Depuis deux ans, les mandarins et le peuple ont manifesté leur mécontentement et se sont révoltés en déclarant que de grands changements avaient été introduits dans Notre gouvernement. Au cours de cette révolte beaucoup ont perdu leur fortune, d'autres sont morts ou ont été séparés de leurs familles après avoir dû abandonner leurs villages.
Parce que Sa Majesté éprouve pitié et compassion pour son peuple, Nous avons décidé avec le vice-roi, les princes, les ministres et les mandarins de demander au gouvernement français de Nous confier une large part dans l'administration du royaume en revenant aux anciens usages et coutumes. Il Nous a été promis que si la rébellion cessait complètement Sa Majesté pourrait établir l'administration du royaume et conserver les us et coutumes.
Sa Majesté nommera les Gouverneurs des provinces qui seront chargés de l'administration, de la perception des impôts directement pour le compte du Roi, de la protection du peuple comme par le passé. Nous avons demandé aussi au gouvernement français de n'installer que quatre résidences aux provinces frontalières pour surveiller et protéger le royaume contre ses ennemis. Ces résidents ne seront pas chargés de substituer leur administration à celle des fonctionnaires cambodgiens, ils n'interviendront au contraire que pour protéger et défendre le peuple. Le gouvernement français, pour donner au Cambodge une nouvelle preuve de toute sa bienveillance, Nous accorde ce que Nous avons demandé. Vous pouvez compter sur sa parole.
Tous les mandarins et le peuple, dans toutes les provinces, doivent écouter et croire, car telle est la vérité. Mais il faut vous détacher des bandes et rentrer travailler paisiblement dans nos Villages comme autrefois.
[310]
Quant aux fautes que vous avez commises jadis et jusqu'à ce jour, Nous avons demandé au gouvernement français de vous pardonner et il a accepté. Vous pouvez faire votre soumission et n'avez rien à craindre.
Dans le cas où vous ne voudriez pas écouter et croire la présente proclamation royale, où vous tenteriez de nouveau de vous réunir en bandes pour continuer la rébellion, pour piller et inquiéter les habitants, pour fomenter de nouveaux troubles, Je tiens à ce que vous sachiez bien que les rebelles pris par les troupes envoyées pour pacifier le pays seront punis très sévèrement selon les lois du royaume.
Au moment où le roi faisait cette proclamation, le résident général de France envoyait cette circulaire à ses subordonnés (27 juillet 1886):
Le roi vient d'adresser aux mandarins et à toutes les populations du Cambodge une proclamation qui sera affichée incessamment. Sa Majesté fait savoir que sur sa demande et pour faire cesser les troubles qui désolent le pays, le gouvernement français a bien voulu lui rendre l'administration du Royaume. Elle invite tous les chefs de l'insurrection à faire immédiatement leur soumission promettant une amnistie générale.
J'ai tenu à vous informer immédiatement de cette évolution politique qui n'est point, de notre part, un pas en arrière. Nous reprenons notre rôle protecteur dont nous n'aurions Jamais dû nous départir et qui est incontestablement la voie la plus sûre pour arriver au but que nous poursuivons ici: développer les intérêts commerciaux de nos nationaux en même temps que la prospérité du Royaume.
A l'appui de sa proclamation, le Roi va envoyer dans les différentes provinces des agents, princes, ministres ou mandarins en qui il a le plus de confiance.
Il importe que ces émissaires aient la plus grande liberté d'action, nous ne devons intervenir que sur leur demande, en leur fournissant s'ils le jugeaient nécessaire une escorte de troupes françaises, non pas tant du point de vue de la force armée que comme appui moral et pour bien montrer aux populations l'union intime et cordiale qui règne entre le gouvernement protecteur et son protégé. Vous recevrez du reste des instructions spéciales à ce sujet dans le cas où Sa Majesté reconnaîtra l'utilité d'une pareille mesure.
Votre rôle pour le moment doit donc se borner à faire comprendre aux Cambodgiens qui pourraient vous questionner, et dans ce cas-là seulement, que la France ne recule pas devant [311] les difficultés, qu'elle demeure absolument fidèle à sa mission civilisatrice au Cambodge, mais tient à rester dans son rôle de Protectrice et n'a jamais eu la pensée de s'emparer du pays.
Attachez-vous surtout à rassurer les fonctionnaires ou employés indigènes qui vous manifesteraient des craintes, leur situation ne saurait être compromise. Tous ceux qui nous ont été fidèles et nous ont servi avec intégrité conserveront leurs places; ils n'ont rien à craindre à cet égard. Dites-le bien haut.
La convention du 17 juin 1884 [qui ôtait au roi l'essentiel de ses pouvoirs] subsiste dans son intégralité. Nous en poursuivrons l'exécution progressivement en profitant de toutes les circonstances et ménageant autant que possible les susceptibilités nationales...
Etudes cambodgiennes, n· 12, 1967, p. 34-35
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A bien des reprises, Samdech Chef de l'Etat, s'adressant à ses compatriotes ou à des journalistes étrangers, a dit que le Cambodge défendait contre toutes les menaces son indépendance, sa neutralité, son intégrité territoriale et sa "joie de vivre". Ce dernier terme qui parle à l'esprit et au coeur a "fait carrière" si l'on peut dire et beaucoup d'observateurs le reprennent pour avoir éprouvé, au contact des Khmers, qu'il correspond à une réalité. Certains et ils n'ont pas tort l'associent à une expression qui dépeint un autre aspect du tempérament cambodgien: la "rage de construire".
Rage de construire, joie de vivre, ces six mots évoquent assez bien la silhouette du Khmer à l'heure sangkumienne. Construire ne signifie pas seulement édifier des bâtiments (bien que les Khmers y soient passés maîtres, au même titre que les Romains de jadis et les Italiens d'aujourd'hui), mais aussi édifier, réaliser, marquer son passage sur la terre des ancêtres par une oeuvre qui dure et porte témoignage auprès des générations à venir. Les routes et pistes qu'on ouvre un peu partout, les barrages qu'on élève, les puits qu'on creuse, les hôpitaux qu'on modernise, qu'on équipe, qu'on agrandit, les plantations qu'on crée, les pistes d'avions qu'on élargit, tout cela est de la construction au même titre que les écoles et lycées, les centres de santé, les bâtiments administratifs, les usines. Toute oeuvre qui contribue au développement du pays est construction.
Sans doute, le peuple khmer n'est-il pas le seul, dans ce vaste monde, à travailler avec acharnement. Mais il est un des très rares à le faire volontiers, sans qu'il soit besoin de faire pression [313] sur lui, dès lors qu'on lui a fait comprendre l'utilité de la tâche accomplie pour la collectivité.
C'est assurément l'enseignement si respecté et observé dans ce pays du Bouddha qui a donné aux Cambodgiens cet admirable esprit communautaire dont ils témoignent depuis des siècles.
En pays bouddhique, le marxisme a vingt-quatre siècles de retard. Ses analyses économico-sociales, opérées dans une Europe et une Amérique qui s'industrialisaient avec frénésie, où une petite minorité de capitalistes, avec l'aide de gouvernements conservateurs, exploitait des masses maintenues dans l'ignorance et la misère, où quelques intellectuels aux idées généreuses instillaient le ferment de la révolte ses analyses ne sauraient avoir cours ici, où les disciples d'un Prince illuminé ont prêché bien des siècles avant la solidarité, la compassion, la tolérance et la Justice.
Profondément marqués par l'enseignement du Maître, qui a voulu que la méditation soit la source de l'action, les Khmers ne se refusent à aucun effort: c'est ainsi qu'on les voit, par centaines et par milliers, à l'oeuvre sur les chantiers de travaux manuels, accomplissant, à eux tous, des prouesses qui pallient l'insuffisance des engins mécaniques ou qu'on peut apercevoir, dans les champs et sur les routes, un village entier, précédé de joueurs de tambourins et de cymbales, porter littéralement sur son dos une maison qu'on transporte en un emplacement plus favorable.
Esprit communautaire encore que ce sentiment très élevé de la solidarité familiale et de l'hospitalité envers l'étranger qui fait que personne ici n'est sans nourriture ou sans toit. Les monastères, les maisons particulières sont ouverts en tous temps a ceux qui sont dans le besoin. Comme sont loin l'égoïsme et la "lutte pour la vie" (malheur aux faibles!) des grandes nations dites développées.
Mais si le Khmer est acharné au travail, ardent à contribuer à l'édification de son pays, il se refuse à devenir si peu que ce soit un robot exécutant avec soumission les ordres reçus. D'abord Il n'accepte pas d'ordre de n'importe qui et c'est bien pourquoi l'administration, lorsqu'elle a un travail collectif d'importance à réaliser, demande à Samdech Norodom Sihanouk d'ouvrir les premiers chantiers et participe elle-même aux travaux, dans le sillage du Chef de l'Etat. Ainsi elle est sûre d'avoir toute la main d'oeuvre désirable. Et Samdech n'oublie pas de dire à ses compagnons que le barrage, ou la route, ou la voie de chemin de fer [314] qu'ils créent, leur rendront directement service, amélioreront l'économie, l'équipement de leur région.
Mais quand les Cambodgiens ont beaucoup travaillé, ils aiment à se distraire, à se délasser ou, comme on dit dans l'armée, à "dégager" et nul ne pourrait les en empêcher, car ce sont les citoyens libres d'un vieux pays où la joie a toujours été la compagne du labeur. Ce peuple en parfait équilibre physique et moral sait bien que l'homme est fait pour être heureux
l'homme actuel, et non pas celui qui viendrait après dix générations épuisées par l'effort et confinées dans l'austérité, au nom de quelque idéologie qui sacrifie l'individu à la communauté.
Tous les étrangers ont remarqué et répété que le peuple khmer est souriant. Mais à quoi sourit-il? A la vie, aux riantes perspectives qu'elle offre, aux humbles bonheurs à sa portée: la musique, le chant, le théâtre populaire, la danse, le repos en sarong sur le pas de la porte, quand bruissent les cigales dans les arbres et bien sûr à l'amour, qui est encore le plus grand bonheur du monde.
Les Khmers ne supportent leur labeur quotidien que grâce au privilège qu'ils ont de savoir se détendre ensuite complètement. Vous avez vu un gouverneur dans son bureau, harcelé par ses chefs de service, sa secrétaire, le téléphone et restant d'ailleurs très calme sous l'averse des soucis. Lorsque vous le retrouverez le soir, ce n'est plus le même homme: il a dressé une barrière entre les tracas quotidiens et lui, il est heureux d'être avec des amis, de parler de tout et de rien, d'entendre un bon orchestre, de danser avec une jolie femme qui est parfois la sienne.
Le paysan a ses fêtes à la Pagode, qui se terminent par des réjouissances profanes dont l'entrain fait plaisir à voir, les mariages où chacun, comme à la ville, paie son écot, les fêtes de saison, les tours en ville (bien plus fréquents que naguère, puisque beaucoup ont maintenant un vélo ou une moto les petits taxi-bus collectifs reliant tous les villages). Et qui n'a vu les jeunes sillonnant les routes avec une guitare sous le bras ou un accordéon en bandoulière? Lorsque le travail des champs laisse du répit, on se réunit chez des amis, on chante, on danse, on courtise (très correctement) les jolies filles, qui ne détestent pas cela du tout.
Un exemple personnel de cette joie de vivre: l'auteur de ces lignes a été stoppé un soir, voilà quelques années, sur la route du Phnom Penh à Siem Reap, qui longe la rivière, par deux athlétiques pêcheurs, qui l'ont pris par le bras et emmené... assister [315] à une noce voisine où il a été, le Ciel sait pourquoi, "l'invité d'honneur".
Savoir prendre la vie comme elle vient, ne pas lui demander plus qu'elle ne peut donner, mais saisir toutes les occasions qu'elle offre de la goûter, voilà qui semble le principe de la sereine philosophie khmère. "Tout est simple, pourquoi le compliquer", aurait dit avec bon sens un Souverain très regretté.
N'y a-t-il pas là une profonde sagesse?
L'exemple de la joie de vivre vient d'ailleurs de haut. S'il n'est pas de personnalité plus occupée que Samdech Chef de l'Etat (qui travaille douze à quatorze heures par jour, portant sur ses robustes épaules tous les soucis et tous les espoirs de la nation), le Prince a su réserver un peu de son temps à la distraction. Mais, pour lui, il faut entendre ce mot dans son sens étymologique, qui est: séparer une partie d'un tout. Cela veut dire qu'il soustrait, chaque fois qu'il le peut, quelques heures aux affaires d'Etat pour se livrer à d'autres activités qui lui plaisent: réalisation de films, journalisme et études historiques, composition musicale, sports (mais bien moins que naguère sur l'ordre de ses médecins), confection de quelques plats fins et, bien entendu animation de soirées (sans cérémonie, mais où la meilleure société khmère et étrangère de Phnom Penh est conviée) ou l'on peut voir l'infatigable Prince jouer de plusieurs instruments, chanter et danser, prenant le même plaisir qu'il
Du haut en bas de l'échelle sociale, un remarquable équilibre moral et physique est ainsi obtenu qu'ont perdu les hommes et les femmes des nations dites "très avancées" qui sombrent dans la névrose, et ceux des pays totalitaires, dont l'entrain affiché cache mal l'insatisfaction et la mélancolie.
Le bonheur n'est ni le privilège des puissants et des riches, ni celui des observateurs zélés d'une idéologie. Il est partout aque] our, à la disposition de ceux qui veulent le prendre. C'est ce que démontre le Cambodge, pays libre, qui a su réaliser la coexistence du travail et de la joie
Réalités cambodgiennes, du 17 janvier 1969.
"SA MAJESTE LA REINE ET LE CHEF DE L'ETAT ACCUEILLENT TONGA TEVEA DIVINITE DE L'AN NEUF, 1331 DE LA PETITE ERE, [316] 1892 DE LA GRANDE ERE, 2513 DE L ERE BOUDDHIQUE, SOUS LE SIGNE DU COQ."
A six heures trois minutes, aux premiers sourires de l'aurore, dimanche onzième jour de la lune décroissante de Cètr, le 13 avril de l'an grégorien 1969, Sa Majesté la Reine au Palais, Samdech Chef de l'Etat à la résidence princière de Chamcar Mon, accueillirent au cours d'une cérémonie privée Tongsa Tevea (prononcer Tévir), le Tévoda thmey, ou nouveau Tévoda, qui selon l'antique tradition préside à l'entrée dans l'année nouvelle, correspondant au cycle solaire, 1331e de la Petite Ere, 1892e de la Grande Ere (à laquelle se réfèrent les inscriptions d'Angkor). Année qui correspond à l'année lunaire du Coq commencée le premier jour de la lune croissante du Cètr, soit le 19 mars de l'an grégorien, dixième du cycle des douze animaux et première d'une décennie du cycle de soixante ans, d'où son nom Roka Eksak (Coq-première). Correspond également à l'an 2513 de l'ère bouddhique qui commencera le jour de la pleine lune de Pisak, soit le jeudi 1er mai, triple anniversaire de la naissance, de l'Eveil à la Connaissance et du Parinirvana du Bouddha.
Porté dans les airs par l'oiseau mythique, le garouda, monture de Vishnou, vêtu d'une tunique écarlate semée de pierreries, la fleur du grenadier à l'oreille la main droite armée du redoutable "kantiac", disque denté dont les dents sont autant de glaives acérés qui fauchent au loin l'ennemi sur lequel le disque est lancé, tenant une conque de la main gauche, Tongsa Tevea, qui succède à Moha Tarak Tevea, est, dit l'antique légende, la première des sept déesses, filles de Kapel Moha Prohm Kapila le Grand Brahmane lequel se décapita lui-même conformément à l'engagement qu'il avait pris par devers le sage Thomobâl le Gardien de la Loi après avoir entendu celui-ci donner, contrairement à l'attente de Kapel Moha Prohm, une juste réponse aux trois énigmes que ce dernier lui avait posées.
Chaque jour de la semaine, l'une des sept déesses, se rendant au "Thormealy", la grotte de cristal percée au flanc du mont Kailâsa, y prend le chef de son père posé sur un plateau d'or pour lui faire accomplir un immense périple autour du "preah Mérou" (l'Himalaya, centre de l'univers pour les anciens). Tévoda et Tephida, dieux et déesses du paradis d'Indra, par myriades, l'accompagnent dans cette ronde qui, éternellement, se renouvelle dans l'immensité du ciel. Le tévoda thmey est celui qui accomplit la ronde le premier jour de l'année solaire considérée, Tongsa Tevea, le dimanche, en l'occurrence. Dieux [317] et déesses, dit encore le "moha sankran", l'almanach du Palais vont se baigner dans l'Anôtta, l'un des sept grands lacs de Kalâsa, entouré de sept plages et d'où s'échappe, par la bouche du Taureau royal à tête de cristal une eau fraîche, délicieuse, agréable au coeur.
Pour accueillir Tongsa Tevea, Sa Majesté la Reine entourée de la princesse Bopha Devi et des dames de Sa suite, d'une part des princes Norodom Kantol, Norodom Viriya et Sisowath Pongmonu, du "moha montrey" Ker Meas, du colonel Sâr Hor et autres gens du Palais, d'autre part, avait pris place à l'entrée de la salle du Trône, face à l'est, à la porte de la Victoire Sur la terrasse précédant le péristyle, un autel surmonté du parasol couleur d'or et portant les offrandes rituelles avait été dressé.
Comme le soleil, a l'horizon, commençait à monter, embrasant de mille feux les eaux du Chakdomukh, les brahmanes ayant fait résonner par trois fois leurs conques, l'astrologue du Palais, l'hommage au Bouddha rendu, invoqua en faveur de Sa Majesté, le Chef de l'Etat et de tous les habitants du royaume, les puissances surnaturelles parmi lesquelles le Tévoda thmey Ces invocations achevées, les conques, de nouveau, résonnèrent, et l'orchestre traditionnel "pinpeat" lança les notes allègres de l'air dit "sathukar". La Souveraine Se retira après avoir affectueusement souhaité longue vie, prospérité, force et santé et fait remettre des dons en espèces à toutes les personnes présentes, officiants et assistants.
A la villa princière de Chamcar Mon, Samdech et Son épouse entourés de quelques familiers parmi lesquels le général Ngo Hou et le Chef de cabinet du Chef de l'Etat, Sah. Roeum Sophon accueillirent selon le même rituel le Tévoda de l'année nouvelle.
Bulletin de l'A. K. P., du 24 avril 1969.
Question n· 201. Dissimulation d'infraction reprochée au lieutenant de la Garde Provinciale Siv Sichhun, ex-chef de poste administratif de Preah Sdech (Prey Veng).
[318]
Le quotidien Sovannaphum dans ses numéros des 29 et 30 juin 1968 relate que, selon les renseignements fournis par Hâng Heang, victime d'un vol de buffles, le lieutenant Siv Sichhun, alors chef de poste de Preah Sdech, a cessé de mener l'enquête sur ce vol après avoir reçu par l'intermédiaire de l'achar [Note de l'auteur: Achar, litt "précepteur", désignait autrefois ceux qui s'étaient acquis une réputation de sagesse, et s'applique aujourd'hui surtout aux laïcs qui participent à l'administration des monastères. (D'après P. Fabricius.)]. Phun Khorn, un pot-de-vin de 2 000 riels versés par chacun des trois voleurs.
Entendu, Hâng Heang déclare qu'il n'a pas demandé au journal Sovannaphum de publier son affaire et qu'il a pu retrouver les bêtes volées moyennant une rançon de 3 000 riels payée à un certain nommé Pol Sat.
Il a alors porté plainte contre Pol Sat et les deux complices de celui-ci au chef de poste administratif, lequel lui a promis de donner suite à sa requête.
Or un jour, l'achar Phun Khorn lui a rapporté que les trois prévenus accepteraient de lui restituer les 3 000 riels en question si, de son côté, il retirait sa plainte. Etant d'accord sur cette condition, il se rendit, en compagnie de l'achar Phun Khorn, au poste administratif. Là, le garde provincial Samreth Chun lui a dit que les trois prévenus ont déjà remis les 3 000 riels au chef de poste et que ce dernier, affecté à Phnom Penh, a emporté cet argent avec lui.
Entendus par l'enquêteur, l'achar Phun Khorn et le garde Samreth Chun infirment l'affirmation de Hâng Seang.
Quant au lieutenant Siv Sichhun, il nie les faits à lui reprochés, affirmant que Hâng Heang est venu verbalement porter plainte contre Pol Sat, Khun Vorn et Nhim Sorn pour rançon et a sollicité son intervention afin d'obtenir la restitution de cet argent; il précise enfin que pendant qu'il était en train de mener l'enquête, il fut affecté pour nécessité de service à l'Etat-Major de la Défense en Surface à Phom Penh: il a rejoint son nouveau poste d'affectation à la fin du mois de mai 1968 sans avoir préalablement reçu aucune somme d'argent de la part des prévenus.
Proposition du Comité.
Rappel à l'ordre à adresser à Siv Sichhun.
Question n· 202. Détournement de 4.000 riels reproché à Chauv Huot Naly, contrôleur des douanes et régies de 4e classe, ex-receveur auxiliaire des douanes de Prêk Thmei (Koh Them).
[319]
Par requête datee du 27.4.68, les nommés Doul Dam et Chea Hav, propriétaires des quatre ballots de tabac en contrebande saisis par Chauv Huot Naly, portent plainte contre ce dernier pour leur avoir délivré des quittances d'un montant de 55.625 riels seulement, alors qu'il aurait encaissé en tout 59.625 riels versés par eux à titre d'amende infligée par lui; selon eux, il a donc détourné à son profit personnel (19.625 15.625) =4.000 riels.
Résultat de l'enquête.
Il est difficile, d'après l'enquêteur, de tirer au clair cette affaire de détournement, étant donné que les témoins cités par les plaignants sont les complices de ceux-ci, arrêtés eux aussi par Chauv Huot Naly. En outre, des contradictions ont été relevées dans leurs témoignages. Enfin cet ex-receveur a infligé aux requérants presque le maximum d'amende (trois fois et demie de la valeur de la marchandise saisie), ce qui exclut toute tentative d'arrangement frauduleux.
Une lacune a pu être relevée à l'encontre de Chauv Huot Naly il n'a imposé à la taxe de circulation que les 150 kilos de tabac sur les 220 kilos restitués par lui.
Invité. à fournir des explications, il déclare que le paiement partiel de cette taxe de circulation a été consenti par lui à la demande expresse de deux délinquants, lesquels, dit-il, ne disposaient pas suffisamment d'argent pour payer à la fois l'amende à eux infligée et la totalité de la taxe de circulation.
Par ailleurs, il a pris, précise-t-il, leur demande en considération parce qu'ils avaient la latitude de garder chez eux les 70 kilos de tabac non encore taxés et de n'en payer la taxe qu'au moment de leur mise en circulation
D'après l'enquêteur, seule la restitution des 70 kilos de tabac dont la taxe de circulation (292 riels) n'a pas été préalablement acquittée constitue une entorse au règlement en vigueur.
Comme les plaignants persistent dans leur détermination de maintenir les termes de leur requête, Chauv Huot Naly, dans le dessein de leur prouver son innocence, leur a demandé de prêter serment avec lui devant Preach Ang Dang Koeur afin que la punition céleste frappe celui qui n'a pas dit la vérité, ce qui a été accepté et fait par tous.
Après avoir juré ensemble avec l'ex-receveur, les deux plaignants déclarent qu'ils en sont satisfaits et qu'ils acceptent à présent de retirer leur plainte.
Chauv Huot Naly a déjà été déplacé de Prêk Thmei depuis septembre 1968.
[310]
Proposition du Comité.
Le Comité proppose de rappeler seulement à l'ordre Chauv Huot Naly conformément à la proposition formulée par le Comité de défense de l'honneur du Service des Douanes et régies.
Bulletin de l'Agence Khmère de Presse, 9 avril 1969.
Ce film a été conçu, réalisé et joué par le prince Sihanouk, et a pour argument un épisode historique du Cambodge: un complot américain, monté en 1959 depuis Saigon par le général Lansdale, un homme de la C. I. A., contre Sihanouk, avec des complicités khmères et viêtnamiennes, est déjoué. Nous verrons donc la fermeté et le courage triompher des visées impérialistes voisines, et le Cambodge poursuivre sa voie dans la paix, grâce à l'aide du Chef de l'Etat.
Les observateurs ne peuvent manquer d'être intéressés par ce & lm. D'abord à cause de l'immense succès qu'il connaît dans le pays: il est projeté partout, dans les provinces les plus reculées; on accorde même des congés pour l'occasion. Quand on sait combien les Cambodgiens sont friands de cinéma et le respect qu'ils portent à leur souverain et à ses talents de comédien, on comprend que le film fasse toujours salle comble. Le prince a ainsi trouvé dans le grand écran et la romance un puissant moyen d'explication et de propagande, dont il use et abuse. Ce film est, en effet, le porteur de l'idéologie sangkumienne auprès des masses, dans le même temps qu'il la dévoile dans sa totalité.
Le Cambodge, tel qu'il apparaît dans Ombres Sur Angkor, est un petit royaume où tout n'est qu'ordre, luxe, calme et Mercedes C'est un Cambodge de vitrine, d'où l'on a évacué la campagne, les buffles, les paillotes, les gamins jouant dans l'eau, les paysans, les bouis-bouis où la soupe est bonne, les pistes où cahotent d'antiques chars à boeufs.
Le décor et les figurants sont ici radicalement différents: rades et ports où flottent d'impressionnants navires de guerre; Boeings vrombissants, autoroutes désertes, voitures somptueuses, [322] parcs fleuris, palais, ambassades, villas paradisiaques, banquets, bals, galas, réunions de ministres, de diplomates, de princes, de généraux, et d'espions internationaux. Le "jet set" cambodgien évolue dans un décor de luxe, entre les intrigues de palais et les grands problèmes internationaux. La roture, la terre, la chaleur, la rizière n'ont pas de place dans ce décor d'opérette et de "héros", fidèle en cela aux prescriptions de notre XVIIe siècle. Le peuple cambodgien y chercherait vainement une image de sa vie quotidienne. Il peut en revanche rêver à loisir sur les grandeurs et les misères de la vie de palais. Ainsi, non seulement la terre cambodgienne a-t-elle été confisquée au profit d'une maquette, mais aussi un peuple, au profit d'un metteur en scène et de ses préoccupations.
Il est de notoriété publique que cet homme, prince et chef de l'Etat, en l'occurrence acteur dans le rôle d'un chef du contre-espionnage, prétend incarner et exprimer la conscience nationale. Il n'en serait qu'un aboutissement, particulièrement exemplaire. Quels sont donc les problèmes qu'il affronte au nom de son peuple, et comment?
Etant donné sa situation géographique, le Cambodge, de tout temps, se trouve "encerclé par le feu". Les envahisseurs se pressent à ses frontières et la guerre fait rage alentour. Seul, le Cambodge à ce jour a su se préserver de ces maux, grâce à sa politique neutraliste, et aussi à la religion bouddhique, les deux piliers de l'indépendance nationale. C'est de ce miracle qu'il s'agit.
Au cours de longs dialogues extrêmement didactiques, on explique au spectateur la fourberie des Américains, dont l'impérialisme se manifeste à chaque instant. Les Cambodgiens ayant à souffrir quotidiennement des bombardements américains et des raids américano-saigonnais sur les frontières, la démonstration porte immédiatement. L'anti-américanisme s'exprime là en termes nets et parfois violents qui lui font honneur. Mais sont dénoncés avec eux et sur le même plan, au nom d'un nationalisme marqué de racisme et volontairement ambigu, les Viêtnamiens, accessoirement de Saigon, et les Thaïlandais de Bangkok. Si la dénonciation politique se justifie, elle s'accompagne d'un amalgame souvent fort habile, au nom de l'encerclement et de l'équilibre, qui revient à alerter l'opinion contre les "voisins", c'est-à-dire pour la conscience populaire contre tous les Viêtnamiens, tous les Thailandais et tous les Khmers "traîtres" qui les écoutent.
Avec un manichéisme redoutable chacun sait la puissance [323] émotionnelle de l'image le traître khmer, viêtnamien ou thaï est représenté sous des traits particulièrement hideux et odieux. Le neutralisme petit à petit prend la forme d'une farouche défense nationaliste du régime, effectivement menacé par l'impérialisme aujourd'hui, mais peut-être aussi par la révolution demain. Cultiver la haine du voisin a pour but d'oblitérer dans la conscience du peuple cette éventuelle distinction afin que toujours il identifie lutte politique et agression contre le Cambodge, impérialisme et révolution. Il s'agit de chloroformer le peuple par le confusionnisme, afin que sa pensée obéisse à quelques réflexes primaires, ancrés patiemment et habilement à force de stéréotypes. C'est le B. A. BA. de la publicité.
Le bouddhisme est utilisé de la même façon. Le peuple cambodgien est profondément croyant et sait qu'il a en son souverain un homme avant tout pieux, qui est le Protecteur de la religion. Plusieurs scènes montrent le prince-chef du contre-espionnage converser humblement avec un bonze s'abîmer dans la prière ou encore saluer respectueusement les hommes à la robe safran. En se mettant ainsi en scène, il entend faire rejaillir sur sa personne et sur le personnage politique qu'il est la reconnaissance et le respect que le peuple porte à ses bonzes. Après l'amalgame des mauvais, l'amalgame des bons. Il semblerait néanmoins qu'il y ait loin entre ce respect populaire et la ferveur qui entourait les souverains angkoriens. Ces rois incarnaient la Sagesse du Bouddha et l'équilibre du cosmos. Leur porter atteinte, c'était bouleverser l'univers. Le souverain était la clef de voûte de la société, de la religion et du monde. On peut penser que le XXe siècle et ses invasions occidentales ont quelque peu ébranlé cette croyance C'est sans doute la conclusion du prince, qui semble vouloir revivifier ce sentiment.
Aussi ne craint-il pas, lors d'une scène romantique et nocturne dans le temple du Bayon baigné de lune, de s'identifier, par un parallèle historique et religieux assez audacieux à Jayavarman VII, le plus grand des souverains angkoriens. Le prince entend ainsi récupérer le prestige royal auquel il a renoncé en renonçant au trône et le prestige divin englouti par les siècles.
Cette autosacralisation de fortune, cette cérémonie d'adoubement dans un lieu qui passe pour surnaturel, ne peut manquer de frapper l'imagination populaire, à la fois ignorante et confiante, superstitieuse et respectueuse.
Le prince maintient, consolide et ramifie ainsi son pouvoir [324] en manipulant imprudemment la foi et le rêve d'un peuple. Il se fait dieu et homme. La vénération s'enfonce dans la nuit de la mystification. La pensée s'arrête à lui. Il est à l'abri de la contestation la plus minime.
Il ne lui reste qu'à épiloguer, en sage, sur les avantages et les inconvénients respectifs de l'Occident impérialiste, décadent et de l'Orient obscurantiste et brutal et à conclure pour les Cambodgiens qu'ils vivent dans le meilleur des Cambodges. A la question: "Comment peut-on être cambodgien en 1969", le prince répond "en étant sihanoukiste". Ce prestidigitateur a plus d'un tour dans son sac.
Février 1969.
Dans une conférence de presse faite aujourd'hui, le Prince Norodom Sihanouk annonça la reconnaissance des frontières actuelles du Cambodge par les Etats-Unis et la prochaine reprise des relations diplomatiques entre les deux pays au niveau des chargés d'affaires. "Nous remercions les Etats-Unis, le Président Nixon et le grand peuple américain pour ce geste d'équité et de justice envers le Cambodge", déclara le Chef de l'Etat.
Le Chef de l'Etat souligna que le texte de la reconnaissance des frontières remis par l'ambassadeur d'Australie ce matin était "clair et net", et exprima l'espoir que bientôt les cartes américaines n'attribueront plus les îles côtières cambodgiennes au Sud Viêt-Nam. "C'est ma seule réserve pour l'avenir" ajouta le Chef de l'Etat, qui indiqua qu'il était évident que si cette "grossière erreur" devait persister, cela retirerait toute valeur au texte de reconnaissance des frontières du Cambodge par les Etats-Unis.
Concernant les incidents de frontière inévitables jusqu'à la fin du conflit viêtnamien, le Chef de l'Etat déclara qu'ils n'entraîneraient pas de nouvelle rupture, la reprise des relations permettant au contraire de régler directement avec les Etats-Unis les conséquences de ces incidents. "L'expérience de ces dernières années depuis la rupture avec les Etats-Unis a montré que nous avons beaucoup perdu à l'absence de contacts directs pour le règlement de ces incidents", dit le Chef de l'Etat qui indiqua que le futur attaché militaire américain à Phnom Penh pourrait enquêter avec les autorités khmères quand les incidents de frontière causeraient de nouvelles victimes du côté cambodgien.
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Le Chef de l'Etat indiqua que les autres avantages de la reprise des relations normales avec les Etats-Unis seraient que le Cambodge pourrait demander des dédommagements matériels pas en argent, mais sous forme d'engins mécaniques par exemple pour les victimes cambodgiennes de nouveaux incidents de frontière, et d'autre part que le Cambodge aurait "une nouvelle carte à jouer, en raison du fait que les communistes asiatiques nous attaquent déjà avant la fin de la guerre du Viêt-Nam". Le Prince Sihanouk signala de nouveaux les violents tracts des communistes "khmers rouges" qui l'attaquent "depuis des mois". Le Chef de l'Etat souligna que maintenant "c'est aux Etats-Unis et aux communistes de jouer puisqu'ils seront face à face à Phnom Penh, et nous manoeuvrerons pour maintenir notre équilibre". Le Prince souligna aussi que si les Etats-Unis essayaient encore de fomenter de nouveaux complots après la reprise des relations, cela entraînerait une inévitable nouvelle rupture et déclara: "Après moi ce seraient les communistes, car même l'armée ne pourrait pas obtenir la confiance du peuple khmer sans ma caution." Auparavant le Prince Sihanouk signala que la France avait beaucoup contribué à obtenir la reconnaissance des frontières: "Les Etats-Unis écoutent beaucoup les Français maintenant."
Le Prince Sihanouk souligna ensuite que le Cambodge désirait avant tout pouvoir rester neutre mais que son évolution politique dépendrait de l'évolution des événements extérieurs. "Nous voulons rester amis avec la Chine, le Nord Viêt-Nam et le F. N. L., nous restons anti-impérialistes et nous soutiendrons toujours la position en quatre points de Hanoi et en cinq points du F. N. L.", déclara notamment le Chef de l'Etat. Le Prince Sihanouk indiqua aussi que le Cambodge participerait à la conférence de Paris le moment venu et que en attendant il préparera deux dossiers sur les infiltrations communistes et sur les dommages de guerre résultant des agressions des forces américano-sud-viêtnamiennes.
Le prince Sihanouk signala d'autre part qu'il n'avait reçu aucune confirmation de l'intention du Laos de reconnaître les frontières actuelles du Cambodge. "Si les Laotiens veulent nous prendre la province de Stung Treng, c'est la guerre", dit le Chef de l'Etat, qui annonça la fermeture de l'ambassade du Cambodge à Vientiane, mais sans rupture des relations diplomatiques Concernant les rapports avec la Thaïlande, le Chef de l'Etat signala seulement que Bangkok avait bien accueilli sa proposition d'envoyer un négociateur, lequel sera probable [327] ment l'actuel président du Conseil En Nouth qui irait à Bangkok "pour une visite de pré-amitié, pour discuter d'une formule acceptable par les deux parties". Enfin concernant les récentes propositions du président Thiêu, le Chef de l'Etat déclara "c'est trop tard, je le regrette" et ajouta que le Cambodge ne pouvait pas reconnaître deux gouvernements sudviêtnamiens, bien qu'ayant souhaité autrefois traiter "avec le Viêt-Nam nationaliste", ce que les revendications injustifiables de Diêm sur les îles côtières cambodgiennes avaient rendu impossible.
Bulletin de l'A. K. P., du 18 avril 1969.
Lundi 19 mai 1969, en fin de matinée, Samdech Chef de l'Etat a solennellement ouvert, au siège de l'Assemblée nationale, la seconde session de l'année parlementaire 1968-1969, année qui est la troisième de la sixième Assemblée nationale élue le
11 septembre 1966 et la première du sixième Conseil du Royaume constitué en octobre 1968.
Plutôt que de lire l'habituel message au Parlement, le Chef de l'Etat préféra entretenir longuement ceux qui représentaient la nation des difficultés et des dangers auxquels le pays avait actuellement à faire face, afin que ces parlementaires fussent mieux éclairés sur le rôle qu'ils auraient à jouer pour aider er le Gouvernement Royal et le Chef de l'Etat à surmonter les premières et à écarter les seconds. Samdech aborda donc successivement les trois points suivants:
-- les difficultés d'ordre économique résultant d'un constant accroissement des besoins de la nation auquel ne répondait pas s un accroissement parallèle des ressources
-- les dangers venant de l'extérieur, tant de nos voisins que des grandes puissances qui les soutiennent
-- la nécessité de s'unir pour faire face à ces difficultés et à ces dangers et d'abandonner les critiques stériles qui ne visent qu'à diviser et à détruire alors qu'il faut se défendre et construire.
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Des ressources qui ne correspondent pas aux besoins.
Nos dépenses ne cessent de s'accroître d'année en année. Nous avons à satisfaire en particulier les besoins de plus en plus grands de l'éducation nationale et de la santé publique, rançon de l'augmentation de notre population, à ces besoins s'ajoutent ceux de la défense nationale, lesquels s'élèvent encore davantage d'une année à l'autre en raison de la situation aux frontières et également à l'intérieur. Notre économie cependant est loin de suivre la même progression car l'agriculture, sur laquelle repose celle-ci, n'augmente que trop lentement sa production.
Rechercher des fonds à l'étranger pour résoudre ces difficultés ne saurait se faire sans que nous aliénions notre liberté. Nous continuerions, certes, à être membre de l'O. N. U. comme pays indépendant, mais de l'indépendance nous n'aurions plus que l'étiquette. Pour préserver cette indépendance nous devons donc faire le maximum d'efforts en faveur de l'agriculture afin que celle-ci soit capable, en particulier, de doubler sa production annuelle de riz. Si nous n'obtenons pas rapidement de meilleurs résultats dans le domaine agricole, nous connaîtrons dans un proche avenir de grandes difficultés, sans qu'il soit besoin à nos ennemis de les provoquer en nous attaquant.
Le danger extérieur.
Samdech rappelle que ce n'est ni le Gouvernement Royal ni l'armée khmère qui ont provoqué les voisins du Cambodge comme le prétendent les gouvernements de Saigon, de Bangkok, voire de Vientiane. Ce n'est pas avec une armée comptant à peine 37 000 hommes que nous pourrions aller attaquer, en aurions-nous le désir, les 600 000 hommes qu'aligne l'armée du Sud Viêt-Nam, les 300 000 hommes sous les armes en Thaïlande, ou même les 60 000 hommes de l'armée royale lao. Celle-ci dispose en outre d'une centaine d'avions de combat alors que nous en avons trois seulement à leur opposer, nos Mig, de trop faible rayon d'action, servant surtout à la parade.
Bien que connaissant nos faibles moyens et la puissance de nos voisins, certains parmi nous souhaiteraient que nous nous lancions à la reconquête des frontières de l'ancien royaume khmer. Certes, vivent encore au Sud Viêt-Nam le Kampuchéa krom, l'ex-Cochinchine deux millions de Khmers, plus de deux millions en Thaïlande et plusieurs familles khmères dans le Sud Laos. Non seulement nous n'aurions l'appui d'aucune puissance si nous entreprenions de réaliser un tel dessein, mais nous risquerions de perdre encore d'autres parties du territoire [329] qui nous reste. Les Etats-Unis ne sauraient nous soutenir puisqu'ils nous demanderaient plutôt d'accepter la révision de nos frontières au profit, bien entendu, de nos voisins qui sont les satellites inconditionnels des impérialistes. Du côté de la Chine et de l'U. R. S. S. nous n'aurions pas plus de chance d'être soutenus, un tel soutien ne saurait, en effet, nous être accordé qu'au détriment du Pathet Lao, du Front patriotique thaïlandais ou du Front national de libération du Sud Viêt-Nam, ce qui est impensable.
Le Chef de l'Etat rappelle que, malgré son désir de vivre en paix à l'intérieur de ses frontières actuelles, le Cambodge reste encore sous la menace. Tout en déclarant reconnaître les frontières actuelles du royaume, les Etats-Unis assortissent cette déclaration de telles réserves, qualifiant ces frontières de vagues, mal définies et contestées par les Etats voisins, que leur reconnaissance demeure sans valeur. De la part des Rouges, nous ne sommes pas mieux traités, puisqu'après avoir déclaré reconnaître et respecter nos frontières, ils ne cessent cependant de les violer et d'occuper nos régions frontalières. La récente capture de soldats viêtnamiens rouges dans ces régions en a donné une preuve irréfutable.
Le danger intérieur. Union et critiques constructives.
Aux difficultés économiques et au péril venant de l'extérieur s'ajoute le péril intérieur entretenu par les Hou Yuon, Khieu Samphân, Hu Nim et autres qui ont rallié le communisme international A ces défections on peut opposer, il est vrai, des ralliements. Plus de deux cents familles, au total sept cents personnes, Khmers serei, viennent de rejoindre nos forces après avoir permis à celles-ci de capturer quatre militaires, dont deux officiers, et soixante-quatorze ouvriers thaïlandais. Par leur ralliement, ces Khmers serei montrent leur attachement à la mère patrie, à son intégrité territoriale, et à son indépendance nationale. Mais d'autre part, la présence des Thaïlandais dans la région de Sisophon, où ils furent capturés, montre aussi que ces étrangers considèrent comme leur appartenant ce territoire cambodgien.
Devant les périls qui nous menacent, l'union nationale est donc indispensable pour assurer la survie du pays, son indépendance et son intégrité territoriale. Cette union cependant ne peut être solide et durable qu'autant que des critiques incessantes et non constructives ne sont pas lancées contre le régime. Est-ce à dire qu'il ne faille point critiquer? "Le comte de Beaumont m'a rapporté", dit Samdech, "que mes collaborateurs [330] n'osaient me fournir d'avis ou d'opinions de crainte que je ne les acceptasse point [Note de l'auteur: P. D. G. de la Compagnie du Cambodge, de la société Les Terres Rouges, P. D. G. ou administrateur de nombreuses sociétés d'hévéaculture ou de cultures tropicales au Viêt-Nam, en Indonésie, en Afrique, ainsi que de la Banque d'Indochine, etc., Ancien "député de Cochinchine".]."
Telle n'est pas la vérité. Certes, on ne saurait accepter des critiques qui ne font que ressasser tout ce que le monde sait, tel le déficit budgétaire ou les difficultés de notre économie. A quoi bon le rappeler sans cesse si l'on n'a pas de solutions à proposer pour y remédier? Dans Khmer Moha Srok ["le grand pays khmer"], M. Lach Sinuon se plaint de la hausse des prix et de la stagnation des salaires. Que propose-t-il pour pallier ce décalage? Le problème n'est d'ailleurs pas spécial au Cambodge, il se pose aussi dans les autres pays, même les plus prospères. On me critique, dit Samdech, mais qu'on m'indique en même temps les nouvelles mesures à prendre pour réduire le déficit budgétaire, redresser l'économie, réduire l'écart entre prix et salaires, ou alors qu'on prenne les rênes du pouvoir.
"On n'hésite pas à accuser aussi le Sangkum et par conséquent ma personne de n'avoir pas pris de mesures pour assurer la pérennité du Cambodge face à des voisins voulant le coloniser et l'avaler.
"On ne manquera pas de venir cracher sur nos tombes quand nous ne serons plus, dit-on. Mais qui a fait plus que moi pour assurer l'avenir du pays? Tous mes enfants, depuis les plus humbles, me rendent justice, seuls, quelques "Voreakchons" thanhistes [Note de l'auteur: Partisans de Son Ngoc Thanh.] s'y refusent." La création de nouvelles provinces frontalières, la mise en place de moyens et d'une administration propres dans les régions autrefois délaissées, afin d'en assurer le développement. Tous les travaux entrepris dans tous les domaines, infrastructure, enseignement, santé, etc., dans ces nouvelles provinces. L'installation fort coûteuse d'ailleurs de milliers de colons dans ces régions sous-peuplées et frontalières. Les déplacements dans les régions les plus difficilement accessibles afin de prendre un contact personnel avec leurs populations. Tout cela n'est-ce point pour assurer l'avenir du Cambodge? Le refoulement hors du territoire des Viêtnamiens rouges, auxquels Samdech aurait trop fait confiance, disent certains Voreakchons d'extrême-droite, n'est-ce point fait dans la même intention?
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Lorsqu'ils auront recouvré la paix chez eux, les Viêtnamiens ne vont-ils pas absorber économiquement le Cambodge, se demandent ces mêmes Voreakchons? Samdech, à ce propos fait solennellement appel à l'Assemblée afin que celui qui parmi elle, peut aider le Sangkum à redresser l'économie du pays en prenant la succession de Samdech En Nouth, président du Conseil intérimaire, se fasse connaître, un soutien total lui est garanti.
Revenant aux critiques dirigées contre le Sangkum, Samdech dit qu'elles ne visent qu'à l'abattre. Mais veut-on revenir au régime des partis? Permettre à chacun d'aller solliciter aide et protection des étrangers? Permettre à Son Ngoc Thanh de revenir alors qu'on le sait à la solde de la Thaïlande, du Sud Viêt-Nam et des Américains? Ou encore s'adresser aux communistes... qui n'attendent que cela pour nous mettre au pas et nous coloniser?
Pourquoi ne pas rester plutôt unis au sein du Sangkum national? Serrer les rangs. Critiquer, mais de façon constructive, signaler ce qui ne va pas mais proposer aussi le moyen d'y remédier. Tenter de reconduire dans le droit chemin, dans la voie du socialisme bouddhique, et du Pancha Sila [Note de l'auteur: Les "cinq principes" (foi en dieu humanité, nationalisme, gouvernement représentatif et justice sociale) de l'indépendance nationale définis par Sukarno en juin 1945.], ceux, Bleus ou Rouges, qui s'en sont écartés. Aider à combattre ceux qui ne veulent pas revenir à de meilleurs sentiments. Aider enfin au maximum nos agriculteurs en intensifiant la politique de l'eau.
En terminant, et avant de déclarer ouverte la seconde session de la présente année parlementaire, Samdech invite députés et conseillers du Royaume à ne point oublier qu'ils sont dans les assemblées non point pour assurer la défense de leurs intérêts particuliers mais ceux de la collectivité que les uns et les autres représentent.
Bulletin de l'A. K. P., 21 mai 1969.
Le 11 mai 1970, le prince Sihanouk est absent de son royaume depuis cinq mots. Une flotte de guerre venue de Saigon mouille, depuis le matin même, dans le port de Phnom Penh, au lieu-dit des "Quatre Bras", là où le Mékong, le Tonlé Sap et le Bassac se rejoignent. Les combats se sont rapprochés de la capitale cambodgienne, les bombardements aériens également. Le général Lon Nol, Premier ministre, lance sur les ondes de la radio l'appel suivant:
Traduction officieuse reproduite
dans Le Courrier phnompenhois,
le 13 mai 1970.