard, avec appui aérien; le 27 mars intervention d'une unité blindée et bombardements aériens des Sud-Viêtnamiens; le 5 avril, deux bataillons de Saigon s enfoncent jusqu'à seize kilomètres à l'intérieur du Cambodge; du 12 au 16 avril, pénétration de plusieurs unités sud-viêtnamiennes à huit kilomètres à l'intérieur du Cambodge; le 14 avril, première opération combinée entre les états-majors de Saigon et de Phnom Penh (c'est à cette époque, selon M. Laird, secrétaire américain à la défense que les insurgés ont commencé l'évacuation du Bec de canard pour se diriger, selon ses propres déclarations "pour la première fois dans l'autre direction" et réduit ainsi "de beaucoup les risques pour les forces américaines"); le 20 avril, invasion de nuit du Bec de Canard par des bataillons de blindés et de "rangers" sud-viêtnamiens; [232] le 21 avril, intervention de forces sud-viêtnamiennes dans la province de Takèo; le 25 avril, début du bombardement systématique du Nord-Est du royaume par l'aviation américaine; le 26 avril, première opération américaine héliportée dans le secteur de l'Hameçon2.

Entre-temps, Washington et Phnom Penh reconnaissent respectivement le 15 et le 21 avril, que le général Lon Nol a demandé au gouvernement américain d'abord des armes et de l'équipement militaire, et ensuite l'envoi de la "mike force"3. La Maison Blanche procède, pour sa part, à une "escalade" des déclarations et des décisions qui préfigure l'invasion massive: elle "décourage" d'abord les incursions sud-viêtnamiennes (M. Rogers, secrétaire du Département d'Etat, le 2 avril) après les avoir désapprouvées; elle annonce plus tard que devant "l'escalade de l'ennemi au Laos et au Cambodge", elle "n'hésitera pas à prendre des mesures sévères et efficaces pour faire face à la situation" (Président Nixon, le 20 avril); elle reconnaît que des armes capturées au Viêt-Nam sont fournies à Phnom Penh (22 avril) et qu'un premier lot a été livré par Saigon avec l'approbation de Washington (23 avril); elle déclare enfin que plusieurs incursions sud-viêtnamiennes ont effectivement eu lieu au Cambodge, qu'elles ont été "assez fructueuses" et qu'un renversement du régime de Phnom Penh pourrait remettre en cause les retraits de troupes américaines du Viêt-Nam (M. Rogers, le 27 avril).

En fait, les Américains n'ont effectué qu'une prise de relais. Leur intervention dans la crise cambodgienne se situe au début, quand les choses se mettent en place, quand le complot prend une tournure définitive, que le général Lon Nol cherche des garanties et des assurances, que Saigon a besoin d'être bousculé. C'est l'époque de l'arraisonnement du Columbia Eagle4, celui des encouragements [233] discrets et des premiers gages, des démentis et des avertissements. Mais une fois l'intervention lancée, Washington se retire du devant de la scène. Saigon se pose de plus en plus à la fois comme un intermédiaire et un écran entre Phnom Penh et les Américains. Au 30 juin 1970, les troupes américaines se retirent du Cambodge, seule leur aviation continue à intervenir sur l'ensemble du territoire. Les Sud-Viêtnamiens restent sur place avec des effectifs variables, mais qui tournent le plus souvent autour de vingt à trente mille hommes. Les Cambodgiens sont obligés de s'entendre directement avec eux5. Ils sont loin de s'en réjouir. Avec, bien entendu, l'accord de l'état-major américain et surtout son soutien matériel et l'appui de son aviation, Saigon prend en main la direction des opérations au Cambodge. Un état-major est installé à Phnom Penh; il a la haute main sur les décisions de l'état-major cambodgien puisqu'il lui procure l'équipement, les armes, les munitions, les moyens de transport et de radio, la logistique en général, sans compter qu'il décide seul en ce qui concerne l'appui aérien, l'envoi de renforts sud-viêtnamiens, le déblocage de crédits et l'entraînement des troupes cambodgiennes. Cet état-major dépend directement de Saigon qui répercute les décisions proposées sur les différents services ou états-majors opérationnels chargés de les exécuter6. Bien entendu, ces dispositions sont provisoires. L'armée de Phnom Penh devrait peu à peu, c'est du moins l'intention initiale, prendre la relève des Sud-Viêtnamiens, "khmériser" la guerre.

Les pressions politiques de Saigon sur Phnom Penh vont être d'autant moins discrètes que les Sud-Viêtnamiens peuvent revendiquer la loi du plus fort et se retrancher [234] facilement derrière un prétexte tout trouvé, la politique raciste du "gouvernement de sauvetage". Le régime de Saigon, comme les services américains, a ses propres compagnons de route cambodgiens. On les voit réapparaître sur le devant de la scène. Le gouvernement de sauvetage est remanié pour leur faire une place. Le 21 juillet 1970, le prince Sirik Niatak, tout en restant vice-premier ministre, abandonne la charge de cinq ministères pour s'occuper des affaires gouvernementales. On sait que le président Thiêu préfère cet homme jugé énergique au général Lon Nol, que soutient en revanche le vice-président Ky. L'entourage du général Thiêu reproche à l'époque au chef du "gouvernement de sauvetage" de ne pas manifester assez de "bonne volonté" dans la coopération avec Saigon. En fait, il s'agit d'enrayer une manoeuvre amorcée par le général Ty et qui lui permettrait de se servir de Phnom Penh, comme il le fait de certains politiciens saigonnais, dans ses disputes avec le président Thiêu. Sirik Matak devient donc premier ministre par intérim, ce qu'il était déjà plus ou moins, mais il contrôle moins le gouvernement dont il assume désormais, dans les faits, la direction. Le même jour, M. Yem Sambaur, ministre des Affaires étrangères qui, à ce titre, vient de se rendre à Saigon et d'échanger avec les Sud-Viêtnamiens des propos plutôt acerbes, abandonne ses importantes fonctions pour s'occuper des relations avec le parlement et de la justice. Il est remplacé aux Affaires étrangères par un homme plus effacé en la personne de Koun Wick.

Le "gouvernement de sauvetage", qui a tenté pendant plusieurs semaines de faire face à la situation, est au même moment confronté à une "révolte" de l'Assemblée nationale. Les députés demandent la démission de plusieurs ministres et obtiennent qu'un comité exécutif désigné par l'Assemblée contrôle désormais l'action du gouvernement. Cette crise, en fait, rentre dans le jeu de Saigon. Douc Rasy, l'un des plus intelligents représentants de l'extrême-droite, et surtout un fidèle de Sirik Matak, est élu à la tête de ce comité. L'Assemblée, d'un autre côté, furieuse du déroule [225] ment du voyage de Yem Sambaur à Saigon, réclame également sa démission7. Comme Yem Sambaur est connu pour ses liens avec les Américains, le prince Sirik Matak se retrouve du coup pratiquement seul à la direction des affaires mais dans une position très précaire. D'un côté le général Lon Nol, pour des raisons diplomatiques, resté le Premier ministre nominal. D'un autre, il ne peut compter que sur le soutien du président Thiêu, qui ne l'appuiera que tant que cela lui conviendra. Enfin, il est doublé en la personne de Son Ngoc Thanh, d'un agent de la C. I. A. qui, tout en n'étant que conseiller du gouvernement, à rang de vice-président du conseil. En l'espace de trois mois, Phnom Penh est devenu le reflet de Saigon. On y retrouve les mêmes clivages et les factions s'y heurtent de la même manière8.


[236]

10

 

La logique de l'engrenage

 

Hanoi et le G. R. P. sud-viêtnamien étaient trop avertis des affaires intérieures cambodgiennes pour ne pas avoir envisagé de se retrouver un jour face à un interlocuteur comme le général Lon Nol. Ils n'ignorent pas, en particulier que, lorsqu'il s'envole en janvier 1970 pour la France, le prince Sihanouk a pratiquement perdu le contrôle de la situation. Ils savent également que Lon Nol, même si son tempérament le porte à ne pas brusquer les événements, ne fait pas le poids face aux intérêts de la droite. Les manifestations contre eux, les 8, 9 et 11 mars, venant coiffer une série de mesures hostiles, ne peuvent donc pas les surprendre. La visite à Phnom Penh, en juillet 1969, du président Huynh Tan Phat, ainsi que celle du prince Sihanouk à Hanoi, deux mois plus tard, à l'occasion des obsèques de Hô Chi Minh, n'avaient fait que reporter l'esclandre public. Le voilà qui éclate, selon un scénario auquel ils pouvaient également s'attendre puisque les Américains en avaient déjà fait les frais sept ans plus tôt et que le déroulement en était, pour cette fois, fixé depuis longtemps.

Ils ont cependant été surpris, à partir du 11 mars, par la tournure des événements. Le prince Sihanouk est écarté du pouvoir probablement plus vite que prévu puisqu'une semaine plus tard à peine, il se retrouve démis de ses fonc tions et exilé à l'étranger. Les Viêtnamiens ont sans doute pensé, dès le début de la crise, que la rupture avec Phnom [237] Penh était inéluctable. Mais la brusquerie de l'élimination du prince ne figurait peut-être pas dans leurs prévisions9.

Coup sur coup, ils apprennent, le 12 mars, que les livraisons de riz sont suspendues par Phnom Penh et, le lendemain, qu'ils ont quarante-huit heures pour évacuer leurs troupes du Cambodge. Toutefois, un premier contact est établi avec le prince Norodom Phurissara, ancien ministre des Affaires étrangères et confident de Sihanouk. Il ne règle rien et le gouvernement du général Lon Nol accepte que des discussions officielles aient lieu à Phnom Penh comme le demandent les Nord-Viêtnamiens. Trois délégations, celles du gouvernement de sauvetage, de la R. D. V N. et du G. R. P., se réunissent le 16 mars, au moment où les manifestants sont devant le siège de l'Assemblée nationale. La rencontre ne donne aucun résultat. Les délégués ne s'entendent que pour se revoir. Selon des documents publiés depuis par Phnom Penh, le délégué du général Lon Nol aurait prié ses interlocuteurs viêtnamiens de lui exposer quelles mesures ils vont prendre pour appliquer l'ultimatum qui leur a été signifié quatre jours plus tôt et dont l'expiration est intervenue depuis deux jours Le chargé d'affaires nord-viêtnamien, toujours selon les mêmes documents, aurait éludé la question et demandé à son tour si Phnom Penh était prêt à rembourser les dégâts [238] occasionnés aux deux ambassades10. La deuxième ren contre n'aura jamais lieu. Onze jours plus tard, les diplomates nord-viêtnamiens et viêtcong quittent le Cambodge. Que s'est-il passé?

Il est très possible que les Viêtnamiens aient compris, avant même la réunion du 16 mars, que le prince Sihanouk serait destitué. La décision est en effet intervenue le 14 ou le 15: c'est à ce moment-là que ceux des comploteurs qui veulent depuis toujours renverser Sihanouk rallient à leur point de vue le reste du groupe. Auparavant, les Viêtnamiens s'inquiètent très sérieusement de ce qui se passe. Mais tant que Sihanouk semble demeurer dans la course, ils peuvent encore espérer que l'inévitable tournant se prendra moins brutalement. Le 10 mars, à l'issue d'un déjeuner chez Pompidou, le chef de l'Etat cambodgien a déclaré que si quarante mille Nord-Viêtnamiens étaient stationnés au Cambodge en novembre 1969, leur nombre avait diminué depuis. Il le dit à la veille des manifestations contre les ambassades. Jusqu'à l'annonce de sa destitution, il va agir comme si la droite au pouvoir était encore complice de sa politique d'équilibre. Les Nord-Viêtnamiens doivent tenir compte de ce facteur dans leur attitude; ils ne peuvent pas prendre l'initiative de la rupture tant qu'il y a une chance, aussi faible soit-elle, que le prince Sihanouk parvienne non pas à retourner la situation en sa faveur et à rétablir sa politique antérieure, mais à freiner le mouvement. Mais une fois qu'ils sont sûrs qu'il est lui-même dépassé par les événements, les Viêtnamiens agissent très vite. Or, il est probable qu'ils savent déjà, en se rendant à la réunion du 16 mars, que Sihanouk est perdu.

Le 21 mars, A. Pham Van Dông arrive à Pékin où Siha[239]nouk a été accueilli l'avant-veille avec les honneurs mais sans enthousiasme excessif, par le gouvernement chinois. Il va rétablir la situation en obtenant des dirigeants chinois qu'ils révisent leur attitude. Entre-temps, à Phnom Penh, le général Lon Nol adopte une position prudente L déclare, en privé, qu'il ne veut obtenir des troupes nord viêtnamiennes et viêtcong que davantage de "discrétion". Les diplomates viêtnamiens, sans doute pour gagner du temps, laissent entendre de leur côté que c'est effective ment ce que le général Lon Nol leur a dit et qu'ils le croient "sincère". Ils laissent ainsi penser que l'hypothèse de la reprise d'un dialogue ne peut être définitivement écartée. En fait, dès le 23 mars, Hanoi a commandé l'avion de la C. I. C. (la seule liaison aérienne, irrégulière, entre les deux capitales non pour le 28 mars, comme on le laissera croire à Phnom Penh jusqu'à la dernière minute, mais pour le 7 à minuit, ce qui permet aux diplomates viêtnamiens de tromper la surveillance de la police et de s'embarquer pour Vientiane et Hanoi). Forts des renseignements qu'ils ont sur ce qui se trame à Phnom Penh et Saigon à l'époque, les Viêtnamiens avaient sans doute pris leur parti à l'issue de la rencontre de Pham Van Dông à Pékin avec les dirigeants chinois et Sihanouk. Le 16 mars, soit cinq jours plus tôt, en déclarant publiquement que les troupes cambodgiennes avaient quitté l'ouest du royaume pour être redéployées sur la frontière avec le Viêt-Nam, le général Prapas, vice-premier ministre de Thailande, leur avait donné une raison supplémentaire de penser que les événements se précipitaient.

A la crise qui s'ouvre, la Chine populaire semble réagir à la fois avec prudence et célérité. L'ambassade chinoise à Phnom Penh est imposante: plusieurs centaines d'experts et de spécialistes, une aide économique assez substantielle et des accords commerciaux. Il est vrai que la Communauté chinoise du Cambodge compte au moins un demi-million de membres, qu'elle est mieux intégrée que la population viêtnamienne et qu'elle joue un rôle prépondérant dans l'économie. Les sino-khmers sont nombreux. Même [240] dans les milieux dirigeants, les attaches avec la Chine sont fréquentes. Le "gouvernement de sauvetage" lui-même ne peut donc ignorer ces réalités et met un frein à d'éventuels gestes de mauvaise humeur; l'influence de la Chine populaire reste trop importante.

Ces atouts, les Chinois vont très habilement les jouer. Le prince Sihanouk s'est réfugié à Pékin d'où il lance des diatribes contre "la clique Lon Nol -- Sirik Matak". Les manifestations paysannes prouvent, du 25 au 29 mars, que l'hospitalité offerte par Pékin au gouvernement du prince constitue une menace directe pour le nouveau régime. Or, tout en donnant à Sihanouk les moyens d'en appeler directement à l'opinion cambodgienne, le gouvernement chinois a, sur place, une partie difficile à jouer. Dans les premiers jours qui suivent la destitution du chef de l'Etat, la campagne anti-viêtnamienne s'intensifie et il se pourrait bien qu'elle prenne également une allure anti-chinoise. Le 11 mars déjà, des éléments incontrôlés, après le sac des ambassades viêtnamiennes, ont marché sur l'ambassade de Chine, mais ont fait demi-tour sous l'oeil goguenard de trois cents Chinois qui les attendaient, les manches retroussées. Début avril, des étudiants ont pris à partie des Chinois dans la rue. La police a arrêté plusieurs membres de la communauté chinoise. Les écoles chinoises sont fermées. Il s'agit donc de réagir vite.

Le général Lon Nol dévoilera plus tard le marché que lui aurait à l'époque proposé le gouvernement chinois: Pékin se serait engagé à prévenir le retour du prince Sihanouk si le "gouvernement de sauvetage" acceptait de son côté de laisser les troupes viêtcong circuler comme auparavant dans la zone frontalière11. Il n'est pas impossible que les diplomates chinois aient fait une proposition de ce genre mais certainement sans illusion et sans doute dans le but de gagner du temps. Quand la rupture avec Phnom Penh intervient, le 5 mai, soit sept semaines après le renversement du prince Sihanouk et six jours après l'inter[241]vention officielle des troupes américaines et sud-viêtnamiennes au Cambodge, le gouvernement chinois a marqué plusieurs points.

Les experts de l'ambassade ont déjà quitté le territoire khmer. La plupart des diplomates sont également partis Seul un dernier groupe ne peut gagner l'aéroport dont l'accès lui est barré par la police khmère. Après quelques jours d'attente, le temps que les deux gouvernements arrivent à s'entendre sur les modalités du départ de leurs diplomates respectifs, ils vont s'en aller.

En second lieu, l'essentiel des intérêts de la communauté chinoise est préservé. Ils sont certes affectés comme les autres par le développement des combats et le marasme des affaires. Mais il n'y a pas eu de répression, ni même d'internement des ressortissants connus pour leurs sympathies envers Pékin. L'ambassadeur de Chine populaire dès l'arrivée de Norodom Sihanouk à Pékin, fait discrètement savoir que si son gouvernement qualifie toujours le prince de "chef de l'Etat", il ne s'est pourtant pas encore prononcé sur l'avenir. Cette précaution offre l'avantage aux diplomates chinois de pouvoir temporiser pendant qu'à Pékin la ligne s'élabore.

Toujours avec la plus grande discrétion, les Chinois font savoir aux autorités de Phnom Penh que d'éventuelles mesures de rétorsion à l'encontre de la communauté chinoise locale auraient des conséquences fâcheuses. Au même moment, les représentants des intérêts privés chinois font acte d'allégeance au "gouvernement de sauvetage", lui adressant dons et motions de soutien qui sont reproduits dans le bulletin quotidien de l'A. K P. Par ailleurs, et nul ne l'ignore, l'ambassade chinoise détient toujours une partie de la monnaie cambodgienne. Comme le "gouverne ment de sauvetage" ne semble pas de toute manière souhaiter provoquer simultanément deux crises -- l'une avec les Viêtnamiens, l'autre avec les Chinois --, il finit par se retrancher dans une attitude prudente à l'égard de ces derniers. Les membres de la communauté chinoise sont autorisés à continuer à vaquer à leurs occupations sans [242] être inquiétés outre mesure. Pour Pékin, le résultat est important: preuve est faite qu'en cas de crise grave, le gouvernement chinois est capable de protéger les intérêts d'une communauté d'outre-mer. Or tous les pays de l'Asie du Sud-Est ont leur communauté chinoise.

La réserve initiale du gouvernement de Pékin à l'égard des positions prises par le prince Sihanouk s'appuie sur des motifs plus profonds. Le 19 mars, on l'a vu, le prince Sihanouk arrive à Pékin où il est accueilli avec les honneurs dus à un chef d'Etat. Il a appris sa destitution en quittant Moscou, quelques heures plus tôt. Le 21, il rencontre M. Pham Van Dông après s'être entretenu avec les principaux dirigeants de Pékin. Le 23, il destitue le général Lon Nol, annonce la formation du G. R. U. N. K. et du F. U. N. K. (Gouvernement royal et Front uni national du Kampuchéa), celle également d'une armée de libération nationale et lance un appel à l'insurrection armée. Le 26 mars, il reçoit le soutien des trois députés de gauche, Khieu Samphân, Hu Nim et Hou Yuon, qui ont disparu depuis trois ans pour, disait-on, prendre la direction des maquis "khmers rouges". Douze jours plus tard, le 7 avril, de Pyongyang où il se trouve en visite officielle, M. Chou En-lai annonce le soutien de son pays à la lutte lancée par le prince Sihanouk. Les Chinois ne se prononcent donc que tardivement.

Les raisons de Pékin sont claires. "Le prince Sihanouk, écrit à l'époque un observateur occidental, appelle à la guerre populaire. Cela pourrait plaire en principe aux Chinois, mais ils ne croient pas à la lutte armée déclenchée en trois jours par un membre de la classe féodale, furieux d'être évincé du pouvoir [...] Une guerre populaire, pense Pékin, peut se faire avec un prince, elle ne saurait être dirigée ou inspirée par lui [...] La révolution n'est pas une lutte qu'il est possible de décider seul ou pour d'autres12." Voilà pourquoi le gouvernement chinois garde le silence au début. Il n'a pas l'intention d'offrir sa caution au prince Sihanouk tant que les conditions d'une lutte populaire ne sont pas [243] réunies. Il est encore moins question de favoriser son retour s'il s'agit d'aider à rétablir dans ses privilèges un grand féodal. Mais une fois que les éléments les plus progressistes de la population cambodgienne, en l'occurrence les trois députés de gauche et les communistes khmers, acceptent l'aventure (avec, probablement, comme contrepartie, les moyens de la contrôler), une fois que le prince Sihanouk lui-même a limité publiquement ses propres ambitions et se cantonne ainsi dans le rôle de catalyseur, de figure de proue, une fois enfin que cette lutte nationale peut s'insérer dans un cadre plus vaste, celui de la résistance des peuples indochinois à l'impérialisme américain, -- alors Pékin donne son approbation, plus même, offre une caution prestigieuse au mouvement qui s'amorce. En effet, les contacts pris fin mars à Pékin entre Hanoi et le prince Sihanouk aboutissent, un mois plus tard, à la réunion de la Conférence des peuples indochinois entre le prince Souphanouvong, qui y représente le Néo Lao Haksat, M. Pham Van Dông, pour la République démocratique du Viêt-Nam et Me Nguyên Huu Tho, pour le Front national de libération du Sud Viêt-Nam autour de leur hôte, le prince Norodom Sihanouk13. M. Chou En-lai se rend cette fois sur place pour apporter aux quatre délégations qui viennent de former un Front commun le soutien de son gouvernement. Trois jours plus tard, Pékin salue dans cette "Conférence au sommet des peuples d'Indochine, une conférence d'une grande signification historique". Le gouvernement chinois "déclare solennellement qu'il suit avec attention et inquiétude le développement de la situation au Cambodge; il condamne sévèrement les Etats-Unis pour avoir poussé la clique droitiste au Cambodge à effectuer un coup d'Etat, soutient fermement la déclaration en cinq points du chef de l'Etat cambodgien Norodom Sihanouk en date du 23 mars 1970, soutient également le peuple cambodgien dans son soulèvement armé en réponse à l'appel de Sihanouk, s'oppose résolument aux [244] combinaisons de l'impérialisme américain en vue de miner la lutte du peuple cambodgien en se servant de l'O. N. U. ou de toute autre organisation ou conférence internationale14." Une fois réalisée l'union entre les quatre mouvements de résistance indochinois, il ne s'agit donc plus pour Pékin de suivre Sihanouk dans une aventure, mais bien d'approuver une guerre de libération dont Sihanouk n'est, semble-t-il, de plein gré, que le porte-drapeau. Les conditions de cette lutte étant réunies, à l'échelon du Cambodge comme à celui de l'Indochine, c'est-à-dire une fois lancée l'intervention américaine et sud-viêtnamienne, c'est le président Mao Tsé-toung qui sort de sa réserve, pour lancer un appel aux "peuples du monde" à "la lutte contre l'impérialisme américain et leurs laquais"15. Cet engagement est inhabituel, le président n'intervenant que dans les grandes occasions. Le texte, destiné à être lu et appris par des millions de Chinois, est très bref. Deux paragraphes sur cinq sont consacrés au Cambodge. Le président Mao Tsé-toung y "soutient chaleureusement l'esprit de lutte de Samdech Norodom Sihanouk, chef de l'Etat du Cambodge, contre l'impérialisme américain et ses laquais." On est le 20 mai. Les relations entre Pékin et le "gouvernement de sauvetage" ne sont rompues que depuis quinze jours.

La lutte du prince Sihanouk s'engage désormais dans un cadre bien précis et avec, pour lui-même, des ambitions limitées: il ne rentrera au Cambodge, comme il le dit, que pour "se venger" et céder la place à la génération suivante de communistes et de progressistes, car "Sihanouk a fait son temps". Il sait donc à quoi il s'est engagé en acceptant la présidence du Fe U. N. K. Les thèses défendues par Pékin depuis le début du conflit sont sorties renforcées de son extension à l'ensemble de la péninsule indochinoise. La Chine populaire avait émis de sérieuses réserves lors de l'ouverture de la conférence de Paris le 11 mai 1968 sur le Viêt-Nam qu'elle avait même nettement désapprouvée.

 

[245] Pékin voyait mal comment, à l'époque, des discussions aboutiraient sans compromettre l'avenir de la révolution viêtnamienne. Leur analyse du rapport de forces international et de l'impérialisme américain renforçait les Chinois dans leur conviction qu'aucun compromis n'était alors possible parce que le gouvernement américain n'était pas prêt à un retrait véritable. Il fallait donc lutter à outrance.


[246]

11

Intermédiaires ou postiers


Le 6 juillet 1970, de Pékin où il vient de rentrer après une visite officielle à Hanoi, le prince Sihanouk déclare que "Nixon aura réussi l'exploit de faire du peuple khmer un peuple révolutionnaire et de le souder aux peuples laotien et viêtnamien". En d'autres temps, ce genre de formule à l'emporte-pièce aurait pu satisfaire Moscou. A cette date, dans un tel lieu et prononcée par un tel personnage, il faudrait beaucoup d'humour aux dirigeants soviétiques pour en sourire. La crise du Cambodge vient en effet détruire l'équilibre précaire que Moscou souhaitait préserver dans la péninsule indochinoise.

L'aide soviétique au Cambodge était assez importante. Du temps de Sihanouk, les relations étaient sans nuage. Le chef de l'Etat khmer tenait à faire rentrer Moscou dans son jeu d'équilibre, avec, entre autres, l'espoir d'exercer le moment venu des pressions indirectes sur la R. D. V. N. et le G. R. P. C'est dans cet esprit-là qu'il avait décidé depuis longtemps de faire halte à Moscou puis à Pékin sur le chemin du retour. Il se trouvait d'ailleurs encore dans la capitale soviétique quand il apprit, le 18 mars, sa destitution. Les Soviétiques, sans ignorer les limites de leur influence à Hanoi, acceptaient volontiers de soutenir la politique de neutralité du prince. A Genève ils s'étaient faits les avocats d'une neutralité cambodgienne. Ils avaient également le souci croissant de faire, autant que possible, [247] contrepoids en Indochine, et en particulier à Phnom Penh, à l'influence chinoise.

Depuis quelque temps en effet, tout en continuant d'apporter son aide matérielle au Viêt-Nam du Nord, l'Union soviétique avait amorcé un rapprochement avec d'autres pays de l'Asie du Sud-Est, traditionnellement rangés sous la houlette anglo-saxonne. D'un côté, l'arrêt des bombardements américains sur le Viêt-Nam du Nord avait réduit les moyens de pression de Moscou sur Hanoi, les fournitures d'armement lourd, d'avions, de D. C. A., domaines où l'aide russe est prépondérante. De l'autre, le piétinement des négociations de Paris, amorcées avec leur aide active, ne confirmait guère la justesse des vues soviétiques face aux Viêtnamiens auprès de qui Moscou n'avait cessé de prêcher la modération.

Moscou s'était donc lancé dans un travail patient d'implantation dans le reste de l'Asie du Sud-Est. Une ambassade était maintenue à Bangkok depuis 1947. Des missions commerciales avaient visité en 1969 la capitale thaïlandaise. Les échanges avec la Malaisie se développaient. Avec la réélection du président Marcos aux Philippines, l'ouverture des relations diplomatiques entre les deux pays passait dans le domaine des possibilités. Les discussions avec la junte militaire de Djakarta se poursuivaient régulièrement au sujet de l'énorme dette indonésienne. Au Laos enfin, les Russes comme les Américains continuaient de soutenir le prince Souvanna Phouma contre les gestes d'humeur d'une droite féodale entretenue, elle aussi, par l'aide américaine M. Brejnev, le 7 juillet 1969, avait proposé, dans des termes il est vrai très vagues, de regrouper les pays de l'Asie du Sud-Est dans un système de sécurité collective dont on voyait mal ce qu'il pouvait recéler si ce n'est une orientation anti-chinoise16. Faute d'une influence sérieuse sur les mouvements révolutionnaires indochinois, l'Union soviétique cherchait déjà à se ménager des atouts parmi les [248] pays non engagés et ceux du camp américain, et annonçait de la sorte sa rentrée politique dans cette région du monde.

La crise cambodgienne, notamment l'intervention des troupes américaines, réduit une marge de manoeuvre déjà étroite. Le 30 mars 1969, en annonçant l'arrêt partiel des raids aériens sur le Viêt-Nam du Nord, le président Johnson avait déjà passablement écarté l'Union soviétique du débat. En annonçant le 29 avril 1970 que les troupes américaines ont déjà envahi le Cambodge, le président Nixon accentue le mouvement. "Pour ce qui est de l'Indochine, écrit un observateur le lendemain, le président Nixon ne se trompe probablement pas en estimant que les réactions soviétiques à son "escalade" cambodgienne n'iront pas au-delà de protestations verbales, assorties peut-être d'une aide matérielle un peu plus importante mais non décisive à Hanoi. Tout le cours de la guerre depuis dix ans a montré que, malgré le soutien diplomatique formel qu'ils lui accordent, les dirigeants soviétiques sont loin d'avoir fait leurs tous les buts de la guerre du Viêt-Nam du Nord. S'ils étaient prêts à "défendre le Nord" -- du moins en évitant une confrontation directe avec les forces américaines -- ils étaient beaucoup moins enthousiastes pour "libérer le Sud", encore moins pour étendre la révolution au Laos et au Cambodge17."

En effet, Moscou a évité, sur le moment, de porter un jugement sur le coup d'Etat. Le prince Sihanouk quitte la capitale soviétique le 18 mars, pour Pékin, sans aucune assurance de la part des dirigeants du Kremlin. Moscou n'a pas eu à choisir. Mais quand le "gouvernement royal d'union nationale du Kampuchéa" est formé, les dirigeants soviétiques ne le reconnaissent pas. L'embarras soviétique se traduit par un long silence: il faut attendre l'intervention américaine pour que M. Brejnev se prononce, en l'occurrence la condamne, en se gardant toutefois d'annoncer une action concrète18. Deux semaines plus tard, un com[249]mentaire de la Pravda souligne cet embarras. Le quotidien de Moscou écrit le 19 mai que "Pékin n'a pas l'intention d'entreprendre des actions communes avec l'U. R. S. S. et les autres pays socialistes contre l'agression impérialiste" et "qu'une telle position ne peut que faire le jeu de l'impérialisme, comme l'ont montré les derniers événements en Indochine". "En somme, écrit un observateur, non seulement l'espoir d'un accord avec Pékin est abandonné, mais on présente la Chine comme responsable dans une certaine mesure de la destitution du prince Sihanouk et du succès relatif de 'l'intervention américaine au Cambodge'.19"

Le 24 mai, soit un mois après la réunion de la Conférence au sommet des peuples indochinois et deux mois après la formation du G. R. U. N. K. et du F. U. N. K. présidés par le prince Sihanouk, qui n'ont toujours pas été reconnus par Moscou, l'Union soviétique finit par communiquer sa position. En effet, Moscou annonce que, "sur ordre du gouvernement soviétique", son ambassadeur auprès du général Lon Nol a été chargé de faire une déclaration devant "les autorités de Phnom Penh". Dans ce texte, on lit notamment que "l'agression des Etats-Unis et du régime militaire de Saigon entraîne de plus en plus le Cambodge dans le conflit militaire en Indochine [...]. Si des mesures ne sont pas prises en vue d'assurer l'évacua tion des troupes américaines et saigonnaises, le Cambodge sera précipité dans une longue guerre civile fratricide. Ceux qui encouragent l'intervention américaine et saigonnaise en seront responsables." Cette dernière remarque semble viser, comme le commentaire de la Pravda, la Chine populaire. Le prince Sihanouk n'est pas même mentionné. Le texte lui rend seulement un hommage indirect en disant que l'Union soviétique a "hautement apprécié la politique neutraliste pacifique auparavant pratiquée par ce pays" [le Cambodge]. L'ambassadeur soviétique reste accrédité auprès du "gouvernement de sauvetage".

[250]

Aucune aide au F. U. N. K. n'est annoncée20. L'avant-veille, à Saigon où il s'est rendu pour passer un accord et rétablir officiellement les relations diplomatiques entre son pays et le Viêt-Nam du Sud, M. Yem Sambaur, ministre des Affaires étrangères du général Lon Nol, déclare: "Je souhaite que les Américains restent dans notre pays jusqu'à la fin de la guerre afin d'aider nos propres troupes à rejeter les communistes21." Au même moment, le prince Sihanouk, alors à Hanoi, s'entretient avec l'ambassadeur soviétique auprès du gouvernement de la R. D. V. N.

Une affaire assez pittoresque devait illustrer, au mois d'août 1970, l'embarras de Moscou. Le 10, le premier secrétaire de l'ambassade de Phnom Penh à Prague, M. Isoup Ganthy et quelques étudiants cambodgiens se rallient au prince Sihanouk et occupent les locaux de leur ambassade. L'ambassadeur, M. Caimeron, ainsi que trois de ses collaborateurs, restés fidèles au général Lon Nol, en sont chassés. Le 13, la police tchécoslovaque établit un cordon autour de l'immeuble. Auparavant, sur intervention de M. Caimeron, le gouvernement de Prague a demandé aux occupants d'évacuer la chancellerie. Deux jours plus tard, le téléphone, l'électricité et tout contact avec l'extérieur sont coupés. Le 16, dans un message au président Svoboda, le prince Sihanouk lui demande de choisir entre son gouvernement, que la Tchécoslovaquie n'a pas encore reconnu, et celui de Phnom Penh, faute de quoi "il saura à quoi s'en tenir". Le 20, la Chine, dont des diplomates à Prague n'ont pas été autorisés à entrer en contact avec les "squatters" cambodgiens, proteste officiellement auprès de Prague.

Radio-Prague, de son côté, évoque pour la première fois l'affaire, déclarant notamment que cette occupation de la chancellerie du Cambodge est "une violation de la légalité et des lois du pays hôte. Les autorités tchécoslovaques ont pris en conséquence les mesures nécessaires [251] pour assurer l'ordre public et la sécurité personnelle des membres de la mission diplomatique cambodgienne". Le gaz et l'eau, qui avaient été coupés pendant plusieurs jours, sont rétablis, mais non l'électricité et le téléphone. M. Caimeron avertit le gouvernement tchécoslovaque qu'une reconnaissance du gouvernement du prince Sihanouk entraînerait automatiquement une rupture des relations diplomatiques. De son côté, le prince adresse une nouvelle protestation au président Svoboda, le 23 août. Le 29, M. Caimeron annonce qu'il a demandé la levée de l'immunité diplomatique des bâtiments de la chancellerie. La police tchèque y pénètre le jour même et, après trois semaines de siège, la crise se résout par un compromis quelque peu inattendu: NI. Ganthy quitte les locaux qui ne seront pas pour autant remis à M. Caimeron, mais deviennent "propriété du ministère tchécoslovaque des Affaires étrangères". Le F. U. N. K. n'est pas officiellement reconnu mais des négociations s'engagent pour qu'il ouvre à Prague une mission dans des locaux fournis par les Tchèques. Un autre bâtiment sera mis à la disposition de M. Caimeron pour y installer la chancellerie de l'ambassade du Cambodge22.

Les Soviétiques éprouvent un vif embarras en voyant Sihanouk se réfugier à Pékin, y prendre la tête d'un gouvernement en exil et d'un front de libération, s'entendre avec Hanoi, les insurgés laotiens et sud-viêtnamiens, et dès lors obtenir l'appui sans réserve du gouvernement chinois. Pékin annonce même une aide militaire chinoise gratuite au F. U. N. K. tandis que Norodom Sihanouk déclare de son côté que des Nord-Viêtnamiens se battent aux côtés des insurgés khmers au Cambodge. L'Union soviétique, elle, recherche des solutions de compromis. Dans cette optique, elle a avantage à conserver un pied dans la place de Phnom Penh, c'est-à-dire à maintenir des relations avec le régime de Lon Nol. Mais comme celui-ci [252] n'est pas encore prêt, semble-t-il, à accepter le principe de la double reconnaissance, les Soviétiques et, dans la foulée, les pays de l'Europe de l'Est, hésitent à reconnaître le gouvernement du prince Sihanouk. Le gouvernement soviétique accepte même de recevoir à Moscou une délégation envoyée par la conférence de Djakarta à laquelle ont participé les alliés des Etats-Unis dans le conflit et qui parcourt les capitales pour tenter de présenter leur solution à la crise cambodgienne.

Mais d'un autre côté, soucieux de préserver ses options, il accomplit plusieurs gestes vis-à-vis des insurgés indochinois: une aide supplémentaire est fournie à Hanoi et M. Thiounn Mumm, ministre de l'Economie nationale et des Finances du prince Sihanouk, est accueilli officiellement à Moscou fin juin. Ces faits semblent d'ailleurs ne pas rester sans écho à Hanoi où les dirigeants, fin août et début septembre, laissent entendre leur souci de maintenir de bonnes relations avec Moscou23. Il devient clair, à cette date, que l'Union soviétique fournira aux révolutionnaires indochinois tout l'appui possible, à deux conditions seulement: éviter la rupture avec Vientiane et Phnom Penh; ne pas provoquer, bien entendu, de conflit avec les Etats-Unis. Dans le contexte local de 1970, ces deux conditions disent la mesure du terrain perdu par les Soviétiques.

Pour Paris, le recul est encore plus dramatique. La crise de mars, c'est tout simplement, après cent sept ans, la fin de l'ère française au Cambodge. Ce qu'on appelait le "Cambodge français", pour résumer les excellentes relations qu'entretenaient l'ancien protectorat et l'ancienne métropole après l'indépendance, s'effondre d'un seul coup et dans une atmosphère d'amertume. Au moment où le Cambodge sombre dans la crise, la France est incapable d'agir et démontre alors son impuissance.

A la veille de la crise, les intérêts français au Cambodge [253] demeurent prépondérants. On peut ainsi écrire que "la France s'est maintenue depuis 1959 au premier rang des fournisseurs du Cambodge, sauf en 1963 et 1964, où elle a cédé cette place au Japon. En 1969, elle y a vendu pour 1,17 milliard de riels (117 millions de francs), soit presque le tiers des importations cambodgiennes. Cette situation privilégiée s'explique d'une part par les habitudes de consom mation et de négoce prises pendant la période coloniale, d'autre part par. les disponibilités en francs que procurent au Cambodge nos achats de caoutchouc et les achats de riz par les territoires de la zone franc. Le protocole du 4 juillet 1969, renouvelé le 9 février dernier à Paris, a aussi joué un rôle en ce qu'il a permis de financer nos ventes de biens d'équipement. Enfin, notre pays détient au moins les trois quarts de la dette extérieure cambodgienne24."

Le port de Sihanoukville, redevenu Kompong Som, a été construit par les Français qui, en outre, maintenaient à Phnom Penh une mission d'instructeurs militaires -- un peu plus de cent membres -- une mission culturelle assez importante (plusieurs centaines d'enseignants dont certains étaient détachés en province), des experts, un hôpital à Phnom Penh, la conservation d'Angkor à Siem Reap, etc. Les intérêts privés sont également assez substantiels, notamment dans le domaine de l'hévéa où les grandes plantations françaises dominent le marché. En fait, les Français forment un rouage essentiel pour la bonne marche du système: l'armée, qu'ils instruisent et, en partie, équipent; l'instruction, qu'ils animent; le commerce, la production, l'administration, le tourisme, quatre secteurs au sein desquels leurs experts jouent un rôle souvent prépondérant; la diplomatie, Paris offrant un appui sans réserve au prince Norodom Sihanouk; le patrimoine culturel enfin, avec l'effort fourni depuis plusieurs décennies par des spécialistes français.

Pour les Khmers, l'école française n'a pas que des avantages. Comme dans d'autres pays du tiers monde, l'aide [254] de l'ancienne métropole et le maintien des échanges avec elle ont leur contrepartie. Les partisans du régime, disons même les dirigeants khmers, ne peuvent que se satisfaire de la permanence de ces "relations spéciales", surtout lorsqu'elles s'accompagnent, comme c'est le cas entre la France et le Cambodge, d'une identité de vues assez remarquable sur le plan extérieur. Le prince Sihanouk reçoit le soutien le plus chaleureux et c'est de Phnom Penh, où il se trouve en visite officielle en 1966, que le général de Gaulle exprime avec vigueur ses idées sur le conflit indochinois. Mais si les dirigeants s'en accommodent, c'est bien qu'ils sont les fruits du système mis en place par les Français. Ici comme ailleurs, l'aide française contribue à maintenir au pouvoir un régime de plus en plus contesté et à perpétuer la classe au pouvoir. Plutôt que de se préoccuper de former de vrais cadres, adaptés aux problèmes de développement auxquels ils ont à faire face, la France cautionne un système qui écarte les compétences et bloque l'élargissement de l'"élite". Le gouvernement français entérine la diffusion d'une culture hybride, et absurde si on la considère du point de vue cambodgien, et il soutient les dirigeants qu'elle a produits dans le cadre colonial. Ce sont maintenant leurs enfants qui fréquentent les écoles françaises, ou calquées sur le système français, qui vont ensuite glaner dans les universités de la métropole des diplômes, quelquefois de complaisance, dont ils se réclament ensuite pour postuler des directions de service, d'usine ou de ministère et contribuer ainsi au maintien des privilèges de leur classe. L'aide économique française, qui s'articule sur les intérêts privés des différents groupes de pression, qu'il s'agisse des sociétés de caoutchouc, des banques ou des petites affaires résiduelles de l'ancien protectorat, contribue largement au blocage du système. Les structures coloniales demeurent, les mentalités aussi.

Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la presse pour se rendre compte du vide culturel, de l'isolement, de l'abandon aux valeurs surannées des anciens maîtres. Ce ne sont que des mots, le plus souvent vides de sens, appris [255] dans les vieux manuels français et qui appartiennent à une culture à moitié engloutie. L'aide française ne sert ni le Cambodge traditionnel qu'elle momifie, ni le Cambodge progressiste dont elle se méfie. Elle s'adresse à une petite fraction de la population, la couche des mandarins modernisés, et lui donne les moyens d'asseoir son pouvoir et d'empêcher toute évolution profonde. C'est toujours la même faiblesse de l'impérialisme français, déchiré entre la protection sénile de ses intérêts et ses appréhensions devant la rigueur de la concurrence.

On en arrive à cette situation absurde où Angkor est chanté dans les discours officiels comme le symbole de la grandeur khmère et où ses ruines sont visitées exclusivement par des étrangers. Le nationalisme affiché par les chantres du système leur coûte d'autant moins qu'ils rêvent de passer leurs vacances sur la Côte d'Azur et de visiter Pigalle. Cette situation n'est pas particulière au Cambodge, mais la crise de mars 1970 jette dessus une lumière assez crue.

Désemparés par l'exil de Sihanouk qu'ils ont pourtant provoqué, les dirigeants du nouveau régime semblent l'être tout autant par le retrait français qu'il implique. Ils ne s'attendent pas, bien entendu, à ce que Paris approuve. Mais ils réalisent soudain qu'ils vont devoir prendre les décisions seuls, à tous les échelons, parce que les conseillers et experts qui, en réalité, les prenaient dans plusieurs secteurs, sont retirés du circuit ou vont bientôt l'être. Au début l'hypothèque n'est pas grave, puisque, de toute manière, les écoles et les universités ne fonctionnent plus et que la production comme le marché sont paralysés. Mais, à la longue, le handicap risque d'être plus dangereux. Car, bien évidemment, les Français seront très rapidement amenés sur place à jouer le rôle de plus en plus réduit qu'ils ont chez les voisins sud-viêtnamiens.

Au départ, et bien qu'il soit assez bien informé de la situation, le gouvernement français se contente de rappeler ses positions de principe. Tout en rappelant "la sagesse" de la politique étrangère de Sihanouk, Paris ne s'engage [256] pas cependant à ses côtés. Une proposition de réunir "toutes les parties intéressées" à un règlement du conflit masque mal la vacuité de la politique française. Elle ne risque pas de satisfaire l'un ou l'autre des deux camps en présence. Phnom Penh pourrait être amené, moyennant la pression américaine, à participer à une conférence de ce type. Mais Sihanouk en rejette l'idée, avec l'appui de Pékin. Quant aux Nord-Viêtnamiens, ils laissent clairement entendre leur déception devant l'attitude adoptée par Paris. En un mot, le gouvernement français se retrouve hors de course et cet échec ne reflète pas seulement un manque d'unité dans les vues ou d'esprit d'entreprise. Il signifie également que Paris manque d'emprise sur la situation. La France s'était imposée, au milieu du XIXe siècle, comme le puissant protecteur du royaume khmer. Avec la réduction de ses moyens, elle n'a pas encore su imaginer un changement correspondant de politique, d'où provient ce décalage entre les déclarations d'intention et les faibles moyens sur lesquels elle s'appuie. Décidément, en 1970 comme en 1954, la France était destinée à être chassée d'Indochine.


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12

Alliance ou cartel


Dans le discours qu'il prononce le 30 avril 1970, au lendemain de l'invasion du Cambodge par les troupes américaines, le président Nixon explique ainsi son choix: "Premièrement, nous pouvions décider de ne rien faire [...]. La deuxième solution consistait à fournir une aide militaire massive au Cambodge. Malheureusement, tout en éprouvant une profonde sympathie pour les sept millions d'infortunés Cambodgiens dont le pays est envahi, nous devions admettre qu'une aide militaire massive ne pourrait être utilisée avec rapidité et efficacité par la petite armée cambodgienne pour faire face à la menace immédiate [...]. La troisième solution qui s'offrait à nous consistait à nous attaquer à la source du mal." Mais devant l'émotion soulevée aux Etats-Unis par ces attaques, le président fait machine arrière. Il annonce le 5 mai que les troupes combattantes américaines ne pénétreront pas de plus de trente-cinq kilomètres en territoire cambodgien et qu'elles seront toutes retirées du royaume le 30 juin au plus tard. Le Congrès, plus attentif, n'en va pas moins renforcer son contrôle sur l'engagement militaire de l'exécutif dans l'ensemble de la péninsule indochinoise. La Maison Blanche ne pourra plus se passer de son accord pour envoyer des troupes au Laos ou au Cambodge et pour financer l'envoi, dans ces deux pays comme au Viêt-Nam du Sud, de contingents alliés. Elle conserve cependant une certaine autonomie de manoeuvre qu'elle met aussitôt à profit [258] pour décider, dans un premier temps, la poursuite après le 30 juin des bombardements aériens du Cambodge et, plus tard, leur extension à l'ensemble du territoire khmer. Mais il lui faut trouver d'autres biais pour assurer une protection efficace de Phnom Penh. Les raids aériens, comme le maintien de troupes sud-viêtnamiennes, n'y suffiront probablement pas indéfiniment.

Le général Nguyên Cao Ky propose, dès le 21 mai, la création d'"un corridor militaire comprenant le Viêt-Nam du Sud, le Cambodge, le Laos et la Thaïlande, afin de lutter contre l'impérialisme communiste". L'idée de former un "pacte militaire à quatre" est propre à séduire les généraux de Phnom Penh, de Vientiane et de Bangkok, comme ceux de Saigon qui, conscients de leur supériorité écrasante, restent persuadés qu'ils domineront une telle alliance. L'aide américaine pourrait alors, le cas échéant, être distribuée par le canal de cette organisation dont la forma tion indiquerait, en outre, la volonté des quatre gouvernements de s'unir pour défendre la même cause. Le général Ky défend son idée lors de deux visites officielles, l'une à Phnom Penh le 4 juin et l'autre à Bangkok le 12 juillet. Elle est approuvée autant par le général Lon Nol que par le maréchal Thanom Kittikachorn, premier ministre thaïlandais. Elle a pourtant déjà fait long feu et n'apparaît plus que comme une manoeuvre personnelle pour tenter de mettre le président Thiêu dans l'embarras.

En effet, dès le départ, le prince Souvanna Phouma s'y est déclaré ouvertement hostile. La signature d'un pacte de ce genre ruinerait les dernières possibilités de dialogue avec la gauche laotienne. Le prince peut faire une politique de droite sans pour autant détruire la virtualité d'un compromis justement parce que la droite laotienne ne le considère pas comme son représentant. Le président Thiêu déclare, à son tour, le 13 juin: "Nous n'avons pas, nous non plus, l'idée d'une alliance. Il s'agit de coopération obligatoire25." Il décide même de mettre les choses au [259] clair lors d'une première visite au Cambodge, le 17 juillet. A la base viêtnamienne de Neak Leung, il déclare au général Lon Nol venu l'accueillir qu'une telle alliance ne serait "ni pratique, ni réaliste, ni urgente, ni même nécessaire26".

La position du général Thiêu et du prince Souvanna Phouma reflète celle des Américains. L'époque où Washington souhaitait la formation de pactes militaires pour pouvoir écouler son assistance militaire est révolue. La formation d'une alliance de ce type, au stade actuel du conflit, serait traduite aux Etats-Unis comme un nouveau signe de l'engagement militaire américain dans cette région du monde. Le président Nixon ne gagnerait rien à une telle publicité, surtout lorsque ses alliés asiatiques montrent peu d'empressement à s'afficher à ses côtés dans la crise. Il s'agit, comme le dit le général Thiêu, d'être "réaliste", c'est-à-dire discret, et "efficace", c'est-à-dire de se contenter d'une alliance qui existe déjà dans les faits et que la signature d'un pacte ne contribuerait pas forcément à renforcer.

L'effort américain va donc s'orienter dans une autre direction. Les représentants de leurs onze alliés en Asie et dans le Pacifique se réunissent, en l'absence des Américains, le 16 mai à Djakarta. Le Japon fait, à cette occasion, sa rentrée politique en Asie du Sud-Est. Il s'agit de voir comment les pays représentés peuvent s'entendre pour aider les autorités de Phnom Penh. La conférence prend deux décisions. Elle lance un appel aux Nations unies pour l'arrêt immédiat des combats, le retrait des forces étrangères et la convocation d'une conférence internationale par les pays qui ont participé aux accords de Genève de 1954 sur l'Indochine. Elle désigne une délégation chargée de transmettre ce message aux parties intéressées. Les participants, qui se sont divisés en deux groupes au cours des débats, n'ont donc pu s'entendre sur une action concrète et encore moins sur l'aide au général Lon Nol.

Les conclusions de cette conférence n'en offrent pas [260] moins un double intérêt. A plus long terme, la présence d'une délégation japonaise indique que Tokyo entre déjà dans le jeu d'une reconversion de la présence militaire américaine en Asie et dans le Pacifique. Tirant la leçon des conséquences désastreuses de l'engagement en Indochine, la "doctrine Nixon" implique, pour mettre en place un système de contrôle américain mieux adapté, que le Japon y soit intégré. C'est la cause que vient de nouveau plaider M. Rogers à Tokyo le 9 juillet. Sur ce plan, Djakarta donne donc déjà une indication sérieuse sur les intentions de M. Sato27. Mais, dans l'immédiat, la timidité des décisions prises à Djakarta renforce la position de ceux qui estiment que leur intervention militaire ou économique aux côtés du général Lon Nol ne peut se faire sans une contrepartie américaine. M. Thanat Khoman, en particulier, se réclame des résultats de Djakarta pour faire admettre aux militaires thailandais que l'envoi de troupes au Cambodge devrait être payé par Washington. Les dirigeants thailandais sentent en effet qu'ils risquent de mettre le doigt dans un nouvel engrenage en envoyant des troupes au Cambodge sans au moins obtenir des garanties sérieuses de la part du président Nixon. Lors de sa première visite officielle à Bangkok, le 23 juillet, le général Lon Nol n'obtient aucun engagement concret de la part de ses nouveaux alliés. La Corée du Sud, qu'effraie déjà un projet de diminution, à vrai dire symbolique, des troupes américaines qui stationnent sur son sol, est tentée d'adopter le même [261] point de vue. Les dépenses de son contingent au Viêt-Nam (50 000 hommes) sont entièrement assumées par les Etats-Unis, comme celles, d'ailleurs, du contingent thaïlandais (douze mille hommes). C'est le même son de cloche qui attend donc le vice-président Agnew, à la fin du mois d'août, au cours des âpres discussions qu'on lui réserve à Bangkok et à Séoul.

Tout en assurant la couverture diplomatique de l'intervention militaire au Cambodge, la conférence de Djakarta se termine donc, dans l'immédiat, sur un demi-échec. Les Américains ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leurs alliés de Saigon pour défendre le régime du général Lon Nol 28. S'ils sont à même d'assurer cette couverture militaire, d'autres pays offriront probablement une assistance économique, en particulier le Japon, ou accepteront d'être le canal par lequel sera débitée l'assistance américaine. Saigon rentre déjà, du point de vue militaire, dans cette deuxième catégorie. Avec l'aide américaine, les Viêtnamiens prennent en charge l'entraînement de l'armée khmère, l'organisation de la défense de Phnom Penh, la direction des opérations à l'extérieur de la capitale. Les Américains leur fournissent les fonds et l'appui aérien. Ils accordent également à Phnom Penh, directement cette fois, une aide économique d'un montant de cinquante millions de dollars pour l'année fiscale en cours. Mais cette somme s'ampute des frais d'occupation que les Américains déduisent pour en verser la contrepartie directement à Saigon. Le désappointement des autorités cambodgiennes n'est pas mince. Cette aide doit être quintuplée au cours de l'année 1971. La manne tant attendue est donc à portée de main.

Dans un premier temps, l'intervention militaire décidée par Washington et Saigon a pour effet d'étendre la guérilla à l'ensemble du royaume. Jusque-là, les insurgés khmers et leurs alliés viêtnamiens n'avaient même pas pris le contrôle des agglomérations situées entre le Mékong et la frontière sud-viêtnamienne, ce qui semblait pourtant [262] à leur portée. Début mai, ils prennent, sur la rive gauche du fleuve, Neak Leung (le 6; occupé par les Sud-Viêtnamiens le 10), Kratié (le 9); Tonlé Bet (le 12; occupé par la "mike force" le 23). Ils s'installent à Prey Veng le 27 et en sont chassés le 30 par les troupes de Saigon. Les combats vont gagner des villes situées dans d'autres secteurs le mois suivant: Lomphat (chef-lieu de la province de Ratanakiri, pris et perdu en juin), la région de Siem Réap, celle de Kompong Speu (12-13 juin), sur la route de Sihanoukville, etc. Les combats, qui s'étaient développés en avril dans les zones frontalières du Viêt-Nam, ont gagné l'ensemble du territoire. Les axes de communication, routes, voies ferrées et fluviales, en sont l'enjeu. Avec l'extension des bombardements américains, le pays commence à se couvrir de ruines et les dernières villes tranquilles, notamment Phnom Penh, à se remplir de réfugiés. Le démantèlement de la société rurale est amorcé, dans des conditions plus brutales qu'au Viêt-Nam du Sud en 1965.

Mais le régime du général Lon Nol, très menacé fin avril, y trouve le répit et les alliés qui lui sont indispensables pour organiser sa défense. S'il y parvient, c'est-à-dire s'il arrive à organiser même sur un pied modeste une armée, les moyens engagés par les états-majors saigonnais lui offriront une chance de bénéficier sur le terrain, d'un équilibre peut-être précaire mais suffisant pour lui permettre d'affronter une guerre d'usure.

En septembre, après cinq mois de combats, les progrès enregistrés par les troupes de Phnom Penh semblent assez maigres en dépit d'une efficace couverture militaire amé ricano-sud-viêtnamienne. Les combats qui se sont déroulés à l'époque autour de Kompong Thom et dans lesquels chaque camp avait engagé, semble-t-il, de puissants moyens, ont donné les limites de l'armée de Phnom Penh. A cette date, les insurges semblent capables: d'interdire à leurs adversaires l'accès de n'importe quelle ville, sauf Phnom Penh, ou au moins de les contraindre à la détruire pour la reprendre; de se ménager des accès dans toutes les campagnes, ce qui leur donne le contrôle de la production [263] agricole; d'isoler la capitale de son port (Kompong Som ex-Sihanoukville); d'établir leurs bases là où ils le veulent d'avoir assez de liberté de mouvement pour mettre en place leur propre administration dans plusieurs provinces, probablement dans la majorité; de réunir suffisamment d'hommes pour former une armée de libération consistante; enfin, de priver le régime de Lon Nol d'une information sérieuse sur la situation dans l'ensemble du pays.

De leur côté, le régime de Phnom Penh et ses alliés semblent pouvoir: s'assurer le contrôle de la navigation sur le Mékong au moins jusqu'à Phnom Penh; disposer d'un réservoir humain suffisant pour former une armée khmère; défendre avec de sérieuses chances d'y parvenir la capitale contre toute attaque; dépêcher assez vite des renforts pour dégager toute unité menacée; assurer le ravitaillement des villes restées sous leur contrôle mais isolées

L'armée khmère semble donc bien loin de pouvoir reprendre pied dans les campagnes. Phnom Penh paraît condamné, comme Saigon en 1965, à un effort de plusieurs années pour tenter d'imposer son contrôle sur des régions perdues en l'espace de deux mois. Avec ce handicap supplémentaire que le régime ne pourra probablement pas compter sur une aide aussi massive que celle dont Saigon a bénéficié pendant cinq ans29.

En tout cas, il fera face à une situation économique encore plus précaire. Coupé des campagnes, il est contraint d'importer des denrées alimentaires pour nourrir les villes. La paralysie du port de Kompong Som lui laisse une seule voie importante de ravitaillement, le Mékong. Les combats [264] se sont étalés si brusquement à partir de mai qu'ils ont fait fuir les capitaux chinois vers Hong Kong, Singapour et Taïwan. Les ventes de riz et de caoutchouc, qui constituaient 70% des exportations, ont pratiquement cessé. Au début de l'année, à la suite d'une bonne récolte, Phnom Penh comptait exporter quatre cent cinquante mille tonnes de riz en 1970, dont deux cent mille à destination de la Chine populaire, du Viêt-Nam du Nord et du G. R. P. Ces contrats ont été rompus et, de toute façon, il était, depuis le mois de mars, de plus en plus difficile d'acheminer le riz vers Kompong Som. Pendant les cinq premiers mois de l'année, Phnom Penh est parvenu à vendre cent mille tonnes de riz à l'étranger. Le "gouvernement de sauvetage" a calculé qu'il n'exporterait pas plus de cent soixante-dix mille tonnes en tout dans le courant de l'année. Le Cambodge pensait exporter cinquante mille tonnes de caoutchouc en 1970; les exportations ne dépasseront pas vingt mille tonnes en 1970, dont dix-sept mille convoyées pendant les cinq premiers mois de l'année. Le caoutchouc fournissait 30% des rentrées de devises. 90% des plants d'hévéas sont soit abandonnés, soit menacés de destruction par suite des combats. On prévoit que l'exportation cessera en 1971.

Les effets de l'asphyxie se font de plus en plus sentir. En octobre, il n'y a plus que deux petits cargos qui acceptent, à leurs risques et périls, de circuler sur le Mékong. Les routes de Kompong Som et de Battambang sont fréquemment coupées, même de jour. Ce sont les deux seules routes encore praticables, bien que fort abîmées, mais on manque de camions et les voies ferrées sont coupées. Les usines d'Etat qui étaient implantées en province, usine textile de Kompong Cham, papeterie de Chlong, etc., sont arrêtées parce qu'il a été impossible, faute de devises, d'importer les matières premières nécessaires. Les produits agricoles sont encore commercialisés, mais par un nouveau circuit: des commerçants chinois achètent à Phnom Penh, expédient sur Saigon sous la protection de l'armée sud-viêtnamienne, qui touche une commission. Le correspondant chinois à Saigon revend sur le marché local le riz, le porc, le poivre, les fruits à des prix rémunérateurs. Les marchan [265] dises sont achetées en piastres viêtnamiennes, les bénéfices convertis en dollars Hong Kong et exportés. L'Etat khmer ne touche aucun droit sur ces transactions, mais ses dirigeants sont liés personnellement aux trafiquants. Le Chinois de Lon Nol, un certain Kuch Anh, est un ancien ravitailleur du F. N. L. Celui de Sirik Matak, qui s'appelle Nguy Canh, importateur et propriétaire de rizeries gérait autrefois un cinéma spécialisé dans les films de Chine populaire.

La guerre a établi un autre trafic, plus modeste, à Poipet, sur la frontière siamoise. Chaque jour, environ un millier de Khmers, pour la plupart des sans-travail, achètent à Battambang un sac de riz ou un quartier de porc, qu'ils vont échanger à la frontière, en prenant le train, contre du sel et des tissus. Ils se font ainsi quelques centaines de riels par voyage. En fait, le commerce "national", celui que contrôlait l'Etat sous l'ancien régime, a complètement disparu. Les nouveaux alliés n'achètent rien au Cambodge. Il a été remplacé par un vaste trafic de biens alimentaires que contrôlent entièrement les gens de Saigon. Comme toujours, l'élite khmère s'installe en parasite sur les compradores qui réapparaissent. Quant au petit peuple, il faut qu'il se débrouille.

La main-d'oeuvre spécialisée, avec le départ ou l'internement des Viêtnamiens, a été amputée de ses meilleurs éléments. L'économie urbaine, privée de ses sources habituelles de ravitaillement, doit également faire face à un flot croissant de réfugiés. Elle ne peut donc se réorganiser qu'en fonction d'une aide étrangère, et non d'investissements étrangers, du moins tant que la situation militaire est aussi instable. Un expert américain, M. Charles Mann chargé de l'aide américaine au Laos, a estimé à 230 millions de dollars l'aide dont le gouvernement du général Lon Nol aurait besoin d'ici 1971 pour permettre à l'économie khmère de fonctionner. Cette évaluation a été faite en août 1970. Le Japon s'est engagé à fournir un don de vingt millions de dollars et un crédit de quarante millions de dollars. Mais les Etats-Unis ne semblaient pas, à cette date, disposés [266] à accorder le complément. Or les cinquante millions de dollars qu'ils ont déjà donnés sont loin de faire le compte. Les dépenses du gouvernement, par exemple, ont doublé par suite de l'extension de l'armée; la défense nationale correspond aux deux tiers des dépenses du budget de 1970 révisé.

La dépendance économique à l'égard de l'étranger va contribuer de son côté à accroître la rupture entre les villes contrôlées par le régime et le reste du pays. Les nouveaux circuits de distribution comme les centres de décision seront en effet de plus en plus entre les mains de non-nationaux. Ils auront la nationalité de leurs capitaux. Le processus est déjà bien engagé. Il ne peut se passer d'une cohorte de profiteurs et d'intermédiaires douteux, favorisés par l'extension du marché noir et des circuits parallèles de distribution. Comme Saigon, Phnom Penh possède déjà son marché "en plein air", où l'on trouve tous les produits volés de la guerre, de l'équipement militaire aux appareils de photos en passant par les rations de combat, les produits des différents magasins militaires ainsi que ceux qui sont introduits dans le pays sans payer de taxes officielles. De six cent cinquante mille au mois de mars, et malgré le départ de nombreux Viêtnamiens, la capitale est passée en septembre à neuf cent mille habitants en raison de l'afflux des réfugiés. La "saigonisation" sera bientôt complète.

Le bouleversement du paysage khmer est donc bien entamé. La rentrée scolaire, en septembre, quand elle a eu lieu, était symbolique Deux types d'école vont désormais fonctionner: les grands lycées de Phnom Penh, réservés à la classe la plus aisée et les premières écoles, sans doute primaires, aménagées dans les zones contrôlées par le F. U. N. K. Ce n'est pas seulement l'instruction qui risque de péricliter, mais probablement l'ensemble de la vie publique. On s'installe dans la guerre, elle devient peu à peu un genre de vie.

Là où il y avait autrefois des paillotes, des chômeurs et des pauvres, il y aura demain des taudis, des éclopés et des mendiants; là où il y avait une bourgeoisie cossue vivant dans des villas confortables, il y aura des profiteurs de [267] guerre cachés dans des bâtisses, elles-mêmes abritées derrière des sacs de sable et des réseaux de fils de fer barbelés. L'inévitable gâchis prend tournure.

L'avenir du régime de Phnom Penh semble déjà à la fois tributaire de ses alliés et de la pagaille qu'il a largement contribué à répandre. L'expérience des pays voisins montre que la présence, aux côtés des insurgés cambodgiens, d'unités nord-viêtnamiennes et viêtcong ne suffit pas à rendre sa légitimité au "gouvernement de sauvetage". On pourrait dire, d'une autre façon, que la légitimité des insurgés ne dépend pas tant de l'aide étrangère que du soutien populaire qu'ils reçoivent. Ce qui est également une question de moyens. Mais les options du régime de Phnom Penh devraient plutôt les y aider que les gêner.

La mobilisation générale a donc été décrétée par Phnom Penh. La loi martiale a été proclamée. Plusieurs têtes sont déjà tombées sous son couperet. Après une campagne de calomnies, avec l'évident espoir de le déconsidérer, le prince Sihanouk a été sommairement jugé et condamné à mort par contumace. Plusieurs de ses collaborateurs et des membres de sa famille ont également été condamnés dans les mêmes conditions à des peines diverses. L'écouter à la radio peut coûter la vie. Protéger des civils viêtnamiens, même s'ils sont innocents, réserve le même sort. Bref, en quelques mois, le régime de Phnom Penh a pris un ensemble de décisions qui ne suggèrent que sa faiblesse30. Il faut être très fort pour traiter le prince Sihanouk comme un bandit de grand chemin. Ou bien faible. Toutes ces mesures n'ont guère de sens quand on sait le prestige de l'ancien roi auprès des paysans et les liens qui ont uni si longtemps la plupart de ses collaborateurs aux nouveaux dirigeants Les procès bâclés comme les grandes déclarations de principe ne parviennent pas à cacher le malaise chez certains des procureurs. L'autosatisfaction sur le thème du "retour à la démocratie" ne peut prêter, en cette période de loi martiale, qu'à sourire amèrement.

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Constatant cet état de choses, un ancien collaborateur français du prince Sihanouk a soulevé l'hypothèse qu'une tendance se dégage à Phnom Penh en faveur d'un compromis, en tout cas pour mettre un frein à l'engrenage en marche. Il se référait même à des informations selon les quelles certaines personnalités "centristes" cherchent une formule qui permettrait le retour du prince Sihanouk31.

Ce genre d'initiative fait fi des intérêts en jeu. L'histoire des tentatives de constitution d'une "troisième force" dans le conflit indochinois est jalonnée d'échecs. Elles ne peuvent être que le fait des fractions libérales de la bourgeoisie locale, coupées du petit peuple et dénuées de moyens économiques. Que des individus changent de camp sera le lot quo tidien. C'est même le propre de ce genre de guerre. Mais il en faudra bien davantage pour mettre un terme aux combats.

Il est plus probable, en revanche, que le régime subisse des modifications dans le sens du durcissement. Au fur et à mesure que l'armée s'organisera et accaparera les leviers de commande, le vide politique sera progressivement comblé par la militarisation du régime. Jusqu'ici tout le monde, à Phnom Penh, s'est accommodé de la présence au pouvoir des comploteurs de mars 1970. Même les plus vacillants et les plus désemparés d'entre eux, comme le général Lon Nol, sont restés en place, sans doute pour manifester la continuité des objectifs proclamés lors de la destitution du prince Sihanouk. Derrière cette façade peu consis tante offerte par les hommes de l'ancien régime, par les cadres sénescents, ou ce qui en reste, des vieux partis, démocrate et rénovation khmère, se profilent les colonels sur qui retombe déjà la marche des affaires L'abolition de la monarchie et la proclamation, le 9 octobre, de la république ne peuvent que renforcer cette hypothèse.

A court terme, le but est de donner satisfaction à la jeunesse, entendons la jeunesse scolaire de Phnom Penh. Or divers signes montrent qu'elle est rétive, qu'elle ne se [269] satisfait point des hommes au pouvoir qui n'échappent pas à Certaines critiques, assez vigoureuses, qu'elle supporte mal la présence des troupes d'occupation maintenues au Cambodge par Saigon. Dans les premiers jours d'octobre, une manifestation a même eu lieu à Svay Riêng contre la présence de l'armée sud-viêtnamienne. Cette jeunesse avait adhéré au changement du mois de mars justement parce qu'elle en attendait des changements. Six mois plus tard, il y a encore un bon nombre d'"intellectuels" pour se battre dans les rangs de l'armée khmère. Mais l'enthou siasme initial s'émousse avec le temps D'un côté, un processus de transformation de l'armée en troupe purement mercenaire est déjà en marche; Phnom Penh dispose d'un réservoir humain assez large pour y puiser en fonction de ses besoins et de ses capacités d'organisation. Mais de l'autre, les raisons morales de l'adhésion de mars, surtout chez les lycéens, les étudiants, les maîtres et les jeunes cadres commencent à s'éroder. Les rangs des attentistes se sont sérieusement gonflés. On leur donne une république mais pas encore de constitution. Ils redoutent de la voir consacrer le partage du pouvoir entre le clan des vieux démocrates et celui des républicains d'extrême-droite, liés aux militaires. Ils appréhendent surtout de voir l'armée prendre la haute main sur le régime. Les ardents partisans de la république ne sont peut-être pas ces jeunes politiquement inexpérimentés, mais les "jeunes turcs" de droite qui, mettant Cheng Heng en avant, entendent écarter les aristocrates et les grands commis du système précédent.

L'avenir du régime est entre les mains de ses puissants protecteurs étrangers. Mais l'avenir du Cambodge semble davantage dépendre du mouvement qui se fait dans le peuple des campagnes, mouvement qu'encadre le F. U. N. K. Il peut échouer ou réussir selon qu'il saura exprimer l'émotion paysanne. C'est sans doute la conjoncture internationale qui est à l'origine de l'onde de choc qui atteint aujourd'hui les tréfonds de la paysannerie khmère. Mais le branle est donné, et c'est lui qui compte.

 


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