Quand une société
est à la veille d'un grand combat, il faut,
pour l'élan d'énergie peu commun qu'elle est au
moment
de fournir, raffermir son tissu et fortifier son squelette.
Césaire, Toussaint Louverture.
Il ne fait guère de doute que le mouvement de libération cambodgien sera longtemps marqué par la précipitation et la confusion qui ont marqué les débuts de son action ou, pour être plus précis, les débuts de la phase actuelle de cette action. Au moment où la crise éclate au grand jour, en effet, l'incertitude pèse lourdement. Il n'arrive dans les campagnes qu'une rumeur sourde venant de la capitale. Le prince est au loin. C'est la chute, le renversement, suivi par quelques jours d'une lourde attente. Dans les villages, les discussions vont bon train, surtout entre les bonzes et les anciens qui, mieux que les autres, savent lire les présages et reconnaître les signes. "Les politiques villageois et les augures campagnards -- dit Paul Mus -- dans le secret des communes n'ont donc jamais manqué de ressources mentales pour suivre, selon leurs vues, frustes et incomplètes, et pourtant pénétrantes -- à la manière paysanne -- l'évolution de la situation. La vie publique existe, derrière l'écran des bambous... C'est pour un parti la preuve majeure du droit au pouvoir que d'offrir un programme apportant en toutes choses des solutions nouvelles. Cette conception est, en Extrême-Orient, familière de tout temps au plus modeste campagnard. A-t-on assez remarqué combien elle peut le préparer, aujourd'hui, à entendre le langage qu'emploie couramment la révolution sociale et politique qui se propage vers lui...? "Le monde va changer de base"...1"
Quand, cinq jours plus tard, Sihanouk parle à la radio, c'est une voix familière qui résonne dans les villages. C'est à cause d'elle que certains terroirs se soulèvent, que presque partout les partisans qui surgissent de l'ombre sont bien accueillis dans les paillotes. Certes, il s'en faut de beaucoup pour que les appels de Pékin suffisent à lancer l'insurrection. C'est bien plus l'effrayante et soudaine réalité de la guerre apportée par les unités saigonnaises qui va déclencher le processus. Mais les appels répétés de Sihanouk lui donnent une indispensable légitimité. Les maquisards khmers et viêtnamiens lui donnent, eux, une indispensable ossature.
Dès le mois d'avril, il est possible de recueillir certains témoignages sur la situation dans les zones contrôlées par les insurgés et qui s'étendent, à l'époque, surtout dans la moitié orientale du Cambodge. Des fonctionnaires et des officiers cambodgiens rapportent que des armes sont distribuées à la paysannerie, le plus souvent par des cadres khmers appartenant probablement aux noyaux de "Khmers rouges" opérant traditionnellement A proximité de la frontière, notamment dans le Bec de Canard. De petits groupes mixtes de Viêtnamiens et de Cambodgiens se rendent dans les villages, rassemblent la population, confirment les chefs de villages dans leurs fonctions ou en désignent d'autres lorsqu'ils se sont enfuis, expliquent les raisons de leur lutte, recrutent des volontaires et intiment à ceux qui ne veulent pas les suivre l'ordre formel de ne pas rejoindre l'armée de Phnom Penh. Mais ils ne sont pas contraints à s'engager dans l'armée de libération.
Plusieurs témoins ont dit que les paysans, notamment dans les provinces de Prey Veng, Svay Riêng, Kandal et Takèo, toutes frontalières du Viêt-Nam, acceptent les armes et commencent à s'entraîner sous la direction des cadres viêtcong. Les représentants du F. U. N. K., raconte un instituteur, leur tiennent le langage suivant: [275] "Vous êtes pour Sihanouk, contre les criminels qui l'empêchent de revenir. Vous voulez qu'on les chasse de Phnom Penh. Les Vietnamiens ne vont pas le faire pour nous. Ils nous donnent des armes, des munitions, ils nous apprennent à nous en servir. Mais c'est à nous d'aller chasser Lon Nol et sa clique. C'est à nous de reprendre Phnom Penh2."
Des macarons et des portraits du prince Sihanouk sont distribués à la population. Le riz est réquisitionné dans les décortiqueries. Les plantations, plus au nord, sont invitées à reprendre le travail. Le personnel dirigeant, le plus souvent français, est invité à distribuer le riz prévu pour les employés et à confier les stocks supplémentaires aux nouvelles autorités. Les moyens de transport en commun et les camions sont progressivement réquisitionnés, jamais les voitures particulières. Le personnel des plantations comme les habitants des villages situés dans les régions du Mékong et du Bassac sont invités à construire des tranchées sous chaque habitation pour la protection contre les bombardements aériens et les tirs d'artillerie. Les troupes des Etats-Unis, de Saigon et de Phnom Penh, quand elles vont envahir ces régions en mai, y trouveront un système de défense déjà bien au point. Les documents découverts par les Américains leur montreront qu'une infrastructure politique fonctionne déjà, un mois seulement après le début de l'insurrection.
Plusieurs étrangers qui ont eu l'occasion de se trouver dans ces secteurs à l'époque ont fait la même constatation il y a plus de soldats khmers que de Viêtnamiens mais les seconds paraissent mieux aguerris que les premiers. Les Viêtnamiens sont les conseillers, les instructeurs et les organisateurs dans les régions de plantations, notamment dans celle de l'Hameçon. Mais les chefs restent, nomina [276] lement en tout cas, des Khmers, parfois des vieux partisans, souvent des officiers de l'armée royale qui ont choisi de suivre le prince Sihanouk. En avril, dans leurs rangs, règne une certaine euphorie. Les jeunes paysans s'engagent par attachement au prince Sihanouk. Des lycéens et des étu diants en font autant, mais pour d'autres motifs, soit qu'ils rejoignent le camp pour lequel leurs familles se sont prononcées, soit qu'ils suivent leurs maîtres ou leurs profes seurs. Enfin, la répression brutale des manifestations paysannes, fin mars, a largement contribué à alimenter le courant. Fin avril, dans la province de Kompong Cham, des unités de jeunes recrues dépêchées par Phnom Penh ont déjà eu des accrochages avec les forces du F. U. N. K. Dans trois cas, les envoyés de la capitale refusent de se battre. Ils expliqueront plus tard qu'ils ne pensaient pas avoir affaire à des compatriotes mais à des Viêtnamiens3.
[277]
Les témoignages de journalistes, qui ont été détenus par les partisans du prince Sihanouk dans la partie occidentale du royaume, en l'occurrence dans la région des temples d'Angkor, convergent. Les combats ont gagné la province de Siem Reap en juin. En août, la majorité des soldats y sont de Jeunes Cambodgiens: des paysans, des déserteurs de l'armée de Phnom Penh et même des lycéens Le F. U. N. K., aidé par des cadres viêtnamiens, semble fournir un gros effort pour organiser l'administration de ces provinces. La discipline est sévère -- les vols sont sanctionnés -- mais la ligne politique reste souple. Des Viêtnamiens, probablement recrutés parmi la nombreuse communauté des berges du Tonlé Sap, rejoignent les maquis. Mais, avec les semaines qui passent, leur proportion tend à diminuer. Ils sont présentés, par un retour de fortune qui ne manque pas de piquant, comme des "Khmers d'origine viêtnamienne". Des journalistes qui passent, en juillet et en août, sept semaines dans ce secteur, détenus par le F. U. N. K., confirment que "la majorité des partisans se bat pour Sihanouk" et qu'ils ont assisté aux premiers pas d'une "armée populaire". Leurs récits indiquent en outre que les tâches de protection de la population civile et de réorganisation de l'administration priment sur les autres. C'est probablement dans les régions les plus calmes du Cambodge au mois de mars et surtout en avril que les insurgés cambodgiens se sont mis le plus activement au travail Il semble manifeste qu'ils disposaient déjà, notamment dans la ville de Battambang, de réseaux solidement organisés Les témoignages de journalistes laissent penser que, pendant les quatre premiers mois de l'insurrection, les tâches d'organisation n'ont jamais été délaissées au profit d'objectifs plus strictement militaires4.
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L'un des témoignages les plus instructifs reste celui de Richard Dudman, un journaliste américain, arrêté le 7 mai 1970 avec deux confrères dans la province de Svay Riêng, et relâché avec eux le 15 juin par le F. U. N. K. M. Dudman a donc vécu 39 jours de captivité dans l'est du Cambodge, dans des secteurs que se disputaient à l'époque les troupes sud-viêtnamiennes et les partisans du prince Sihanouk. Il y a constaté la haine des paysans cambodgiens à l'égard des Américains, notamment par suite des bombardements aériens5. Des centaines de villageois accompagnaient les partisans dans leur repli lors des attaques de l'aviation: "Dans cette migration massive, nous avons eu l'impression d'observer la "terrorisation" des paysans du Cambodge. Nous avons eu l'impression que nous assistions à la soudure entre la population locale et les guérilleros Les paysans considéraient les combattants comme leurs meilleurs amis... Dans chaque maison où nous nous arrêtions, les villageois semblaient offrir une coopération volontaire et amicale aux guérilleros."
M. Dudman a également été frappé par la détermination des partisans du prince Sihanouk, quelle que soit leur origine (soldats nord-viêtnamiens, "Khmers rouges", anciens officiers de l'armée royale cambodgienne, étudiants ou encore Sino-Khmers de Phnom Penh). L'un de ses gardiens lui déclarait: "Il est facile pour nous de contrer la stratégie des Américains au Cambodge. Ils restent tous ensemble. Quand ils se dirigent vers un endroit, nous allons ailleurs. Simplement, nous nous maintenons à l'écart de leur chemin. Vous avez voyagé avec nous plusieurs fois en camion la nuit et vous voyez comment nous vivons. Nous nous déplaçons sans arrêt Là où les forces de Thiêu-Ky ne sont pas, nous nous trouvons. Elles ne sont nulle part; nous sommes partout." Le même gardien lui avait dit plus tôt: [279] "Aussi longtemps qu'il restera l'un d'entre nous, nous nous battrons." M. Dudman juge lui-même, d'après ce qu'il a "vu, que cette dernière remarque semblait a davantage une constatation de fait qu'un slogan de propagande."
De son expérience, M. Dudman tirera notamment les conclusions suivantes: "Nous avons voyagé à travers une large portion du Cambodge oriental et les forces ennemies semblaient opérer comme elles le voulaient malgré la présence de milliers de soldats américains et sud- viêtnamiens [...]. La campagne cambodgienne, où vit la majorité de la population, est en train de se radicaliser et d'être transformée rapidement en une sérieuse base révolutionnaire, massive et efficace. Déjà, les relations amicales entre le peuple cambodgien de la campagne et les révolutionnaires viêtnamiens qui y vivent et y opèrent depuis une décennie sont en train de se renforcer pour former un solide front révolutionnaire avec Sihanouk comme leader et Hô Chi Minh comme saint ou quelque chose d'approchant [...] Les bombes et les tirs américains signifient, pour les Cambodgiens, que les Etats-Unis leur font une guerre coloniale, sans pour autant avoir été provoqués. Ils voient les Américains comme les successeurs possibles des Français [...]. L'attitude des villageois que nous avons vus indiquait clairement que Sihanouk demeure un leader très populaire au Cambodge. Le front national [F. U. N. K.] reconnaît qu'il est contrôlé par les communistes [...], le commandant militaire cambodgien du Front à l'échelon local décrivit le Front comme étant "sous la direction du Parti communiste du Cambodge"."
M. Dudman dira enfin: "J'ai vu en eux [nos gardiens] les représentants d'une force révolutionnaire dure, entièrement confiants dans leur succès, déterminés et capables de se battre indéfiniment."
A l'origine de la constitution des maquis se trouvent donc des facteurs assez divers selon les régions: sur les frontières viêtnamiennes, l'invasion par le camp américain a provoqué le repli général des troupes du F. N. L. et, dans le sillage, l'insurrection dans toutes les provinces, [280] de Kep à Stung Treng. Plus loin, dans les régions de Kompong Cham et Kompong Chhnang, la répression des manifestations a causé la fuite de nombreux villageois. Dans l'ouest, que ce soit à Siem Reap ou à Battambang, ce sont plutôt les maquis "Khmers rouges" qui, avec un peu de décalage, ont agi comme le levain dans la pâte. Ils n'ont pas eu besoin là, semble-t-il, d'appui militaire. Une certaine prudence, en outre, a dû sembler nécessaire pour ne pas précipiter une intervention thaïlandaise que les hésitations de Bangkok ne rendaient pas inéluctable6.
Les forces armées rebelles "commencèrent à établir peu à peu des bases de guérilla dans de grandes zones du Nord-Ouest, du Sud-Ouest et du Sud-Est du Cambodge. Elles débutèrent en capturant leurs armes avec le mot d'ordre: "Prends ses armes à l'ennemi pour l'anéantir." Plus tard, elles établirent des ateliers dans la jungle pour la fabrication de grenades à main, mines, bazookas légers et autres armes adaptées à la guerre des partisans. Des comités populaires furent formés à l'échelon du district et même du village, dans plusieurs provinces. Ces comités populaires s'accompagnaient de corps d'autodéfense pour la protection des villages. Tandis que l'organisation se déve loppait, des groupes de résistance de diverses zones isolées fusionnaient jusqu'à ce qu'il n'y eût plus qu'un large front militaire et politique unifié." De quelle période s'agit-il? Des années 1946-1949... On croirait lire un commentaire vieux de quelques semaines à peine7. Le Cambodge, pour la guerre populaire, est donc loin d'être un terrain vierge.
A vrai dire, il serait difficile de saisir le déroulement des événements dans la campagne cambodgienne sans avoir [281] à l'esprit ce qui s y est passé pendant la première guerre d'Indochine. Comme au Viêt-Nam, les méthodes peuvent se raffiner, les moyens de la guerre peuvent se perfectionner, mais l'inspiration politico-stratégique reste la même. La continuité des idées est d'ailleurs assurée par la continuité des hommes, pour autant que l'on puisse toutefois en juger à partir des informations fragmentaires en provenance des maquis. Celles dont on dispose semblent indiquer qu'un bon nombre de cadres sont des anciens du Nekhurn Issarak Khmer, le Front de libération khmer de 1946-1953. Beaucoup d'entre eux étaient partis pour le Viêt-Nam du Nord à la cessation des hostilités.
D'autres étaient restés sur place, surtout les sans-grade, les cadres locaux. Certains, que leur popularité protégeait purent se réinsérer dans la vie civile. D'autres se sentirent non sans raison menacés par la reprise en main du gouvernement royal. Qui allait se porter garant de leur sécurité si, en dépit de l'amnistie officielle, la police venait leur demander des comptes? Ceux-là restèrent dans la forêt. On apprendra peut-être un jour quelle fut l'existence de cette poignée d'hommes vivant au maquis depuis les années 1946-1950... Certains ont parlé d'"infrastructure dormante" à ce propos pour démontrer le machiavélisme des partisans communistes. En fait, il s'agissait là moins d'un calcul politique que d'une appréciation réaliste d'un rapport de force entre les partisans et l'administration locale. Le même phénomène s'est produit au Viêt-Nam surtout à partir de 1955, quand Ngô Dinh Diêm commença à faire la chasse aux résistants.
Dès l'époque de la Conférence de Genève apparaît un parti, le Pracheachon, nom que l'on pourrait transcrire par "parti populaire", qui regroupe les résistants qui sortent de la clandestinité et leurs sympathisants. Les Gaders les plus en vue sont ceux qui se sont rendus à Genève, Kéo Meas, Sien An et Chi Kim An8.
. On y retrouve [281] des éléments de l'aile gauche du parti démocrate, des communistes, des anciens partisans, des intellectuels et des ouvriers. C'est une organisation légale, créée pour participer aux élections de 1955, prévues par les Accords de Genève. Elles ont lieu le 11 septembre, six mois après la création du Sangkum. Le Pracheachon emporte près de trente mille voix, soit environ 4% des suffrages. C'est peu, mais devant les énormes moyens mis en action par le Sangkum et le Parti démocrate, c'est un acte de présence incontestable. L'occasion, d'ailleurs, ne se représentera pas. Aux élections de 1958, les trucages sont tels que le parti n'obtient que quatre cents voix à Phnom Penh. Si son rôle électoral est à peu près terminé, il ne continue pas moins à mener une action dans les milieux populaires, surtout en ville, et à faire campagne, discrètement mais non sans écho, contre les abus de certaines autorités. Le Pracheachon soutient la politique étrangère de neutralité du prince mais refuse de se fondre dans le Sangkum. La police ne cesse guère de surveiller et de tracasser ce petit groupe qui se garde bien de se mettre entièrement à découvert. En 1952, quatorze de ses dirigeants sont arrêtés; ils seront détenus jusqu'en 1970. Le parti continue à végéter, mais il est pratiquement interdit, surtout en dehors de la capitale.
La coupure intervient en 1963. Des professeurs, fort honorablement connus, comme MM. Son Sen et Ieng Sary, disparaissent. Ils prennent le maquis. Les apparences n'expliquent pas ce geste: Phnom Penh, cette année-là, rompt avec Saigon, liquide l'aide américaine, nationalise le commerce extérieur et les banques, reçoit Liu Chao-chi et accepte un prêt de onze millions de roubles pour financer un barrage. Quelle est alors l'analyse faite par la gauche?
[283]
En l'absence totale de documents, on ne peut que bâtir des hypothèses: de 1953 à 1963, les dirigeants de la petite gauche khmère ont pu analyser la nature du pouvoir de Sihanouk; avec toute sa popularité, ce n'est pas un régime populaire; l'économie reste précapitaliste sous une "enveloppe féodale" (Hou Yuon) qui étouffe les germes d'une bourgeoisie réellement nationale; dans les alliances qui permettent le fonctionnement du régime, la prédominance politique est toujours donnée aux forces sociales dont les intérêts sont à droite. On demande à la gauche d'appuyer sans participer. C'est là une situation qui peut se révéler dangereuse Par ailleurs, l'intervention de plus en plus voyante des Etats-Unis dans le conflit viêtnamien montre que la guerre sera de longue durée, que le Cambodge risque d'y succomber un jour. Pour ces deux raisons complé mentaires, il fallait créer ce qu'en langage technocratique on appellerait une "structure d'attente", une base de repli pour les militants menacés, un embryon d'organisation qui puisse garder le contact avec la masse paysanne. On peut supposer que c'est vers ce moment-là que commencèrent à revenir au pays quelques-uns des émigrés de 1954. C'est du moins ce qu'affirmaient les dirigeants cambodgiens quand ils disaient que les anciennes cellules "viêtminh", jusque-là dormantes, étaient réactivées.
La situation changea encore en 1967 avec l'insurrection de Samlaut, la répression, et la fuite des trois députés de gauche. C'était une nouvelle génération. Ceux qui partaient au maquis à ce moment-là étaient surtout des intellectuels dont un bon nombre avaient fait des études en France, OÙ ils animaient une Association des Etudiants Khmers dont les positions se situaient généralement à l'extrême gauche Beaucoup de ces jeunes diplômés étaient rentrés au pays avec l'espoir de participer à son développement tomme Hou Yuon qui, dans sa thèse, avait tenté une analyse marxiste de la condition paysanne ou comme Khieu Samphân qui, après une thèse sur l'industrialisation du Cambodge, était revenu à Phnom Penh en 1960 et avait fondé un journal, L'Observateur, qui jouissait d'une au [284] dience considérable dans la jeunesse estudiantine et intel lectuelle. Ces jeunes bourgeois apportaient des compétences, des conceptions progressistes et des ambitions. Le régime ne tarda pas à vouloir les utiliser, d'autant plus facilement qu'en dehors de leur prestige d'intellectuels ils ne disposaient d'aucune base populaire et que tous n'étaient pas incorruptibles. Ils jouèrent le jeu, non sans lucidité, jusqu'à ce qu'ils soient menacés d'élimination. Ils prirent les devants et rejoignirent la forêt.
Il fallut alors développer l'organisation des petites bases de guérilla, principalement dans la chaîne des Cardamomes, dans celle de l'Eléphant, dans les régions de Kompong Cham et de Prey Veng. Il y eut un afflux d'hommes, lycéens ou professeurs, mais aussi paysans. La pression de l'armée s'était beaucoup accrue. Il fallut passer à l'action pour se procurer des armes, pour frapper quelques tyranneaux de l'administration et se faire connaître des paysans. Il semble vraisemblable que dès cette période une certaine coordination ait été mise en place entre les différents "foyers", sans pourtant que soit installée encore de véritable direction nationale de la lutte. En effet, l'heure de l'affrontement n'avait pas encore sonné. Les responsables des maquis continuaient à soutenir la politique étrangère de Sihanouk. Ils se gardaient de former une organisation qui eût apeuré Phnom Penh et précipité l'évolution du régime vers la droite. Le mouvement ne se donnait pas de nom; ses rares tracts étaient anonymes; il ne publiait aucun programme. Il n'était jamais mentionné dans les conférences internationales du monde communiste. Il n'était même jamais évoqué dans la presse de Pékin ou celle de Hanoi. Il n'entretenait aucune relation avec l'étranger, même avec les militants khmers qui vivaient en exil à l'étranger, en France par exemple, sauf, peut-être, avec quelques étudiants qui résidaient à Pékin. Cette enveloppe de mystère était destinée à laisser les coudées franches à Sihanouk, à montrer que les mouvements révolutionnaires d'Asie se satisfaisaient, pour des raisons stratégiques, du statu quo cambodgien. La gauche khmère se donnait les [285] moyens de survivre et d'attendre, sans que personne veuille en faire un problème international. C'est à partir de 1967-1968 que Sihanouk voulut néanmoins lui donner cette dimension, sans provoquer d'ailleurs aucune réaction chez ses puissants voisins. Personne ne broncha car personne n'était dupe.
"Au moment du coup d'Etat, écrit un observateur occidental, on évaluait la force des "Khmers rouges" de mille cinq cents à trois mille maquisards armés. Selon les estimations du gouvernement, sans doute les plus basses, en novembre 1969, les "Khmers rouges" de Kompong Cham, Prey Veng et Svay Riêng avaient environ quatre cents ou quatre cent cinquante combattants. On les disait commandés par Tou Sammouth, identifié comme étant "le président du parti communiste khmer clandestin". Le long de la frontière avec le Sud Viêt-Nam quatre groupes de cinquante à quatre-vingt-dix hommes chacun travaillaient, dit-on, par cellules de trois (sur le modèle du F N L.) pour contacter les gens et les convaincre de la nécessité de "renverser le régime injuste et oppresseur". Le contact entre ces groupes était maintenu par un organisme spécial de liaison9." Ces renseignements, qui proviennent des nouvelles autorités de Phnom Penh, sont invérifiables. Il est en tout cas certain qu'aucune organisation ne s'est jamais intitulée "parti communiste khmer".
Il est seulement vraisemblable que les cadres de la première résistance, émigrés au Nord Viêt- Nam, soient rentrés au Cambodge au lendemain de la crise. On ne sait si Son Ngoc Minh, président du Front uni national en 1953, est déjà rentré au pays. Mais il ne serait pas surprenant qu'il réapparaisse un jour comme l'un des chefs de la lutte de libération. Avec quelques autres, il est de ces vieux militants, patiemment rassemblés et formés par Ho Chi Minh au sein du parti communiste indochinois et. qui aujourd'hui détiennent la plupart des postes de direction véritable en Indochine, que ce soit à Hanoi ou [286] dans les maquis du Viêt-Nam, du Laos ou du Cambodge. Ils n'ont pas encore été remplacés par les nouvelles générations qu'ils ont modelées. Trente années de lutte solidaire contre un même ennemi ont solidifié un fonds commun de conceptions et de méthodes. Plutôt que de chercher, comme le fait si souvent et si vainement la presse occidentale, à déceler les "pressions" que Hanoi exercerait sur les autres mouvements indochinois, il serait plus réaliste et plus juste de prendre la mesure de cette communauté de vue qui, au-delà des déterminations locales, rassemble leurs dirigeants, de saisir les implications de cet accord fondamental sur l'analyse des perspectives politiques, de cette nécessité vécue de la solidarité et du partage, dès lors simple, des tâches tactiques.
On retrouve donc dans les maquis trois générations de combattants: celle des vieux routiers de la guerre populaire, celle des militants qui, formés pendant la période sihanoukiste, ont dû fuir vers la forêt, et celle qui rejoint en masse la guérilla après le 18 mars. La seconde, celle de ces instituteurs, de ces paysans ou de ces fonctionnaires que leurs activités ou leurs opinions avaient rendus suspects est un peu le produit de l'ancien régime, de ses ambiguïtés et de ses injustices. Longtemps dispersée, hétérogène dans son recrutement social comme dans ses colorations idéologiques, elle commençait juste à se tremper dans l'action. Pour survivre cette gauche a dû se radicaliser. Elle adhérait à l'alternative que posaient les anciens du Pracheachon: ou Sihanouk s'alignerait sur la droite, ou la droite éliminerait Sihanouk pour livrer le pays aux Américains. Elle appréciait aussi le rôle du prince de la même façon: c'était un patriote authentique, soucieux avant tout de maintenir l'indépendance du pays. Cette qualité-là primait toutes les imperfections de son régime. L'insurrection paysanne de Samlaut avait introduit une donnée nouvelle: des observateurs aussi attentifs des soubresauts de la condition paysanne que le sont les révolutionnaires indochinois ne pouvaient manquer de vouloir être présents au moment où, pour la première fois depuis très longtemps, des paysans [287] khmers semblaient décidés à prendre leur propre sort en main. On ne peut s'empêcher ici de faire un parallèle avec les débuts de l'insurrection au Viêt-Nam du Sud, où le branle ne fut donné à l'ancien appareil viêtminh, en 1957-1958, qu'après une montée de l'agitation paysanne et une sorte de mise en demeure des anciens cadres de se joindre au mouvement, sinon même de le diriger, sous peine d'être déconsidérés. La machine politique de la première résistance sut réagir sans trop de retard mais éprouva, semble-t-il, quelques difficultés à convaincre les camarades du Nord, engagés dans la reconstruction du pays, moins au fait des sentiments réels des paysans du Sud et que leur formation léniniste rendait peut-être un peu méfiants devant la seule spontanéité des masses.
En 1967, la situation au Cambodge est beaucoup plus simple. La gauche a les meilleures raisons de penser que le régime s'est trop engagé dans les cautions qu'il a données à la droite pour pouvoir jamais s'en dégager. La pression paysanne devient perceptible. Il n'est nul besoin de convaincre les camarades viêtnamiens de l'intérêt qu'il y a à préparer sur place une alternative au renversement du régime khmer par les forces pro-américaines. Pour le F. N. L., le Cambodge ne peut pas représenter de vraie menace militaire, en cas de retournement, même subit, mais l'enjeu est politique. Les Indochinois, et en particulier les cadres de la gauche viêtnamienne, ont coutume de penser leurs problèmes politiques sur la longue période. Ils pensent en particulier que la différence du développement de la lutte et de la conscience politique au Viêt-Nam et au Cambodge est plutôt un frein dans le présent et un risque dans l'avenir. Négliger aujourd'hui certaines possibilités d'unification des forces politiques révolutionnaires, c'est donner prise à l'adversaire, laisser ouverte une brèche par où l'intervention étrangère ne manquera pas de faire son travail de sape. La politique de Sihanouk était d'ailleurs fondée sur ce principe: on peut tout faire contre la gauche à condition que le Cambodge ne serve pas de plate-forme de départ pour des attaques contre le mouvement popu[288]laire viêtnamien, devenu assez fort pour ne pas le tolérer. Pour un Viêt-Nam du Sud enfin libéré le problème serait demeuré aussi crucial, et ce ne sont pas les ambiguïtés de la politique étrangère du prince Sihanouk qui pouvaient calmer les appréhensions du G. R. P. Seule l'existence d'un puissant mouvement populaire au Cambodge peut garantir que le royaume ne sera pas un cheval de Troie dans l'Indochine future. La stratégie du F. N. L., on le sait, vise depuis longtemps à préparer l'après-guerre.
Dans le feu des circonstances et dans le fracas des bombes, une troisième génération est en train de rejoindre les maquis. Son recrutement social est hétérogène car les enjeux sont montés en flèche: qui ne profite pas de la guerre en pâtit durement. Les paysans sont les premiers concernés; ils sont un gibier de choix pour les avions de chasse, pour les militaires aux mains crochues, pour tous ceux qui ont coutume de vivre sur le dos de la paysannerie. Le mécanisme de la fabrication des résistants par les bombes américaines est trop connu pour qu'on le décrive ici. Tout montre qu'il a déjà commencé à fonctionner efficacement au Cambodge et que les maquisards sont aux prises avec les difficultés inhérentes à un recrutement massif et rapide. Dans les villes aussi le mouvement de fuite vers les maquis a commencé à prendre de l'ampleur. Des réseaux fonctionnent à Phnom Penh, en relation avec des différents maquis.
Le 3 mars 1951, le Front uni national khmer, le Viêt Minh et le Pathet Lao proclamaient l'alliance des trois peuples d'Indochine et les appelaient à s'unir pour bouter les Français hors de la péninsule. Le 25 avril 1970, la conférence au sommet des peuples indochinois reformait cette alliance et réitérait cet appel: l'ennemi n'a pas changé de visage, seulement de nom. Mais en vingt ans, les bouleversements sociaux se sont approfondis et les moyens de la guerre se sont démesurément enflés.
[289]
Le 3 mai 1970, un congrès du Front Uni National du Kampuchéa, réuni en Chine, adopta un programme politique. A cette époque, le F. U. N. K n'est pas encore une organisation structurée Dans le pays, les maquisards mettent hâtivement sur pied l'organisation politico-militaire qui répond aux nécessités de l'heure. A Pékin, autour du prince Sihanouk et de quelques-uns de ses plus anciens collaborateurs se réunissent quelques fonctionnaires de son régime qui ont pu le rallier et des éléments exilés de la gauche, le plus en vue étant M. Thiounn Mumm considéré comme le représentant de l'extrême-gauche dans la nouvelle équipe gouvernementale. C'est un brillant polytechnicien assez connu au Cambodge pour les démêlés qu'il avait eus avec le régime et à la suite desquels il s'était exilé à Paris On ne connaît pas la composition du congrès mais il semble que les combattants de l'intérieur n'y étaient pas directement représentés. Néanmoins, le programme adopté alors constitue sans aucun doute la charte d'un mouvement où tous les combattants se retrouvent. Quelles que soient donc les circonstances particulières de sa rédaction il ne fait pas de doute qu'il représente la plate-forme politique sur laquelle s'entendent les différentes tendances qui sont [290] engagées dans la lutte armée contre le régime de Phnom Penh.
Le programme débute en évoquant "l'éclat de la civilisation angkorienne" et en rappelant sa "contribution appréciable à la civilisation universelle". Dans une vision totalement idéologique de l'histoire, il affirme que "la société cambodgienne à cette époque... concevait le pouvoir comme une mission au service du peuple... Le bonheur et le bien-être du peuple étaient la fin du pouvoir". Cette naïve évocation de l'Âge d'Or est suivie d'une évocation balancée de la décadence et d'une vive exaltation de "la lutte héroïque de tout le peuple cambodgien unanime contre les colonialistes français, soutenus déjà par les interventionnistes américains". Le texte dit que cette lutte "avait finalement abouti à la conquête brutale de l'indépendance nationale reconnue et garantie par les accords de Genève de 1954". C'est, assez curieusement, passer sous silence la date de 1953 à laquelle le Cambodge a accédé à l'indépendance par un accord entre le roi Sihanouk et le gouvernement français.
Le texte évoque ensuite la politique de neutralité choisie par le peuple cambodgien et les complots de l'impérialisme américain. "Mais constatant que par sa maturité politique le peuple khmer a pu déjouer tous ces complots et agressions, les agents des impérialistes américains et leurs valets constitués par le groupe de traîtres ayant à sa tête Lon No et Sirik Matak, manoeuvrent pour saper ouvertement e secteur nationalisé de notre économie, multiplie les arrestations, les détentions arbitraires, les assassinats de patriotes, les calomnies et les déformations de vérité contre les intellectuels honnêtes, les moines, les éléments partisans résolus de la neutralité, les patriotes progressistes, les exclusions de ces derniers des services de l'Etat." Le fonctionnement du système politique n'est donc nullement mis en cause.
L'heure n'est d'ailleurs pas aux retours sur le passé de l'historien: "Le but du présent programme politique est de réaliser l'union nationale la plus large pour lutter contre [291] toutes les manoeuvres et agressions des impérialistes américains, renverser la dictature de leurs valets avec Lon Nol -- Sirik Matak en tête pour défendre l'indépendance nationale, l'intégrité territoriale du pays dans ses frontières actuelles et pour édifier un régime populaire, libre et démocratique, progressant vers l'édification d'un Cambodge prospère conformément aux profondes aspirations de notre peuple." Cette union nationale inclut "toutes les classes et couches sociales, tous les partis politiques, toutes les organisations professionnelles ou religieuses, toutes les personnalités patriotiques dans le pays comme à l'étranger, sans distinction d'opinion politique, de sexe, de croyance".
Cette politique résolument frontiste se justifie par la lutte contre l'agression impérialiste et doit amener la naissance une nouvelle société: "La société cambodgienne qui se constituera dans les zones libérées et plus tard dans le pays est et sera débarrassée de toutes les tares qui empêchent son rapide et plein épanouissement: suppression des moeurs dépravantes, de la corruption, des trafics de toutes sortes, des contrebandes, des moyens d'exploitation inhumaine du peuple. Le F. U. N. K. proclame que "le pouvoir est et restera pour toujours dans les mains du peuple travailleur et progressiste, laborieux et pur qui saura assurer à notre patrie un avenir radieux dans la justice sociale l'égalite et fraternité entre tous les Khmers." (déclaration solennelle de Samdech, chef de l'Etat, en date du 23 mars 1970). Le peuple est la source de tout pouvoir." Les libertés individuelles sont garanties, ainsi que l'inviolabilité de la propriété. Il faudra, de même, "garantir l'égalité effective des deux sexes, agir en vue d'effacer les traditions rétrogrades à l'encontre des femmes... abolir la polygamie." La liberté de culte est garantie mais "le bouddhisme est et restera religion d'Etat".
La politique économique consistera à éliminer les trafics, à protéger les droits de propriété sur la terre, à "instituer un régime équitable en matière de rentes foncières et de [292] taux d'intérêt des prêts, aider les paysans à résoudre le problème agraire en trouvant une solution équitable concernant les dettes injustes, aider les paysans à accroître la production et la productivité de leur travail, protéger et développer la coopération et les bonnes coutumes d'entraide à la campagne". C'est là, de façon très réaliste, mettre le doigt sur le problème crucial de la paysannerie khmère, celui de l'endettement, mais la solution n'est pas indiquée dans le programme. Il poursuit en affirmant qu'il faut développer l'industrialisation, améliorer la gestion des entreprises d'Etat, encourager la formation des syndicats, "encourager la bourgeoisie nationale à bien gérer des entreprises profitables au peuple", maintenir les nationalisations "et défendre les intérêts de la jeunesse scolaire et universitaire, des intellectuels, des fonctionnaires, placer les "sans emplois" et les chômeurs en fonction de leur compétence"... Là aussi, un problème réel est souligné, sans que la solution économique en soit esquissée.
Sur le plan culturel, il conviendra de "cultiver les bonnes traditions de la civilisation angkorienne, parvenues jusqu'à nous actuellement, édifier une culture nationale ayant pour base le patriotisme, l'amour du travail bien fait et l'amour de l'art, protéger les reliques et monuments historiques". Les programmes d'enseignement seront progressivement khmérisés et adaptés aux besoins du pays. On favorisera "les recherches sur notre histoire nationale souvent déformée par des auteurs étrangers"...
La politique extérieure devra rester une politique de neutralité et de non-alignement. Le Cambodge "n'autorise aucun pays étranger à établir des bases militaires, des troupes et des personnels militaires sur le territoire national aux fins d'agression contre d'autres pays"... Avec le Laos et le Viêt-Nam, les liens doivent être de "solidarité militante et de coopération" et de respect mutuel. En terminant, le programme salue tous ceux qui ont approuvé la formation et la ligne du F. U. N. K., ou qui le feront plus tard, "et qui se sont groupés ou se grouperont dans les organisations du F. U. N. K., ou à l'extérieur de ces organisations, pour [293] combattre l'agression des impérialistes américains et de leurs valets locaux10".
Qu'il s'agisse de la lutte contre le nouveau régime ou de la société à construire, ce programme dessine donc une politique d'union sans exclusive et de réformes prudentes. Il ignore tout des luttes de classes. Il s'agit de faire cohabiter des groupes sociaux et des forces politiques dont les intérêts divergent, au nom d'un but qui les dépasse individuellement, c'est-à-dire la résistance à l'écrasement par l'entreprise américaine. Les révolutionnaires le considéreront comme un programme minimum, les conservateurs comme un programme maximum mais qui leur apporte certaines garanties. L'esprit de cette stratégie est très proche de celui qui a inspiré le programme du F. N. L. sud-viêtnamien d'août 1967. Ce savant dosage est l'ingrédient essentiel de toute politique frontiste.
S'il faut au moins donner aux classes pauvres la perspective d'une amélioration de leur sort, il importe au premier chef de séduire la bourgeoisie urbaine, facilement tentée de se commettre avec de généreux protecteurs, ou, à tout le moins, de la rompre en tant que classe, d'introduire en son sein un ferment de division tel qu'une appréciable partie de ses membres soit amenée à balancer entre les avantages immédiats de la collaboration avec la domination étrangère ou ceux, plus lointains, de la survie et de la participation aux affaires dans un régime dégagé des emprises extérieures. Le programme ne ferme aucune porte: ceux qui collaborent aujourd'hui pourront changer de camp demain, il ne leur en sera pas tenu rigueur. Il reste à faire, bien entendu, que ces propositions soient prises au sérieux. Mais elles permettent à certains qui ne voudraient pas rallier la lutte armée, que ce soit par hostilité au prince ou à la gauche, d'agir en marge et de conserver ainsi une place dans le régime qui suivra la fin de la guerre. Ce qu'il adviendra alors de cette union [294] nationale, il est encore trop tôt pour le prédire, mais l'équilibre des différentes forces en son sein sera sans doute déterminant. Les politiciens bourgeois, libéraux, ou progressistes, ne sont pas forcément les moins bien placés au départ.
Pour le moment, à l'intérieur du F. U. N. K., se trouvent des tendances certainement différentes. Les sihanoukistes d'abord, qui se sont ralliés par patriotisme, par confiance, par fidélité aux principes que leur semblait incarner Norodom Sihanouk. C'est une masse hétérogène de militaires, de fonctionnaires, d'enseignants et de paysans qui n'a guère de formation politique, qui est peu familière des problèmes d'organisation et d'action politique, mais qui semble malléable et finalement capable de s'adapter très vite à sa nouvelle situation.
Les deux seules forces politiques qui disposent d'une ligne et d'une organisation restent donc, dans le maquis, le Pracheachon et le groupe qui est passé à la résistance en 1967. Dans une déclaration du 23 avril, le Pracheachon se ralliait à l'appel lancé par le prince Sihanouk. "Depuis sa fondation, notre Pracheachon s'en tient de façon conséquente à sa position politique qui est d'unir le peuple tout entier... afin de mener la lutte contre les impérialistes américains et leurs valets..." Il demandait l'établissement d'un "gouvernement patriotique pacifique et vraiment neutre qui défendra les libertés démocratiques et améliorera les conditions de vie du peuple11." Un peu plus tard, dans un télégramme signé par Kéo Meas au nom du comité exécutif, le Pracheachon déclarait: "Nous nous engageons à nous unir étroitement avec les autres membres du F. U. N. K., à oeuvrer de notre mieux au renforcement de l'union nationale12." Le parti a des postes ministériels, un comité exécutif qui avait sans doute installé ses quartiers à Hanoi, des cadres sur le terrain mais organisés d'une manière que l'on ignore, enfin une ligne générale proche [295] de celle des communistes viêtnamiens. C'est certainement pour ceux-ci un interlocuteur de confiance, mais en même temps il n'y a pas de raison pour que son rôle politique apparaisse, dans la phase actuelle, sous une vive lumière.
De façon séparée, et plus remarquée, les trois anciens députés qui avaient disparu en 1967, Khieu Samphân, Hou Yuon et Hu Nim ont publié, dès le 26 mars, soit trois jours après l'appel de Sihanouk, une déclaration de soutien i la nouvelle ligne du chef de l'Etat, où rappelant qu'ayant renoncé à leurs intérêts et à leurs familles, ils avaient pris le maquis "pour rejoindre le peuple qui poursuit une ligne politique et armée" pour atteindre l'indépendance, la liberté et la démocratie13. Quelques semaines plus tard, ils organisaient, les 7 et 8 mai, le congrès d'un Mouvement d'Union de Lutte du Peuple dont, seule à l'étranger, l'agence Chine Nouvelle se faisait l'écho. Aucune déclaration, aucun texte n'étaient rendus publics. L'éditorial du bulletin du F. U. N. K. publié à Paris disait seulement qu'après ce congrès, "notre peuple est animé d'une vigueur toute nouvelle dans le combat contre l'ennemi14".
L'accent mis sur l'élément fédérateur, le Front, laisse dans l'ombre, de façon peut-être normale, l'un des constituants principaux. En l'absence d'indication supplémentaire, on se bornera à deux remarques sur le M. U. L. P.: ceux que l'on avait coutume d'appeler les "Khmers rouges", et surtout cette deuxième génération de partisans qui n'a pas vécu dans les forêts la première guerre de résistance, a cru bon de se donner une structure politique propre, au sein du Front Uni National. On peut penser que le M. U. L. P. regroupe essentiellement les cadres khmers que leur expérience désigne aujourd'hui pour diriger la lutte sur le terrain. En deuxième lieu, cette appellation de mouvement d'union de lutte du peuple semble assez originale si on la rapporte aux traditions de la lutte indochinoise. Il ne serait sans doute pas déraisonnable d'y [296] voir un choix politique où perce la faveur qu'on accorderait par là aux principes maoïstes d'organisation. Il ne s'agit là que d'une hypothèse dont il est difficile, au demeurant, de mesurer d'ores et déjà les implications, en particulier dans les rapports avec les autres forces politiques qui lui sont alliées.
Ce qui reste assuré, c'est que l'une des préoccupations majeures de la résistance cambodgienne sera maintenant d'assurer la coexistence de ses différents éléments et même d'avancer peu à peu vers une fusion véritable de ses éléments. Cette masse d'hommes de bonne volonté qui rejoignent le maquis, il faut la former, lui donner des méthodes de travail, structurer sa conscience politique pour qu'en sorte une force à la fois souple et rigide susceptible d'encadrer la lutte et de s'assurer, le moment venu, du pouvoir. Cette lourde tâche, seuls les vieux maquisards khmers, peu nombreux, et des militants viêtnamiens chevronnés pourront l'accomplir. Tous les témoignages concordent d'ailleurs pour dire la facilité avec laquelle ces partisans viêtnamiens qui sont rangés sous la bannière du F. U. N. K. et qui font un peu figure de "conseillers" s'intègrent dans la population. Pour les Cambodgiens de la région frontalière, ce sont d'ailleurs des personnages familiers dont personne ne s'est jamais plaint. Dans les circonstances actuelles, leur prestige de vieux combattants, ainsi que leur respect pour les gens et pour les biens, créent un courant de sympathie à leur égard. Un observateur revenu de Phnom Penh pendant l'été rapportait que les jeunes citadins qui s'enfuient au maquis préféraient rejoindre les régions où ils savaient les Viêtcong présents ou proches. La sécurité leur semblait, là, plus grande. En fait, si dans certaines régions et pour une certaine période, les partisans viêtnamiens ont assumé le plus gros des combats et des tâches logistiques, la relève sera prise au fur et à mesure de la formation des unités de l'armée de libération cambodgienne. Par contre, la propagande politique et la mise sur pied d'une organisation administrative nouvelle dans les zones libérées est essentiellement le fait des militants du [297] F. U. N. K. Ce sont les nécessités de cet ordre qui expliquent que depuis la fin juin, c'est-à-dire le retrait des forces terrestres américaines, les combats n'ont guère gagné en intensité. Pour le maquis, les problèmes actuels ne sont pas essentiellement militaires. La faiblesse de l'armée gouvernementale leur assure un large répit qu'ils mettent à profit pour mettre la population en état de participer à la lutte.
On ne peut d'ailleurs pas exclure la possibilité de voir les combats se maintenir longtemps à un niveau relativement bas dans le cadre d'une sorte de modus vivendi, fait d'arrangements ou même de cessez-le-feu localisés, et qui serait le prélude ou l'amorce d'une négociation. En limitant leur intervention, les Américains espèrent que l'adversaire, intéressé par les profits politiques éventuels, les suivrait dans le chemin de cette désescalade. Avec des hauts et des bas, on aurait alors une situation cambodgienne qui serait caractérisée par la présence de deux gouvernements rivaux et restant sur leurs positions, comme, dans cette éventualité, au Laos. Les affrontements les plus durs continueraient à se situer au Viêt-Nam et au Sud-Laos. Ce désengagement, très relatif, permettrait d'évoluer vers la recherche de solutions politiques, sous la forme de coalitions, par exemple. Un récent texte de Sihanouk, publié dans une revue américaine15, donne peut-être une indication à ce sujet. Il écrit en effet: "En ce qui concerne les futures relations de ce peuple [khmer] avec les Etats-Unis, elles redeviendront bonnes aussitôt que Washington ne confondra plus le groupe Lon Nol avec la nation khmère et, en conséquence, cessera d'aider ce groupe (directement ou indirectement) à écraser la résistance populaire. Cette résistance ne peut être écrasée. A long terme, les intérêts bien compris des Etats-Unis devraient inciter leur gouvernement à respecter cette résistance au lieu de la considérer comme hostile." Mais on peut aussi penser que ce langage, même s'il était écouté à Washington, ce qui est encore loin d'être le cas, ne décrit qu'imparfaitement la réalité. Il ne faudrait pas [298] exclure non plus, dans la passe difficile où s'engage la politique américaine avec l'élargissement de la "viêtnamisation", que les insurgés viêtnamiens, forts de la capitalisation politique des années 1968-1970, n'en viennent par une série de vastes opérations militaires à bouleverser les plans américains et mettre ainsi le président Nixon dans une situation périlleuse à la veille de sa réélection.
Certains clivages joueront peut-être, comme ceux qui pourraient provenir de la coexistence de personnalités que le passé a longtemps opposées. Ou comme l'absence de religiosité de certains éléments de gauche. Pour beaucoup de Khmers, les idéologies modernistes, révolutionnaires ou non, apparaîtront comme scandaleusement athées. Il ne sera fait aucune propagande contre la religion, encore toute-puissante, et le programme du F. U. N. K. insiste là-dessus. Dès à présent une grande partie du clergé rural a basculé dans le camp anti-américain. La guerre de religion, appelée de ses voeux par le général Lon Nol, n'aura pas lieu16. Plus encore que par l'incessante activité d'une poignée de cadres expérimentés, l'unification se fera par le fer et par le sang, et par les désolations que cette guerre a commencé à semer dans le pays.
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"Le peuple est la source de tout pouvoir ", dit le programme. Dans la guerre populaire, en dépit du rôle décisif joué par l'organisation militante, ce principe trouve une large application. Dans les régions où les pouvoirs de l'administration de Phnom Penh se sont éteints les maquisards ont rassemblé la population et lui ont fait désigner des responsables administratifs. Dès le mois de juillet, certaines provinces, comme celle de Siem Reap, sont dotées d'un comité exécutif populaire. La hâte qui a pu présider à la formation de ces nouvelles autorités civiles leur donne sans doute un caractère amplement provisoire. A Stung Treng, le nouveau chef de province décidait au bout de huit jours de partir pour Phnom Penh. On le laissa faire, et un successeur fut aussitôt désigné. Les maquisards n'ont d'ailleurs exercé ni pressions ni représailles sur les fonctionnaires de l'ancien régime: ils avaient toujours le choix entre se rallier ou partir à Phnom Penh, ce que beaucoup ont fait. C'est seulement aux échelons les plus élevés, au niveau de la province par exemple, que ces autorités nouvelles seront coiffées par l'appareil du F. U. N. K., ou, plus exactement, du Gouvernement royal d'union nationale du Cambodge, ou G R. U. N. C. Depuis le 21 août, sept vice-ministres ont été désignés au sein de la résistance, ce qui porte à dix (sur dix-neuf) le nombre des membres du gouvernement qui sont effectivement à l'intérieur du pays.
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On remarquera que la démarche est inverse de celle qu'ont suivie les Viêtnamiens: ayant fondé le F.N.L. en 1960, ils ne créèrent le G. R. P. qu'en juin 1969, après avoir mis sur pied, surtout depuis l'offensive du Têt en février 1968, une pyramide de comités populaires locaux et provinciaux. Au Cambodge, en raison du ralliement du chef de l'Etat, la structure étatique était immédiatement donnée: on part, en principe, du sommet pour organiser vers le bas. Les deux systèmes ainsi obtenus n'ont sans doute pas la même solidité.
Le sens de l'opération a été dicté par la nécessité d'intégrer le prince Sihanouk dans la résistance et de lui maintenir le seul titre qu'il pouvait vouloir, celui de chef de l'Etat. Le profit politique à tirer de la continuité et de la légitimité l'emportait sans conteste sur les inconvénients éventuels. La présence de Sihanouk lui-même est d'ailleurs moins encombrante que celle de certains de ses collaborateurs, aujourd'hui ministres à Pékin, qui ont un lourd passé de vénalité et d'avarice. Pour la gauche, il fallait rejeter ou accepter en bloc le prince et son entourage, avec ses hommes habiles et prestigieux, En Nouth par exemple, comme avec ses médiocres et ses coquins sans renommée. C'était là un arrière-fond très estompé pour la masse cambodgienne qui allait surtout réagir à l'appel du prince, aux valeurs séculaires qu'il symbolise, au magistère moral qu'il exerce paternellement sur une masse villageoise et traditionaliste. Dans les villes, son image est autre, plus laïque et politique, donc plus contestable. Combien de fois, dans les débuts, pour les maquisards khmers ou viêtnamiens, la photo de Sihanouk ne s'est-elle pas révélée un sauf-conduit de la plus souveraine efficacité auprès de paysans méfiants au prime abord? La légitimité est une arme redoutable que les conjurés de Phnom Penh ont laissé échapper sans essayer vraiment de la retenir.
Aussi l'installation à Pékin est-elle une solution qui doit convenir parfaitement aux dirigeants des maquis. Avec la coupure qui est nette entre l'intérieur et l'extérieur, Sihanouk est leur allié et non leur chef. Il le comprend lui- [301] même de cette façon-là, désabusé et conscient que son système a fait faillite, qu'il faut passer la main, que son rôle historique consiste seulement à aider maintenant les jeunes forces montantes17.
Pour la gauche, la situation est simple: le régime sihanoukiste était un système d'alliances où le prince, authentiquement patriote, jouait un rôle de médiateur, de fédérateur des différentes forces politiques. La gauche ne l'a d'ailleurs jamais attaqué personnellement. Dans cette alliance, la part n'était pas égale et les droites bénéficiaient d'une influence croissante dans l'appareil d'Etat d'où elles éliminaient peu à peu leurs adversaires, avec l'appui moral et matériel de l'impérialisme américain, Le système est tombé, Il s'agit de reconstruire un nouveau système d'alliances d'où seule l'extrême-droite dominée par l'étranger sera exclue. Sihanouk peut continuer son rôle de fédérateur. Le contrôle de l'appareil d'Etat sera dévolu à ceux qui bénéficient du plus large soutien populaire, l'unique garant que l'on ne retombera pas dans les errements du passé, Il n'est donc nul besoin de revenir sur ce passé, d'en régler les comptes pendants, il suffit d'accueillir ceux qui se rallient sincèrement, quelles que soient leurs raisons et leurs responsabilités passées. "Nous n'oublions pas le passé, nous le pardonnons", dit un militant cambodgien. "Il faut laisser aux gens la possibilité de changer", dit un autre, qui ajoute: "Nous n'avons besoin que d'amis."
La question de la direction, dans la phase actuelle, semble d'ailleurs en passe d'être résolue avec les nominations ministérielles du mois d'août qui ont hissé au premier rang des vétérans du maquis. Il s'agit dès lors d'un véritable gouvernement de résistance, présidé par Khieu Samphân, qui porte le titre de vice-Premier ministre. L'équipe [302] de Pékin est ainsi amenée à se concentrer sur les tâches d'information et d'action diplomatique à l'étranger. Ce transfert géographique est aussi un glissement politique qui devrait se stabiliser rapidement.
Ces considérations stratégiques n'empêchent pas que su le terrain l'enjeu de la guerre de guérilla dépasse largement le problème de la reconstruction d'un appareil d'Etat susceptible de réaliser un dosage satisfaisant des tendances politiques. D'une certaine façon, c'est la révolution qui est en cause, sinon en cours. C'est aussi cet aspect de la question qui a suscité un durable intérêt international pour la crise cambodgienne. Les événements actuels introduiront, à n'en pas douter, des bouleversements que l'on peut qualifier de révolutionnaires dans la société cambodgienne. Les dirigeants politiques de la lutte sont, de plus, formés à la doctrine marxiste-léniniste, ou du moins à la version qui en est donnée depuis plusieurs décennies en Indochine, et qui se réfère volontiers, le cas échéant, aux enseignements des fondateurs du marxisme18.
Si l'on parle de révolution dans un tel contexte historique, on ne peut manquer d'en poser au préalable la problématique générale: "Là où le capitalisme n'a pas encore mis en place l'instrument de sa pleine réalisation, à savoir la concentration, par voie d'expropriation, des moyens de production, il peut se produire ou l'on peut susciter des révoltes, justifiées ou non, réussies ou non, mais il ne faut pas les prendre pour la révolution prolétarienne, sous peine de voir l'essai de celle-ci échouer totalement. Ces révolutions, ramenées à leur juste sens, ne sont en rien la Révolution. C'est, dans ce domaine, l'inévitable servitude de celle-ci, que l'insurrection nationaliste, sans arrière-plan industriel marquant, même lorsqu'elle se produit, ne lui fournisse pas un antécédent plus valable que la situation coloniale antérieure, quelquefois moins... Pour lui, le marxisme, la nature de l'exploitation prédétermine celle de l'insurrection, [303] et c'est ainsi le capitalisme qui mobilise, non seulement ses propres forces, mais, en face de lui, celles de la révolution dans les formes qui lui-même lui donne. La révolution n'est pas une création, mais une inversion. En valeurs absolues, elle a même contenu que l'état antérieur. Là où. le capitalisme a exproprié et déraciné les producteurs, par une concentration qu'il peut seul établir, la révolution sociale est prête. Les hommes ont en main le seul appareil qui permette l'exploitation rationnelle de la nature; ou plutôt, ils l'auraient, eux qui le font marcher, s'ils l'arrachaient à leurs propres exploitants... Les unités se composant de proche en proche, ou pour autrement dire, une division, où qu'elle se place, étant contraire à toute espèce d'unité de l'ensemble, les nationalismes, formateurs d'unités à leur niveau, se placent, selon une perspective progressive, dans la ligne de la Révolution, C'est le principe de pactes inattendus et qui, pour cette dernière, sont nécessairement spéculatifs. Les mouvements que l'on organise alors en commun n'ont aucune portée réelle, quant à la Révolution prolétarienne proprement dite; ils ont pu lever quelques obstacles; ils ne l'ont, en elle-même, nullement commencée. Ils ne partent que de considérations politiques; la révolution sort au contraire de certains antécédents économiques bien déterminés, constitutifs de sa structure, faute desquels elle n'est qu'une illusion. La pure cogitation théorique ou de simples convulsions politiques ne lui assureront jamais cette infrastructure, qui seule la rend, une fois faite, viable en tant que gouvernement. Une révolution non membrée à l'avance en un corps complet de concentrations productives retombe à ce dont elle sortait; or ce caractère, seule une phase de concentration capitaliste préalable a paru jusqu'ici pouvoir l'assurer, et c'est bien pourquoi, selon Marx, le socialisme utopique ou les oeuvres sociales de la bourgeoisie retardent la solution au lieu de l'avancer19."
On vient d'assister, au Cambodge, à la formation de ces [304] "pactes inattendus". L'industrialisation du pays est à peu près inexistante, le capitalisme local est à peine embryonnaire. La seule concentration productive est rurale: c'est l'enclave des plantations (françaises) d'hévéas. Ainsi, quel que soit le point de vue d'où l'on se place, le Cambodge, de par sa constitution économique, apparaît comme très éloigné d'une situation révolutionnaire, ou même prérévolutionnaire. Il reste à comprendre comment les "convulsions politiques" actuelles peuvent faire évoluer la situation sur le tracé perspectif à l'horizon duquel se profile la révolution sociale.
Pourquoi, dans un conflit de ce genre, les paysans luttent-ils? Pour leur survie, physique, quotidienne. Pour échapper à l'encerclement des menaces que font peser sur eux l'avalanche des moyens de destruction, la conscription et la ruine des réseaux économiques. Le paysannat lutte en tant que classe pour s'assurer ou conserver la propriété du sol, pour s'agripper à la rizière en dépit des forces que, de son village, il ressent comme centrifuges, pour éviter la prolétarisation brutale que connaissent les réfugiés, les sans-terre, les chômeurs des bidonvilles, pour maintenir son mode de vie, bref, par instinct profond de sa conservation.
La petite bourgeoisie, souvent d'origine paysanne, devenue commerçante ou administrative, lutte, elle, pour le pouvoir. Son ascension est continuellement bloquée par la coalition des compradores et des aristocrates, des grands propriétaires le cas échéant. Elle veut liquider le système modernisé des compradores mais elle n'a pas encore une vigueur économique suffisante. Le seul instrument qu'elle puisse tenter d'utiliser est l'Etat. Grâce à l'Etat seulement, il sera possible d'entreprendre enfin la véritable accumulation du capital qui pourra assurer le développement général de l'économie et asseoir son pouvoir en tant que classe gestionnaire. Sa base est trop étroite, la concurrence internationale est trop vive, la domination du capitalisme international est trop grande pour qu'elle puisse songer à se constituer en classe capitaliste elle-même. Seul le capitalisme d'Etat pourra extraire d'une paysannerie disci [305] plinée les plus-values nécessaires à l'accumulation. Elle a fait longtemps confiance à Sihanouk pour créer les indispensables conditions de cette prise du pouvoir. Elle a cru par moments s'en approcher. Elle comprend aujourd'hui que le chemin du pouvoir, c'est le sentier de la forêt.
C'est une sorte d'épreuve d'endurance qui commence. Une partie de la petite bourgeoisie reste hésitante, comme affolée d'avoir à choisir un destin alors qu'elle a toujours été traitée comme une mineure, ballottée dans le sillage des classes dirigeantes. Une autre partie, confiante peut-être que la situation allait se retourner très vite, que l'on allait marcher rondement sur la capitale, s'est résolument jetée en avant Maintenant que les perspectives s'inscrivent dans une longue durée, il lui faut se transformer en une classe capable de gérer la future bureaucratie d'Etat. Certains laissent entendre qu'en rejoignant la résistance, la petite bourgeoisie se suicide en tant que classe, qu'elle manifeste par ce geste sa vocation de bourgeoisie révolutionnaire au coeur d'une société encore empreinte de la domination seigneuriale. Plusieurs distinctions s'imposent donc: d'abord, l'abandon que les individus font de leurs intérêts personnels n'est en rien le suicide d'une classe qu'au demeurant tout désigne pour continuer son ascension sociale. Après tout, les forces auxquelles elle s'allie n'ont point prononcé son arrêt de mort, bien au contraire. En second heu, le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie ne peut apparaître tel que dans la mesure où il bouleverse profondément les modes et les relations de productions et, à la campagne, la propriété et la rente foncières. Mais ces dernières ont déjà été transformées par le colonialisme lui-même. Enfin, une bourgeoisie, si elle est révolutionnaire, ne se suicide pas: elle prend le pouvoir.
Au Cambodge, ses assises sont encore fragiles; elle est loin d'avoir accompli toutes ses potentialités. Dans l'hypothèse d'une guerre assez courte, elle est bien placée dans la compétition pour le pouvoir. Quelle que soit la solution politique, elle émergerait comme la force principale après le discrédit que les événements jettent sur l'aristocratie [306] et les compradores Mais dans l'hypothèse, plus probable, d'un conflit de longue durée, les couches paysannes et le prolétariat des entreprises semi-industrielles pèseront plus massivement, susciteront des représentants avec des exigences à faire valoir. Les sacrifices qu'elle est prête à consentir ne manqueront pas de donner à la paysannerie le sentiment de ses droits. Elle voudra, pour les protéger, participer aussi au pouvoir, empêcher l'accaparement de l'appareil politique. C'est, d'une certaine façon, là que pourrait commencer véritablement la lutte des classes, au terme d'une gestation longue et indécise.
La guerre et l'intervention américaine ne cesseront que le jour où les mécanismes de l'industrie et de la société américaines commenceront à grincer sérieusement. En attendant, l'union nationale aura sans doute permis à un peuple de survivre, et d'éviter d'être rayé de l'histoire et de la carte. En prêtant l'oreille, on entendra peut-être, là comme ailleurs, sous la croûte durcie et gelée de l'Etat, la vieille taupe rustaude qui gratte, pousse ses galeries et prépare les voies à des volcanismes inattendus.