Depuis l'indépendance, l'économie cambodgienne a connu une croissance réelle, puisqu'on a pu estimer l'augmentation du produit par tête d'habitant à environ 3% par an. Mais ce résultat, dit l'économiste R.Prud'homme, doit être nuancé: "Le progrès du produit intérieur, en effet, est dû pour l'essentiel aux progrès des secteurs secondaires et tertiaires. Le taux de croissance élevé du secteur secondaire reflète la naissance de l'industrie au Cambodge et les efforts des pouvoirs publics et les investissements de nombreux petits capitalistes. Mais le taux de croissance du secteur tertiaire reflète surtout l'augmentation rapide des effectifs des fonctionnaires, qui n'est évidemment pas une fin en soi1."
De plus, cette croissance, dont l'effet sur la société cambodgienne a été relativement limité, s'est ralentie à partir de 1964. Bien que l'on ne dispose pas des chiffres des trois dernières années, les préoccupations des milieux dirigeants montraient assez que l'économie ne "tournait" pas, que la production était relativement stagnante et que le commerce était atteint d'une sorte de langueur, au moins apparente.
Des observateurs n'ont pas manqué de mettre en relation ce ralentissement de l'activité économique et les natio[102]nalisations décidées par Sihanouk en 1963, précédant de quelques jours le rejet de l'aide économique et militaire américaine. Cette dernière mesure était motivée par les pressions et les manoeuvres que les Etats-Unis exerçaient depuis un certain temps sur le régime de Phnom Penh pour le ranger aux côtés de Saigon et de Bangkok. Les responsables khmers virent très bien comment cette "aide" agissait et que s'ils n'y mettaient pas un terme, ils suivraient inéluctablement le sort des régimes de Vientiane, de Bangkok et de Saigon. Mais bien sûr, mettre un terme à cette aide revenait à tarir une importante source d'argent dont bénéficiait de façon détournée une minorité d'affairistes. On a pu, par exemple, calculer que les bénéfices exportés, frauduleusement pour moitié, représentaient à l'époque environ quatre milliards d'anciens francs, soit 6% du revenu national. La ponction à elle seule pouvait justifier les mesures de nationalisation2. L'hostilité des milieux d'affaires n'en fut que plus durable.
Quant aux nationalisations, il ne s'agissait à ce moment-là que du commerce extérieur et des banques. Une société d'économie mixte, la Sonexim, prenait en charge toutes les opérations d'importation et d'exportation. D'autres sociétés du même type, comme la Sonaprim, étaient chargées de la vente en gros ou au détail (magasins d'Etat) des produits importés, sans pourtant en avoir le monopole En 1966, la Sonexim fut transformée en société d'Etat. Dans ce cas, comme dans celui des banques, les porteurs d'actions furent généreusement dédommagés.
La décision avait été prise sur la pression de certains "technocrates", comme Chau Seng, alors ministre de l'Agriculture, impatients devant l'impuissance des pouvoirs publics à orienter l'économie de sorte qu'une partie des profits aillent à la collectivité et permettent des investissements plus considérables. La mentalité nationaliste et pré-capitaliste de Sihanouk, sa vieille méfiance devant les ambitions des milieux d'argent, la passe difficile où se [103] trouvait l'économie, l'imitation mécanique et dénuée de sens critique qui est souvent faite dans les pays sous-développés des méthodes dites socialistes (nationalisation et planification), tels étaient les motifs qui pouvaient pousser le chef de l'Etat à accepter les suggestions de sa "jeune gauche", puisque aussi bien il venait de se séparer de la gauche politique, en excluant deux ministres plus nettement socialisants du cabinet. L'ironie de l'histoire veut qu'ils se retrouvent tous aujourd'hui dans le gouvernement d'union nationale, formé à Pékin en avril 1970.
Le secteur nationalisé s'étendit à d'autres branches d'activité: fermes expérimentales, manufactures, industries de transformation, tourisme. Diverses méthodes ont été employées pour le constituer: rachat, dons et prêts de l'étranger, création d'entreprises à capitaux mixtes ou publics. On pensait de la sorte se substituer aux capitaux privés, peu désireux de s'investir dans des activités moins rentables que la spéculation, et dont on voulait sans doute limiter un peu le poids politique. Un système de planification fut prévu et l'on fit appel pour le mettre en place à des techniciens français.
Etabli à partir de statistiques dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles étaient douteuses, les plans étaient dépourvus d'originalité et mal adaptés à la réalité. Ils n'ont guère été suivis d'exécution. "En fait -- écrit R. Prud'homme -- l'économie du Cambodge s'est développée indépendamment des plans. Il est bien naturel que le plan ne joue pas au Cambodge le rôle fondamental qui est le sien dans les pays communistes, où il s'impose juridiquement à tous les agents économiques. Mais il est plus surprenant de voir que l'influence du plan sur les décisions des investisseurs et même des pouvoirs publics est au Cambodge bien moins importante qu'en France -- où beaucoup cependant trouvent cette influence insuffisante. On en verra une preuve dans le fait que les budgets annuels sont établis sans référence au Plan, dans les "trous" qui séparent le premier plan biennal du premier plan quinquennal et celui-ci du deuxième plan quinquennal, ou [104] encore dans l'absence de rapports d'exécution des plans. Le Ministère du Plan lui-même ne se considère pas comme principalement chargé d'établir des plans et d'en suivre l'exécution (la Direction de la Planification n'est qu'une Direction parmi d'autres, et pas la plus importante), mais comme un dispensateur de fonds (étrangers notamment). Cet effacement du plan se manifeste aussi bien en ce qui concerne les investissements privés que les investissements publics3."
De fait, les investissements étrangers, publics et privés (cambodgiens) n'ont pas toujours obéi aux prévisions. Mais il est plus important de constater l'absence d'une force motrice véritable de nature politique, qui eût assuré la mise en oeuvre véritable de cet outil économique. Le résultat le plus clair en est la permanence du rôle dominant conservé par le secteur privé qui contrôle encore l'essentiel de l'appareil de production. De plus, les réalisations se sont faites en général sans études préalables du marché, pour des raisons de haute et de basse politique, avec des résultats souvent désastreux. Il a fallu ainsi attendre que soit construite une usine de montage de tracteurs pour s'apercevoir que les paysans n'en avaient guère besoin et que, de plus, le prix des tracteurs montés sur place dépassait largement celui des tracteurs importés. On pourrait citer un bon nombre d'entreprises industrielles du secteur nationalisé qui ont été montées en dépit du bon sens. Beaucoup d'entre elles ne tournent qu'au ralenti, faute de débouchés, ce qui accroît les coûts. Certaines sont rentables, mais d'autres, et non des moindres, sont en fait déficitaires.
C'est du moins ce que l'on peut supposer, car officiellement tout marchait très bien. Les bilans étaient triomphants. Pourtant la gestion de ces entreprises se faisait dans le désordre le plus complet. On ignorait les prix et les coûts réels, mais après avoir manipulé les fonds, lors d'opérations pas très licites, il fallait manipuler les comptes afin que les bilans présentés au chef de l'Etat fussent hono[105]rables. Que ce dernier ait souvent été la victime naïve de ces truquages, cela n'est pas douteux. Mais en maintes circonstances, il est apparu que les responsables du secteur public étaient des protégés du prince lui-même ou de son entourage, et d'une manière générale lorsque des scandales éclataient, provoqués par des révélations dans la presse privée inféodée aux capitalistes locaux, le népotisme jouait à fond. Au Congrès national de décembre 1968, on a entendu dénoncer publiquement le directeur de la nouvelle brasserie de Sihanoukville pour ses détournements de fonds. Mais c'était un ami personnel du prince, qui fit taire les critiques et le maintint à son poste.
On retrouve à l'origine de cette mauvaise gestion de l'économie les mêmes causes que celles du piétinement politique: la concentration du pouvoir dans les mains d'un seul homme, submergé par la flagornerie. On voit l'aberration du système dans les cas exemplaires de certains rapports rédigés par des experts économiques internationaux à qui les collaborateurs du prince demandaient des modifications dans leurs textes afin qu'ils soient "présentables" au prince. Certains y consentaient, d'autres non. C'est ainsi que M.René Dumont, alors expert de la F. A. O., établit un bilan critique de l'agriculture cambodgienne, où l'impéritie de l'administration était vivement décrite, et où il proposait plusieurs mesures assez facilement réalisables. Non seulement le rapport ne fut jamais rendu public, mais M. Dumont fut poliment mis dans le premier avion en partance, avec interdiction de revenir.
Un commentaire involontaire en a été donné par Sihanouk dans une conférence de presse: "Le comte de Beaumont m'a rapporté que mes collaborateurs n'osaient me fournir d'avis ou d'opinions de crainte que je ne les acceptasse point. Telle n'est pas la vérité. Certes, on ne saurait accepter les critiques qui ne font que ressasser tout ce que le monde sait..." Telle était pourtant la vérité4.
Le bilan économique du régime, sans être nul, n'est donc pas très brillant: création d'un petit secteur industriel médiocrement rentabilisé, inefficacité et gaspillage de l'aide étrangère, stagnation de la productivité agricole, une monnaie stable mais inconvertible et donc sujette à [107] l'évasion, bref, une situation qui, loin d'être catastrophique, reste néanmoins médiocre et vulnérable.
Cette conclusion s'illustre particulièrement dans le cas des finances publiques, dont R.Prud'homme dit qu'elles ne sont pas "sans poser quelques problèmes":
"Les recettes que procure un système fiscal complexe et archaïque, reposant pour l'essentiel sur l'impôt indirect, prélevé notamment sur les produits importés, s'essoufflent à suivre les dépenses. Au cours des années récentes, le rythme de leur progression s'est ralenti. D'autre part, le rejet de l'aide américaine a eu pour effet de réduire les contributions non fiscales aux recettes publiques. Comme les bénéfices des entreprises créées ou acquises par l'Etat versés au budget sont malheureusement peu importants (ils ont même parfois été négatifs), il s'ensuit que le Trésor a de plus en plus de difficultés à couvrir les dépenses de l'Etat, et qu'il a dû recourir aux avances de la Banque Nationale.5" Au moment où les lignes citées ci-dessus étaient publiées, le gouvernement avait justement recours à un nouveau moyen: la ponction sur le bénéfice du Casino. Quand, pendant l'été 1969, certaines unités militaires se mutinèrent et vinrent à Phnom Penh réclamer l'arriéré de leur solde, on eut de nouveau recours au Casino. Les caisses de l'Etat étaient vides.
C'est clairement l'échec de cette politique économique et la pénurie complète des fonds publics qui a obligé Sihanouk à mettre en selle un nouveau gouvernement, au début d'août 1969, chargé, avec des méthodes nouvelles, de relancer l'économie et de résorber la crise, latente depuis deux ans. La présence du général Lon Nol, vieux compagnon du prince et porte-drapeau de la droite, au poste de président du conseil témoignait de l'orientation que Sihanouk acceptait que l'on donne désormais à l'économie, en même temps que du droit de contrôle qu'il semblait ainsi se réserver, le cas échéant. Mais plutôt que Lon Nol, vieux routier des gouvernements sihanoukistes, la person[108]nalité centrale en était le prince Sisowath Sirik Matak vice-président. Longtemps hostile aux Français et au prince, très lié aux Japonais chez qui il fut longtemps ambassadeur, il est également un homme d'affaires avisé, actionnaire d'une société de transit qui fait de gros bénéfices au Laos, et associé à un riche commerçant sino-khmer de Phnom Penh, M. Yu Khan. Il est donc le parfait représentant de ces commerçants qui, disposant d'un petit capital privé, le font fructifier par des affaires plus ou moins véreuses d'importation, de transport et de spéculation.
En effet, une grande partie du commerce se fait de façon illégale. Alors que, par exemple, se déversent sur le Viêt-Nam voisin des dizaines de milliers de motos japonaises, qui font surnommer Saigon "Hondaville", l'importation en est interdite au Cambodge, pauvre en devises. Puis, par des moyens détournés, des commerçants obtiennent que plusieurs lots soient importés du Japon par la Sonexim et mis en adjudication parmi les grossistes. Ces motos apparaissent dans les rues en 1968, mais leur nombre croît très vite: le prix officiel, fixé aux environs de deux mille deux cents francs pour une petite moto, est largement au-dessus de celui qui prévaut à Saigon, c'est-à-dire, à l'époque, de 600 à 700 francs. A condition d'acheter les militaires viêtnamiens la police et l'armée cambodgiennes, ainsi que les fonctionnaires qui, au ministère des Transports, délivrent les permis de circuler, on peut importer les motos illégalement, de Saigon, par camions entiers, et les vendre au-dessous du prix officiel en conservant une marge bénéficiaire satisfaisante. La complexité de ces affaires nécessite un réseau d'alliances et de complicités très étendu qui déborde les frontières.
D'un autre côté, le F. N. L. était un gros client du Cambodge pour le riz, les produits pharmaceutiques, les tissus, etc. Des accords économiques ont été renouvelés à l'échelon gouvernemental lors de la visite au Cambodge du président du Gouvernement Révolutionnaire Provisoire M. Huynh Tan Phat, au début de juillet 1969. Mais ce commerce discret -- il était fondé sur des contrats oraux passés avec la Sonexim -- se faisait très légalement. Par contre, la vaste contrebande de produits alimentaires cambodgiens et de biens de consommation américains ou japonais venus du Viêt-Nam avait pour double effet de ruiner peu à peu l'économie khmère et de tisser des liens solides entre les hiérarchies militaires des deux côtés, aux différents échelons. On n'en verra pas de plus belle illustration que la présence au Cambodge, en tant que commandant des troupes d'intervention sud-viêtnamien nes, du général Do Cao Tri, commandant de la troisième région tactique (Saigon et provinces voisines), au moment même où ce dernier était accusé publiquement d'être le chef d'un énorme réseau de trafic de devises. Son homme de main a été pris à l'aéroport, en partance pour Hong Kong avec soixante-et-onze millions de piastres viêtnamiennes6. L'un des plus grands voleurs du Viêt-Nam volant au secours de ses complices cambodgiens, à la tête de ses troupes. C'est une pièce de Brecht.
Que ce trafic ait grandement contribué à l'asphyxie progressive de l'économie khmère n'est guère douteux. L'effet le plus immédiat était qu'une partie notable de la monnaie en circulation était dans les mains de l'étranger. Le circuit, dans son principe, est vieux. C'est déjà celui de l'"Affaire des piastres" qui, dans les années cinquante, éclaboussa du beau monde à Paris. C'est encore le même au Viêt-Nam du Sud aujourd'hui, et l'on ne jurerait pas que tous les acteurs soient nouveaux. Des personnes s'enrichissent sur place, légalement ou non. Afin de matérialiser cette richesse exprimée dans une monnaie inconvertible et sans grande valeur réelle, comme le riel cam bodgien ou la piastre viêtnamienne, ces personnes cherchent à revendre leur monnaie locale, soit sur place à des étrangers qui sont contents de l'acheter à un prix très inférieur au cours officiel (et artificiel), soit, car le marché local [110] est assez étroit, à l'étranger, dans un endroit où le change est libre, en l'occurrence Hong Kong. Là, les riels et les piastres sont achetés, à bas prix, par qui a des achats à faire au Cambodge (ou au Viêt-Nam), c'est-à-dire pour une part par des trafiquants et pour une autre par le F. N. L. ou ses intermédiaires qui se procurent ainsi de quoi payer leurs approvisionnements en devises locales.
C'est ainsi que les services de renseignements américains estiment que le quart de la masse monétaire viêtnamienne est entre les mains du F. N. L. De même, au Cambodge une part importante, mais difficile à estimer, des riels était détenue par les Chinois, acheteurs de riz dans les campagnes, et par le F. N. L., acheteur également de produits alimentaires. Le gouvernement chinois conservait aussi un bon paquet de riels comme instrument éventuel de pression sur le régime de Phnom Penh et comme volant d'aide au Front.
Le gouvernement cambodgien déclencha, à la fin février 1970, une opération monétaire afin d'obliger les détenteurs de grosses coupures (500 riels) à se montrer ou à ne plus pouvoir s'en servir. Sous prétexte de la découverte de faux billets de 500 riels, il décida brusquement de procéder à l'échange de toutes ces grosses coupures. Ainsi Chinois et Viêtnamiens devaient-ils être privés de leurs réserves jugées très importantes. L'opération échoua parce que, quelques jours avant qu'elle ne soit entreprise, les intermédiaires ou les hommes d'affaires les plus influents avaient été avertis par leurs amis au pouvoir. La discrétion aurait dû être de rigueur. Cette affaire, qui suscita un vent de panique, en dit long sur l'impuissance d'un système enfermé dans ses propres contradictions: on ne pouvait à la fois en tirer profit et liquider ceux qui lui permettaient de survivre.
Au pouvoir depuis l'été 1969, le groupe de Sirik Matak décidait une grande campagne d'assainissement, évidemment nécessaire à la relance de l'économie, mais qui permettait aussi d'attaquer ou de réduire au silence les partisans de Sihanouk, haut placés dans l'administration ou la gestion économique. Il y eut ainsi en particulier des attaques très vives contre les gérants des magasins d'Etat, contre certains fonctionnaires prévaricateurs, et même contre certains ministres ou députés liés à la camarilla princière, juste avant le coup d'Etat. Cette campagne rencontrait une assez grande faveur auprès du public. Pour la première fois depuis longtemps, les gens du peuple, à Phnom Penh, eurent l'impression que le gouvernement avait vraiment l'intention de nettoyer les écuries d'Augias.
Ensuite, le gouvernement, qui avait pour tâche le "sauvetage" économique du pays, décida de dénationaliser les banques et le commerce extérieur. Sihanouk protesta avec vigueur mais tempêta en vain. L'Assemblée nationale soutenait les décisions de Sirik Matak. Le prince n'avait pas de politique de rechange. Quelques mois de lutte politique, ce qui ne s'était pas vu depuis longtemps, précédèrent ainsi le coup d'Etat.
Le développement des forces productives au Cambodge n'a donc fait que de très lents progrès, très insuffisants, en tout cas, pour transformer la petite bourgeoisie locale. Elle reste compradore, trop faible pour accumuler des capitaux nécessaires à sa constitution en bourgeoisie d'affaires. Les forces productives sont si peu développées qu'elles ne peuvent pas unifier la bourgeoisie elle-même, divisée entre plusieurs idéologies, modernistes et féodales, incapable même de reconnaître ses propres intérêts à long terme, rattachée pour survivre à la bouée ("de sauvetage" comme s'intitule le gouvernement actuel) des intérêts étrangers. Au Cambodge en tout cas, la "bourgeoisie nationale " n'existe pas.
[112]
La gauche cambodgienne, assez
bien implantée dans quelques provinces pendant la première
guerre d'Indochine s'était pratiquement sacrifiée,
du point de vue politique, aux Accords de Genève de 1954,
qui ne la mentionnèrent même pas. Une infrastructure
discrète est certainement restée en place. Malgré
l'énorme prépondérance du Sangkum, divers
signes montraient que l'extrême gauche conservait une audience
limitée, mais non négligeable, surtout dans les
régions qui s'étaient libérées vers
la fin du conflit. Mais aucun incident armé n'avait eu
lieu depuis 1954.
Le 2 avril 1967 cependant, une rébellion paysanne éclate près de Samlaut, non loin de la frontière siamoise, dans la province de Battambang. On attaque un camp de la J. S. R. K. et plusieurs postes de gardes provinciaux. Des morts, des armes emportées, des paysans qui fuient dans la forêt montagneuse, des troupes qui brûlent les villages. Il semble que l'armée eut la main assez lourde puisque près de quatre mille personnes se réfugient dans la forêt. A la même époque, une certaine agitation se fait jour à Phnom Penh, en particulier dans la jeunesse scolaire. Des tracts circulent qui dénoncent le gouvernement Lon Nol (mis en place le 22 octobre 1966, à la suite des élections générales), accusé de "collusion avec les impérialistes américains". Selon le prince Sihanouk, les dirigeants "furent même mis en scène dans des pièces de théâtre populaire pour nous [113] représenter sous les traits de traîtres; des chansons ont aussi été composées pour porter ces accusations".
Les causes de la révolte étaient complexes. Cette région possédait une longue tradition de turbulence. Les souverains khmers, et après eux les autorités coloniales n'y avaient exercé qu'un contrôle symbolique. Un large maquis s'y était installé de 1949 à 1954. Après l'indépendance, l'influence de l'administration s'était fait sentir, de nouvelles voies de communication avaient été ouvertes. Les autorités avaient voulu y implanter des réfugiés khmers krom du Viêt-Nam comme colons agricoles, car la région n'est pas très peuplée L'attribution des terres n'avait apparemment pas respecté tous les droits coutumiers des paysans de la région. Les fonctionnaires, loin de tout contrôle, avaient abusé de leurs privilèges. Des incidents et des dissidences se produisirent dans d'autres provinces, en particulier Pursat, Kompong Speu et Kompong Thom.
Rentré de France, où il poursuivait une cure, le prince tenta d'abord de maintenir le gouvernement Lon Nol, et d'éteindre l'incendie par la manière forte. Mais les troubles semblaient se propager plus vite encore et, fin mai, le chef de l'Etat dut reconnaître qu'"une véritable anarchie s'était installée à Battambang". Changeant son fusil d'épaule, il "démissionna" le gouvernement, assigna à l'armée la tâche d'encercler seulement les zones rebelles, destitua le gouverneur de Battambang, reconnut les responsabilités de l'administration et promit des réformes. Des fonctionnaires allèrent négocier avec les villageois en révolte le retour au calme et aux foyers, qu'ils aidèrent à reconstruire. La plupart des paysans regagnèrent leurs villages. A la fin juin, on annonçait officiellement, avec l'amnistie, la fin de la rébellion. "Le chef de l'Etat dit un intéressant article officieux, qui fait le bilan de la crise avait clairement proclamé que la rébellion locale était une affaire strictement intérieure, qu'elle n'avait aucun soutien ou encouragement étranger et qu'en conséquence le gouvernement royal réglerait ce problème comme il l'entendait et avec ses seuls moyens. Néanmoins la propagande adverse et même les [114] agents de la C.I.A. alimentaient frénétiquement une campagne de fausses nouvelles pour tenter de scinder la nation khmère en deux partis ennemis irréconciliables afin de préparer le prétexte à une intervention directe7. "
Un nouveau gouvernement, plus conciliant, avait été mis en place, présidé par Son Sann, qui éliminait la droite, Lon Nol, Sim Var, Yem Sambaur, Douc Rasy, et faisaient entrer les fidèles de Sihanouk: Penn Nouth, Ung Hong Sath (Intérieur), Chau Seng (Economie), Vann Molyvann (Education nationale), Duong Sam Ol (Défense), Oum Mannorine (Défense en surface, Sécurité). Désigné en avril pour trois mois, ce "gouvernement d'exception" devait durer jusqu'au 29 janvier 1968, date à laquelle il fut remplacé par un cabinet Penn Nouth, presque identique; Chau Seng avait dû partir en France, et Sosthène Fernandez devenait secrétaire d'Etat à la Sécurité nationale. Lon Nol était inspecteur général de l'armée. En prenant ses fonctions, Penn Nouth déclarait que les problèmes principaux que devait affronter le gouvernement étaient la subversion, l'économie nationale, la contrebande et les jeux de hasard. En avril, Lon Nol revenait au gouvernement comme ministre de la Défense. Il ne devait plus quitter le pouvoir depuis lors.
A vrai dire, les remous ne s'apaisèrent pas complètement. Des étudiants manifestèrent à Kompong Cham; des tracts anonymes ne cessaient de circuler à Phnom Penh, où une certaine effervescence continuait dans les milieux scolaires. Deux députés, anciens ministres, connus pour leurs opinions progressistes, disparurent, Khieu Samphân et Hou Yuon. En octobre un troisième, Hu Nim, disparut à son tour. Les spéculations allaient bon train. Le 7 août, Sihanouk demanda à ses opposants clandestins de se dévoiler et de se soumettre au verdict d'un référendum, mais le tour était trop grossier. C'est à ce moment-là que le prince changea à nouveau ses batteries: il décréta que l'agitation était due à des activistes d'extrême gauche obéissant à des consignes [115] et à des ordres de l'étranger. Ils trompaient la population
Rétrospectivement, le soulèvement de Samlaut était condamné comme une ingérence des agents de l'étranger Jacques Decornoy, qui dans Le Monde avait parlé de "jacquerie", était vilipendé dans toute la presse du royaume L'explication officielle devint celle-ci: "Inspiré par une idéologie étrangère le mouvement est dirigé par des éléments d'extrême gauche chargés de provoquer des soulèvements armés contre le régime de neutralité du Sangkum et de faire basculer le Cambodge dans le camp communiste [...]. Tous les renseignements indiquent que les activistes de l'extrême gauche suivent des consignes ou des conseils venant de l'extérieur8. "
C'est désormais la thèse de Sihanouk, à laquelle il s'accrochera jusqu'au coup du 18 mars. Cette thèse sera reprise à peu près mot à mot par les dirigeants du nouveau régime pour interpréter le soulèvement paysan de fin mars 1970, qui, en fait, a été la première manifestation spontanée de la paysannerie depuis celle de Samlaut en 1967. Sihanouk ne faisait d'ailleurs à l'époque que poursuivre une vieille politique d'hostilité à la gauche et au communisme, dont il se déclarait volontiers l'admirateur chez les autres, mais dont il ne voulait pas pour le Cambodge. Il admettait l'existence de communismes nationaux, mais niait la possibilité d'un communisme véritablement khmer Sa fébrilité, en 1953-1954 pendant les négociations qui amenèrent l'indépendance et la reconnaissance internationale, était due autant à son désir de voir le pays recouvrer sa liberté qu'à sa crainte de la devoir au mouvement populaire dirigé par les communistes. Certes, il prophétisait souvent que le "monde libre" n'a rien à apporter aux Asiatiques, que le communisme dominerait inéluctablement l'Asie, mais il déclarait aussi vouloir repousser cette échéance le plus loin possible, espérant sans doute que son "socialisme bouddhique" saurait satisfaire pour longtemps les besoins des masses cambodgiennes.
[116]
Il y avait dans ses dénonciations des ingérences étrangères une part d'obsession, de nationalisme exacerbé, un complexe de Cassandre. Il y avait aussi un calcul plus subtil: le mouvement rebelle, encore embryonnaire, se voyait encadré par les anciens "Khmers viêtminh", les militants communistes des années cinquante! En dénonçant à grands cris l'ingérence étrangère, Sihanouk voulait faire pression sur les Nord-Viêtnamiens, intéressés au maintien de la neutralité khmère, pour que ceux-ci à leur tour, en qualité d'"aînés", fassent pression sur leurs anciens compagnons d'armes, retournés dans la campagne cambodgienne. En feignant de croire qu'ils en étaient les inspirateurs secrets, Sihanouk demandait leur aide aux communistes viêtnamiens contre le mouvement khmer: ils étaient mieux placés que lui pour demander aux rebelles d'abandonner le terrain. Il pensait que la raison d'Etat devait l'emporter à Hanoi sur la satisfaction de voir s'étendre l'influence d'un mouvement révolutionnaire. Il n'ignorait pas l'embarras où les débuts spontanés de l'insurrection au Viêt-Nam du Sud, en 1958-1960, avaient mis les dirigeants du Nord. Dilemme de la construction de l'économie ou du soutien au Sud. On ignore si les Viêtnamiens sont ou non intervenus auprès des "Khmers rouges" (le nom est de Sihanouk), et si oui quelle fut la teneur de leurs conseils. On sait seulement qu'ils entretenaient des contacts. Mais tout donne à penser que leur attitude fut faite de modération.
L'année 1968 marqua le tournant L'agitation ne cessa pas bien qu'elle se maintînt à un n*eau très bas: quelques embuscades, de temps à autre dans plusieurs provinces. L'armée se trouvait impuissante à éliminer ces petits groupes insaisissables. En ville aussi les autorités se durcirent et la police procéda à diverses arrestations sommaires. Vers la fin de 1967 avait éclaté la crise avec la Chine. La distribution des écrits et des symboles de la révolution culturelle chinoise cessa. La presse fut nationalisée pour éviter que les journaux ne s'alignent sur "l'opinion étrangère".
Jusqu'à cette époque-là, Sihanouk avait accepté l'exis[117]tence d'une gauche pour autant qu'elle fût inactive et qu'elle reconnût l'éminence de son pouvoir. Il ne tolérait pas sans malaise de la voir à l'extérieur du Sangkum où elle avait refusé de venir se dissoudre. Elle avait également refusé d'apparaître comme une organisation constituée pour ne pas trop donner prise à l'écrasement. Mais si réduite fût-elle, il lui fallait maintenir une sorte de présence discrète et vigilante pour ne pas laisser le champ entièrement libre à la droite pro-américaine Dans les tracts qu'elle distribuait parfois en ville, la gauche (qui ne se donnait aucune dénomination particulière) attaquait toujours la "clique de Lon Nol", Premier ministre ou ministre de la défense, et considéré comme le chef de file des réactionnaires pro-américains. Parmi toutes les critiques du régime, aucune ne visait le prince personnellement. L'analyse que faisaient alors les dirigeants clandestins était à peu près la suivante: il existe deux possibilités d'évolution, et deux seulement; soit Lon Nol prend le pouvoir par un coup d'Etat et livre le pays aux Américains, soit Sihanouk lui-même, trop faible et trop isolé, se rallie au clan Lon Nol et couvre la politique de la droite réactionnaire. Il est vrai que Sihanouk lui-même, dans plus d'un discours, avait évoqué l'une ou l'autre de ces possibilités, et même une troisième, équivalente, celle de sa démission pure et simple suivie d'une retraite en France. Mais l'important est que dès cette époque les dirigeants de la gauche cambodgienne se sont préparés à faire face à l'arrivée au pouvoir d'un groupe entièrement dévoué à la politique américaine. L'époque n'était plus aux compromis.
Sihanouk, nous l'avons dit, avait eu peur au moment de la révolution culturelle. De plus, c'est probablement vers la même époque que les forces du F. N. L. demandèrent à bénéficier de quelques faveurs rendues pour elles nécessaires par l'intervention brutale de l'infanterie américaine dans les combats du Viêt-Nam Des négociations eurent lieu qui donnèrent naissance à ces fameux "sanctuaires", pour employer ce terme bien abusif La pression de la guerre se faisait plus forte. La gauche continuait à contester la poli [118] tique intérieure. En 1967, après Battambang, Sihanouk avait cru gagner en faisant des concessions Elles n'avaient pas suffi. Dès la fin de l'année, il passait à la répression.
La droite applaudit. Elle perdait ses journaux, mais étendait son influence sur la presse nationalisée. Ses hommes étaient déjà à pied d' oeuvre dans les allées du pouvoir. Ses militaires et ses policiers menaient la répression avec entrain. Il y eut des complots, aux dires de Chau Seng9, mais ils n'aboutirent pas. Certains se prirent à espérer le rétablissement des liens avec les Etats-Unis.
En 1968, une rébellion d'un tout autre genre éclata dans la province de Ratanakiri, dans le Nord-Est du pays. C'est la région où se joignent les trois frontières du Laos, du Viêt-Nam et du Cambodge. Ses montagnes boisées sont le prolongement des hauts plateaux viêtnamiens, habitées comme ces derniers par des peuples dits "montagnards", organisés en tribus, possédant chacun leur langue, leur tradition, leur organisation sociale. Pour les Viêtnamiens ou les Cambodgiens, hommes des plaines, insérés dans une structure étatique, les montagnards sont des sous- hommes, des "sauvages". Ce sont les fameux "moï" de la littérature coloniale. Cultures itinérantes sur brûlis, chasse, cueillette sont leurs moyens de subsistance.
Ces tribus autochtones, dont les origines se perdent dans la nuit des légendes, forment un ensemble immense qui peuple en partie le Sud-Ouest de la Chine, le Viêt-Nam, le Laos, la Thaïlande et la Birmanie, où ils sont même majoritaires. On les trouve aussi aux Indes, en Malaisie, en Indonésie, à Bornéo, aux Philippines. Soixante millions d'hommes peut-être, dispersés en petits groupes isolés, sans appartenance autre que celle d'une histoire naufragée, refoulés dans les régions inhospitalières par l'étalement des peuples de haute civilisation, méprisés et exploités par [119] tous, généralement pourchassés et écrasés par les machines étatiques, anciennes et modernes, leurs règlements, leurs armes et leurs maladies. On ne peut même pas nommer l'ensemble de ces minuscules "nations", soumises au même génocide que les Indiens des Amériques.
Pour les autorités cambodgiennes, ce sont les Khmer loeu, les "Khmers d'en-haut", par rapport à ceux "du milieu" ( kandal) qui sont les Cambodgiens de la plaine, et à ceux "du bas", c'est-à-dire du Sud ( krom), de la Cochinchine viêtnamisée. On les trouve dans plusieurs provinces montagneuses, surtout vers les frontières. L'actuelle population de langue khmère est issue de la fusion et de l'assimilation de plusieurs peuples proches autour d'un noyau (les Kam buya) originaire de l'actuel Sud-Laos, à une date parfois peu ancienne comme en témoignent les "Khmers" Kuy entre Kompong Thom et Preah Vihear Mais il est évident que les groupes "montagnards" ne sont pas khmers, ni linguistiquement ni culturellement, bien qu'un certain cousinage soit perceptible. Ils habitaient en général en dehors des régions contrôlées par la monarchie traditionnelle et ne sont tombés sous la dépendance de Phnom Penh que par l'intermédiaire de la colonisation qui fut tardive et difficile dans ces régions, tant à cause du terrain que de l'esprit indépendant de ces populations. Il fallut les "soumettre", parfois par les armes, comme le pays jaraï, sur les hauts plateaux viêtnamiens, où les combats ne cessèrent qu'en 1932. Les Cambodgiens vinrent dans les fourgons des Français. Dénommer ces populations "Khmer loeu" vient donc d'un parti pris d'ignorer leur spécificité et témoigne d'une volonté arrêtée de les assimiler, de les "khmériser". Les autorités tentent ainsi, de façon autoritaire et sans contrepartie, de fixer les villages, de modifier les habitudes économiques et même d'habiller ces malheureux pour ne pas choquer la décence des hauts fonctionnaires en visite. C'est là un faible moyen de leur donner une conscience "nationale". Pour eux, la dialectique "conscience tribale/Oppression coloniale" ne peut que continuer à jouer. Par ailleurs rien n'est fait dans les écoles pour combattre dans [120] l'opinion publique l'impitoyable racisme dont ils sont l'objet10.
L'affaire a sans doute commencé chez les Brao avec l'implantation de colons khmers, chômeurs ou réfugiés du Viêt-Nam, à qui furent distribuées gratuitement des terres pour la culture individuelle et les petites plantations. On empiéta sur les terres collectives des Brao. Des incidents, maladroitement réprimés, entraînèrent de nombreux groupes et villages dans une rébellion ouverte que l'armée s'est alors efforcée de mater. Les villages se sont hérissés de chamrong, ces redoutables chausse-trapes de bambou. Les sentiers s'encombraient de pièges de chasse, innombrables et divers chez des gens qui comptent sur le gibier pour se nourrir. En même temps, les communiqués militaires, qui parlaient là aussi de "Khmers rouges", mentionnaient de plus en plus souvent, à côté des arbalètes locales, la présence d'armes automatiques chez les insurgés, vieux P. M. français ou armes chinoises, en usage parmi les troupes du F. N. L. comme parmi celles de Phnom Penh.
Là aussi, le prince voulut voir la main de l'étranger. Certes, les forces du F. N. L. et celles du Pathet Lao n'étaient pas loin, et certaines unités passaient par là ou venaient en repos dans les régions avoisinantes. Il était inévitable que ces montagnards indociles entretiennent [121] des rapports avec les forces de libération nationale des pays voisins. Le contraire serait même surprenant dans une zone où les frontières sont des lignes théoriques, sans rapport avec les aires géographiques des ethnies locales Si Phnom Penh avait vraiment voulu mettre fin à la rébellion, il aurait sans doute gagné à reconnaître les erreurs commises plutôt qu'à affirmer l'existence d'une ingérence extérieure, celle des Viêtnamiens ou des "Khmers rouges" dont tout laissait à penser, à l'époque, que si elle existait vraiment ce qui restait à démontrer elle n'avait de rôle que marginal. On imagine d'ailleurs la mauvaise humeur des militaires cambodgiens qui auraient sans doute préféré voir leurs adversaires en rester à leurs armes tradi tionnelles, dangereuses certes mais primitives, plutôt que de chercher, dans une région où elles abondent, les armes modernes qui leur permettent éventuellement de résister à la répression militaire. Au cours de l'été 1969, on en vint à utiliser des Mig pour bombarder ces poignées de rebelles cependant que le chef de l'Etat continuait à battre le tambour de guerre.
Il vint plusieurs fois dans la région. En voici un compte rendu typique: "Le jeudi [24 avril], c'est à Poy, village khmer loeu [province de Ratanakiri], que Samdech s'est rendu. Poy est situé à 14 km de Labansiek, implanté à flanc de coteau dans un lieu en partie déboisé. Un poste tenu par les militaires, est installé à peu de distance, avec l'infirmerie et l'école.
"Poy compte actuellement 618 habitants, qui, parés de colliers de perles multicolores et d'anneaux de cuivre, accueillirent Samdech à l'entrée du village, en même temps que les Khmers loeu des villages voisins, venus en famille, hottes au dos, pour voir le Chef de l'Etat.
"Samdech remit du tissu, des denrées alimentaires, des médicaments et du matériel11 après avoir prononcé une [122] allocution dans laquelle il démentit une fois de plus les bruits propagés par nos ennemis, touchant la prétendue divergence de race entre Khmers de la plaine et Khmers de la montagne, et les prétendus vols de terre commis par les Khmers.
"Poussés par les étrangers qui ne peuvent y trouver que des avantages, déclara Samdech, les "Khmers rouges" s'efforcent de miner l'économie du pays, détruisant les plantations de caoutchouc, plantations qui, loin d'appartenir à de riches propriétaires, sont le seul bien de petits planteurs ou appartiennent à l'Etat, donc au peuple. Certaines allaient donner cette année leur première production de latex. L'empierrement des routes par lesquelles devait être écoulée cette production avait même été prescrit; les travaux entrepris ont dû être suspendus du fait de l'insécurité et de celui de l'affectation des crédits à la défense nationale12. " Les incidents et l'insécurité s'étendirent aux provinces de Mondolkiri, de Stung Treng et de Kratié.
Pendant ce temps, l'activité des "Khmers rouges" ne cessait pas13. Mais alors qu'en 1968 les incidents étaient peu fréquents et ne mettaient aux prises que des petites bandes, souvent évaluées à dix ou quinze hommes, en 1969, le rythme des accrochages s'est précipité : chaque semaine, parfois même chaque jour apportait la nouvelle d'une embuscade ou de plusieurs, à un bout ou à l'autre du royaume. A s'en tenir aux déclarations officielles, les rebelles étaient actifs dans les provinces de Battambang, Koh Kong, Pursat, Kompong Speu, Kampot, Prey Veng, Svay Riêng, Kompong Cham, Kratié, Stung Treng, Ratanakiri et Mondolkiri, sans compter celle de Phnom Penh même, où un "réseau" aurait été démantelé, soit treize provinces sur [123] dix-huit. Rapporté à la carte, ce chiffre montre la diversité de l'implantation des rebelles.
On commença à publier dans la presse des listes de têtes mises à prix. Il s'agissait le plus souvent d'anciens maquisards du temps des Français, ou de professeurs et d'élèves, soudainement disparus de leurs foyers. On trouvait, affichées dans certains édifices publics, des photos de rebelles avec l'indication de la prime que leur capture rapporterait à l'heureux délateur. Faisant un bilan provisoire, Le Monde écrivait qu' "à deux reprises, au cours de l'année, les journaux de langue khmère ont publié des photographies représentant un fusil debout sur une natte et, près du fusil, une tête coupée. Il est à remarquer que le nombre des rebelles capturés est en baisse constante, tandis que celui des tués varie entre quinze et vingt par mois. Le total des pertes infligées aux "Khmers rouges" dans les six premiers mois de 1969 s'établit à plus de 130 tués, une centaine de blessés, une trentaine de rebelles capturés, et trente ralliés [...]. Le long de la frontière viêtnamienne, les "Khmers rouges", outre l'attaque de postes militaires ou de véhicules de transport en commun, pratiquent aussi des assassinats politiques: toujours selon les sources officielles, il n'y a pas eu moins de cinq apparitions de rebelles dans les villages au cours du seul mois de juin. Ils arrivent en petits groupes, armés, s'emparent du chausangkat [maire] du village ou d'un autre " agent du gouvernement" et l'exécutent sur la place publique. Ils laissent parfois des tracts pour "expliquer" leur action.
"Un instituteur d'un petit village du nord de la province de Prey Veng, limitrophe du Viêt Nam, nous a confié que beaucoup de gardes provinciaux préfèrent s'éloigner lorsqu'on leur a signalé la présence d'un groupe de rebelles armés dans les parages. Ceux-ci ont ainsi le champ libre14. "
Dans ce pays où le banditisme est traditionnel, les habitudes punitives sont assez brutales. Les anciens parle[124]ront volontiers de tel ou tel célèbre voleur de grand chemin qui, avant-guerre, fut décapité au sabre ou éventré en place publique. La foule appréciait ces spectacles forts. On collectionnait soigneusement les morceaux taillés dans le corps des suppliciés en raison de leur grande vertu magique. Ces robustes coutumes n'ont pas été oubliées puisqu'en 1969 les autorités exposaient trois têtes coupées sur la place du marché à Kampot. Des prisonniers ont été jetés vivants du haut des falaises du Bokor.
Il suffisait d'ailleurs d'écouter les soldats, toujours très aimables avec les gens de passage, qui racontaient à l'occasion et sans réticence, parfois même avec une franche gaieté, comment ils avaient étripé un prisonnier vivant pour lui manger le foie. Cas isolés, certes, mais la brutalité de cette répression révélait en l'occurrence surtout son impuissance.
Le progrès lent mais sûr des partisans s'explique sans difficulté par le poids de la condition paysanne, rendue écrasante par les exactions policières. Le rôle des anciens militants de la lutte contre les Français n'est sans doute pas non plus négligeable. On comprend mieux, dès lors, la volonté farouche du prince Sihanouk de faire accréditer l'idée d'une intervention extérieure. Ce faisant, il disculpait l'administration, son principal soutien, et encourageait la méfiance des paysans envers les "étrangers", c'est-à-dire les Viêtnamiens ou les cadres du Pracheachon, porteurs d'une idée de la société fort éloignée de la pratique du Sangkum15. Les rebelles ne pouvaient être que les "traî[125]tres" et les discours officiels ne se faisaient pas faute d'amalgamer les "rouges" et les "bleus", les révolutionnaires et les commandos envoyés par la C. I. A.
Un nouveau pas dans l'escalade fut franchi dans les premiers mois de 1969. Sihanouk accusa d'abord les "Viêtnamiens armés" de pénétrer dans le pays, puis il accusa les "Viêt Minh", puis le F. N. L. et les Nord-Viêtnamiens de soutenir la rébellion, de l'encadrer et de la diriger. La presse se mit à parler des "rebelles laquais des Viêtnamiens". Divers incidents firent comprendre que l'on passait peu à peu des attaques verbales aux attaques armées, ouvertes, contre les forces viêtcong stationnées le long des frontières. Le régime décidait ainsi de masquer définitivement le problème posé par l'existence d'une rébellion grâce à une campagne xénophobe, lancée de concert par Sihanouk et la droite, qui allait devenir entre les mains de cette dernière, un redoutable instrument pour faire basculer le Cambodge.
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La mythologie de l'ennemi héréditaire a cours depuis longtemps dans l'intelligentsia cambodgienne pour désigner l'histoire des rapports entre le royaume et son puissant voisin viêtnamien. On ne peut les comprendre toutefois que dans le contexte de la politique étrangère du régime sihanoukiste, qu'ils éclairent en retour.
L'arrivée au pouvoir de Ngô Dinh Diêm à Saigon et sa politique pro-américaine allaient envenimer sérieusement les relations avec le Cambodge. L'apuration des comptes de l'ancien Trésor indochinois et le partage du patrimoine commun, héritage de l'Indochine française centralisée, ne purent être réalisés. Phnom Penh dut ainsi créer sa propre monnaie. Puis Saigon revendiqua quelques villages frontaliers et surtout des îles qui contrôlaient l'entrée de la baie de Kompong Som. Les Cambodgiens avaient là une petite base navale, à Ream, et projetaient de créer un port de mer, le futur Sihanoukville, pour éviter que leur ravitaillement qui, jusqu'alors, devait remonter le Mékong ne dépende du bon vouloir des autorités viêtnamiennes. Ces revendications territoriales furent considérées, à juste titre, par le prince Sihanouk comme sans fondement et rejetées comme telles. Ngô Dinh Diêm qui entendait obtenir une reconnaissance internationale pour son régime provisoire interdit le Mékong aux navires qui remontaient à Phnom Penh, afin d'obliger le Cambodge [127] à établir avec lui des relations diplomatiques. Divers incidents de frontière, des tentatives de subversion et des complots assombrirent encore les relations. A cette époque-là, Diêm contrôlait encore la police cambodgienne par l'entremise des Viêtnamiens qu'avait laissés là l'administration française. Dès le 25 avril 1957, le frère du dictateur, Ngô Dinh Nhu, maître de la police secrète, accusait le Cambodge d'héberger le quartier général des communistes de Hanoi. Le 2 mai suivant, les troupes régulières sud-viêtnamiennes faisaient une incursion en territoire khmer et attaquaient Ba-Thu, dans le Bec de Canard. Il a fallu exactement treize ans pour que l'impérialisme américain, utilisant les mêmes troupes et s'appuyant sur la même illusion, renouvelle massivement cette attaque et l'assortisse d'une occupation durable
En crise presque permanente, les relations diplomatiques se maintinrent jusqu'en août 1963. Elles furent ensuite entièrement coupées sans que pour autant les difficultés s'aplanissent. L'un des problèmes les plus lancinants, et qui ne trouvera sans doute de solution qu'avec la fin de la guerre, est celui des minorités nationales. Plusieurs centaines de milliers de Viêtnamiens habitent au Cam bodge; en dehors de certaines mesures restrictives dans le domaine économique qui visaient à favoriser les Khmers dans la course aux emplois, ces Viêtnamiens, au moins jusqu'à une date récente, vivaient dans une paix relative et une aisance matérielle souvent réelle. Par contre, le sort de la minorité khmère de Cochinchine est loin d'être enviable. Diversement estimée à cinq cent mille ou un millions de personnes, elle vit en communautés villageoises resserrées autour des pagodes. Ces Khmers krom réclament la reconnaissance de leurs droits en tant que minorité nationale, culturelle, linguistique et religieuse. De ces droits, on se soucie comme d'une guigne à Saigon.
D'un côté, le F. N. L. promet aux Khmers krom l'octroi de leurs droits nationaux et les fait participer, par le canal d'une organisation particulière, à la lutte de libération nationale. De l'autre côté, ils sont recrutés dans [128] l'armée gouvernementale ou dans les Forces Spéciales de l'armée américaine. L'avantage qu'y trouvent certains est d'échapper à la sujétion d'officiers viêtnamiens et d'être mieux payés que dans l'armée régulière. Aussi forment-ils des unités spécialisées dans le terrorisme et les coups de main à la frontière, encadrées par des officiers américains et que leurs exploits ont rendus tristement célèbres dans la région. En mai 1970, plusieurs milliers de ces mercenaires ont été dépêchés au général Lon Nol car, selon le département d'Etat américain, "ils voulaient se battre pour le Cambodge16". Ils restent néanmoins en contact permanent, ne serait-ce que par radio, avec leurs officiers américains.
Les autorités de Phnom Penh ont toujours accordé à la question des Khmers krom une vive attention. Chaque année voyait des centaines de réfugiés arriver dans le pays. La perte des provinces de Cochinchine au XVIIIe siècle était souvent rappelée pour stigmatiser l'impérialisme viêtnamien. La presse locale ne se faisait pas toujours faute de rappeler qu'avant d'être viêtnamien, Saigon s'appelait Prey Nokor, que beaucoup de villes ou de provinces du Delta portent encore des noms khmers. La jeunesse des écoles n'était pas insensible à ces vibrants rappels. Le prince Sihanouk, quand il alertait l'opinion internationale sur les persécutions dont souffrent les Khmers krom, avait soin de préciser qu'il n'émettait aucune revendication territoriale sur son voisin, en laissant entendre toutefois que son dossier n'aurait pas été mauvais17.
Pendant quinze ans, le prince Sihanouk n'a cessé de réclamer le respect de ses frontières et d'en appeler à la communauté internationale. Contrairement à Hanoi et au F. N. L., le gouvernement de Saigon a toujours refusé de reconnaître ces frontières. Au printemps 1969 encore, [129] alors qu'il était acquis que le régime de Sihanouk allait renouer les relations diplomatiques avec Washington, le général Thiêu déclarait qu'il était pour sa part "prêt à rouvrir les dossiers" avec les Cambodgiens, c'est-à-dire à reprendre la question des rectifications de frontière là où Diêm l'avait laissée.
Le poids écrasant de la question viêtnamienne et la situation du Cambodge, tant en Indochine que dans le monde, avaient mené Sihanouk dès l'indépendance à formuler une politique de neutralité active qui se situait alors dans la ligne définie par Nehru, avec qui Sihanouk avait établi des relations cordiales et déférentes. Certes, juste après la Conférence de Genève, Sihanouk fait marcher ses troupes sur celles du Viêt Minh qui se retirent d'ailleurs en bon ordre. En même temps il accepte l'idée d'une protection fournie par les Occidentaux dans le cadre de ce qui devenait l'O. T. A. S. E.18. Mais très rapidement il en voit le danger pour l'indépendance du pays, et à la conférence de Bandung, en avril 1955, le Cambodge neu traliste fait son apparition sur la scène asiatique. Phnom Penh entretient alors de bonnes relations avec les Occidentaux (il reçoit une aide militaire américaine directe), avec le Japon, avec les neutralistes (Nehru et Sukarno), avec les Soviétiques et avec les Chinois. C'est l'époque où l'indépendance vient d'être confirmée à Genève, où le prince lance le Sangkum. Malgré la latitude que lui laissent les accords de 1954, Sihanouk finalement refuse, en dépit des multiples pressions de John Foster Dulles19 de placer son pays sous la protection de l'O. T. A. S. E.
Le durcissement américain au Viêt-Nam du Sud, marqué [130] par le soutien donné à la dictature diêmiste qui refuse de tenir les élections générales prévues en 1954, entraîne une certaine hostilité des régimes pro- américains à l'égard de la neutralité cambodgienne. Cependant, une loi promulguée le 6 novembre 1957 définissait ainsi une ligne à laquelle Sihanouk se conforma de façon stricte:
Devant les difficultés que soulèvent les alliés de Washington -- Saigon à partir de 1956, Bangkok à partir de 1958 -- Sihanouk a tendance à rompre les relations diplomatiques avec ses adversaires, à demander appui aux autres neutralistes asiatiques (l'Inde et la Birmanie), à s'assurer de la compréhension des Chinois (visites officielles à Pékin en 1956, 1958, 1960, 1963, 1964, 1965) et des Soviétiques (visites officielles en 1956 et 1960) et à essayer de négocier avec les Américains le respect de la neutralité cambodgienne, sans jamais obtenir d'engagement précis de leur part. En fait, la montée de la guerre qui commence à faire rage à moins de cent kilomètres de Phnom Penh rend la poursuite de cette politique de plus en plus hasardeuse et la marge de manoeuvre se réduit peu à peu.
Néanmoins, Sihanouk continue à évoluer avec une extrême habileté, faisant montre d'un génie certain de la diplomatie où ses méthodes parfois non conformistes aboutissent à de nombreux succès. L'effondrement de l'indépendance cambodgienne, à la minute même où il a été déposé en donne la preuve la plus éclatante. On serait tenté de parler d'un "système Sihanouk" pour décrire sa politique étrangère. Son but fondamental en est le maintien de l'indépendance complète du pays (dans une région du monde où le cas est bien rare), le maintien sans [131] compromis de l'intégrité territoriale, menacée historiquement par l'expansionnisme des deux grands voisins, ainsi que celui d'une balance entre les grandes puissances qui jouent un rôle dans la région, principalement les Etats- Unis, la Chine, l'U. R. S. S. et la France, en second lieu le Japon, la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Car rien, pensait-il, ne permet d'espérer encore que les Indochinois puissent effectivement décider seuls des affaires de l'Indochine. La subtilité de sa diplomatie fut de maintenir cette balance équilibrée en comprenant que le Cambodge devait se ranger toujours du côté du plus faible. En s'alliant tactiquement aux moins puissants, le Cambodge maintenait la parité entre lai et ses alliés, et conservait son indépendance réelle. Il l'aurait aliénée à brève échéance en s'alliant aux plus puissants.
Au moment où les Américains débarquent un important corps expéditionnaire au Viêt-Nam, Sihanouk réunit à Phnom Penh, du 1er au 9 mars 1965, une Conférence des peuples indochinois où trente-huit délégations cambodgiennes, laotiennes et viêtnamiennes, représentant un large éventail politique, condamnent l'agression de l'impérialisme américain sur la base des principes de Bandung. En même temps, dans les couloirs, Sihanouk engage avec les Nord-Viêtnamiens une épreuve de force qui va presque jusqu'au point de rupture.
C'est de ce principe d'hostilité aux hégémonies que découlent, en s'adaptant aux situations, l'antagonisme avec les Etats-Unis, l'excellence des rapports diplomatiques avec Hanoi, et la rigidité à l'égard de Saigon et Bangkok. On pense aussi là à la politique étrangère de de Gaulle, qui salua de façon solennelle son émule au cours de son fameux voyage de 1966, dans un discours que l'on n'hésita pas, à Phnom Penh, à qualifier de sihanoukiste.
Peu à peu, le problème viêtnamien en vint à dominer entièrement la politique étrangère khmère. La pression aux frontières ne se relâchait pas. Les Thaïlandais et les commandos khmer serei de la C. I. A. ne cessaient de lancer des coups de main, de poser des mines, d'attaquer des postes sans jamais lancer de véritable offensive mil i[132]taire. Un simple harcèlement, pour maintenir la température. A la frontière viêtnamienne, par contre, les incidents prenaient des proportions plus graves. A partir de 1957, mais surtout de 1964, les forces américano-sudviêtnamiennes se mirent à attaquer des postes, des villages, à bombarder les rizières, à mitrailler des camions, à napalmer ou à "défolier" du côté cambodgien de la frontière. Il ne se passait guère de semaine sans que de tels incidents se produisent, avec des morts et blessés, quelques centaines au total, chaque année. Sihanouk n'a pas manqué chaque fois que des paysans khmers étaient victimes des bombes américaines d'élever une protestation à laquelle Washington ne répondait pas ou répondait en prétendant tout ignorer de l'affaire et qu'une enquête avait été ordonnée, etc. Des journalistes de Saigon ont raconté, en privé, comment ils avaient accompagné, à plusieurs reprises, des commandos de Forces spéciales américaines dans leurs incursions en territoire khmer. La frontière était continuellement survolée par des appareils de l'U. S. Air Force. Pendant plusieurs années, les membres de la Commission Internationale de Contrôle (Indiens, Polonais et Canadiens) se déplaçaient à chaque violation grossière de la frontière pour aller constater les dégâts et établir un rapport, mal gré les tentatives de diversion que ne manquaient jamais de faire les Canadiens. Peine perdue. Personne à Washington ou à Saigon ne se souciait plus de la C. I. C., mise en place par les Accords de Genève. On la gardait en veilleuse pour la réanimer en cas de règlement diplomatique. Mais les Américains, qui reconnaissaient verbalement la neutralité du Cambodge, ne tenaient guère à ce que leurs incursions, souvent meurtrières, fussent étalées en public. Les journalistes qui étaient au courant, à Saigon, n'avaient guère la latitude d'en faire état.
La thèse américaine a toujours été, pratiquement depuis quinze ans, que la région frontalière abritait, sur le territoire cambodgien, le quartier général des forces viêtcong et que celles-ci y disposaient de "sanctuaires", c'est-à-dire de zones exclusivement sous leur contrôle et à partir [133] desquelles elles pouvaient lancer des attaques contre le Sud du Viêt-Nam. Cette thèse, que nous examinerons plus loin, a servi pendant des années à justifier les agressions contre le Cambodge et, plus récemment, à l'envahir avec des dizaines de milliers de soldats américains et sud-viêtnamiens.
Les Américains reprochaient à Sihanouk de tolérer cette présence sur son territoire. Pendant longtemps, Sihanouk a nié cette présence avec la dernière énergie Par là, il refusait d'abord de tomber dans le piège américain: "Si vous avez des communistes chez vous, il faut les frapper et nous allons venir vous aider." Il insistait sur le fait que sa neutralité devait être respectée par ceux qui la menaçaient le plus, c'est-à-dire les Américains dont on savait quels ravages leur présence causait au Viêt-Nam, au Laos et en Thaïlande. De plus, en ne la reconnaissant pas publiquement, il limitait la présence des Viêtcong, obligés dès lors de ne pas créer trop de difficultés à un voisin qui leur était plutôt favorable. Enfin, cela ne l'empêchait nullement, dans la coulisse, de faire pression sur les Viêtcong pour qu'ils limitent au maximum leur présence. Il savait que la présence éventuelle de ces forces armées n'entraînait pas le Cambodge dans la guerre. Il y avait certes les incidents de frontières mais en raison des méthodes de guerre américaines, ils étaient inévitables. Les Viêtcong avaient les yeux tournés vers le Viêt-Nam. Ce qu'ils se procuraient au Cambodge, ils le payaient et se gardaient bien, eux, de s'immiscer dans les affaires intérieures du Cambodge. Ils n'attaquaient jamais l'armée khmère. Quand Sihanouk le réclama, ils reconnurent volontiers "l'intégrité territoriale du Cambodge dans ses frontières actuelles", formule consacrée par laquelle Sihanouk faisait le tri entre ses amis et ses adversaires. Saigon s'était toujours refusé à faire une telle déclaration de reconnaissance. Le F. N. L., en tant que future force politique dirigeante du Viêt-Nam offrait donc, aux yeux de Sihanouk, une garantie de poids en renonçant à toute revendication territoriale, et c'était là, on s'en souvient, un pilier de la politique étrangère du prince.
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Le maintien de la paix exigeait donc que le Cambodge niât officiellement la présence, si limitée fût-elle, de troupes viêtcong sur son territoire. Par ailleurs, Sihanouk savait parfaitement qu'il n'avait nullement les moyens de l'empêcher si d'aventure les responsables du F. N. L. avaient décidé de la lui imposer. Il ne le cachait pas dans ses discours publics. Comment voulez- vous, disait-il, que nous nous opposions par la force avec nos 35 000 hommes, à des gens qui tiennent en échec un million de soldats américains et sud-viêtnamiens? On a vu plus tard la "valeur" de cette armée khmère.
Cette politique de très stricte neutralité procurait des avantages aux deux côtés. Le F. N. L. avait sur ses arrières un régime qui lui était plutôt favorable et qui lui offrait un lieu de contact, Phnom Penh, avec le monde extérieur. Le F. N. L. constituait un rempart efficace contre les tentatives d'empiétement américano-sud-viêtnamiennes; il avait liquidé les bases viêtnamiennes des commandos khmer serei; il encourageait la très importante minorité viêtnamienne du Cambodge à soutenir le régime. Tout en étant très attentif et bien informé de la situation dans le pays, le Front s'abstenait d'y jouer un rôle politique ou de soutenir les rebelles "rouges". Au plus, il les prenait sous sa protection quand ils étaient pourchassés. Pendant longtemps les avantages réciproques semblèrent garantir le maintien de cet équilibre en dépit des convulsions qui saisissaient les pays voisins.
Pourtant la situation commença à se modifier vers la fin de 1968 et le début de 1969. Dans les discours du prince les allusions se firent de plus en plus transparentes. Dans la presse le changement de ton se faisait graduellement: on critiqua l'ingérence des étrangers, puis des communistes, puis des Viêtnamiens en général. Parallèlement les relations diplomatiques avec Hanoi et le Front semblaient bonnes et allaient même en se resserrant.
On sentait comme un double jeu En mai 1969, la semaine même où la représentation diplomatique du F. N. L. à Phnom Penh, dirigée par le professeur Nguyên Van Hieu, [135] était promue au rang d'ambassade, avec l'agrément du gouvernement royal, la police préparait une manifestation "spontanée", avec des éléments de la J. S. R. K. et des chômeurs, qui devait avoir lieu devant les deux ambassades viêtnamiennes. Nombreux étaient ceux qui étaient au courant de la préparation de cette manifestation. Elle devait être suivie de la mise à sac des deux bâtiments. L'opération était planifiée par Sosthène Fernandez. Prévenus, les diplomates viêtnamiens avaient évacué les lieux et déménagé leurs archives. Le jour dit, rien ne se produisit. On apprit qu'au dernier moment Sihanouk avait refusé le feu vert. Mais la menace restait suspendue. Elle retomba le 11 mars 1970.
Plusieurs éléments sont à l'origine de ce glissement La lutte contre les rebelles, entamée en 1967 et intensifiée depuis lors, entraînait le régime à durcir ses pressions contre le F. N. L. pour qu'il ne prête pas main-forte à ceux qu'il ne pouvait pas ne pas considérer comme des alliés naturels, au moins à long terme. L'absence de la gauche à l'intérieur du régime avait permis à la droite de reprendre une influence considérable, et l'armée s'employait à créer des incidents dans les régions frontalières en assaillant de petites patrouilles de ravitaillement viêtcong, ou même en collaborant de temps à autre avec l'artillerie américaine pour attaquer des unités du Front. Ces violations de l'entente tacite n'étaient pas laissées impunies. Quelques petits postes khmers furent ainsi pris et détruits en guise d'avertissement. Dans quelques cas, il semble que des chefs locaux d'unités viêtcong n'aient pas appliqué avec la célérité désirable leurs directives qui étaient pourtant strictes, à savoir de se replier dès que les militaires cambodgiens le réclamaient. Quelques manquements à la discipline, de nombreuses provocations faisaient en tout un nombre très réduit d'incidents véritablement sanglants20.
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Ceux-ci étaient soigneusement orchestrés par la presse et par les chefs militaires. Ces derniers appuyés par des politiciens de l'Assemblée nationale faisaient pression sur Sihanouk pour qu'il rompe avec le F. N. L. et reprenne les relations diplomatiques avec Washington. Dans l'impasse économique où se trouvait le pays, après l'échec relatif de la campagne "le Cambodge s'aide lui-même" lancée après le rejet de l'aide américaine, après que l'aide des pays socialistes et de la France eut échoué à relancer l'économie, le prince manquait d'arguments à opposer aux partisans d'une normalisation des relations avec l'Amérique. Comme d'autres, en 1968, au moment de l'ouverture de la Conférence de Paris et de l'arrêt des bombardements sur le Nord, les dirigeants cambodgiens crurent les Etats-Unis disposés à négocier un règlement et à retirer leurs troupes d'Indochine. Pour Sihanouk, on allait vers la fin de la guerre, non pas immédiatement, mais dans un avenir qui n'était plus très éloigné. Plusieurs éditoriaux, signés de lui, témoignent de son inquiétude à l'époque. Il ne semblait pas trop mécontent de voir son voisin viêtnamien déchiré par la guerre civile et l'intervention étrangère. Cela donnait comme un répit au Cambodge avant d'avoir à confronter, seul à seul, le Viêt-Nam, confrontation qui, même pacifique, allait sûrement tourner à l'avantage du plus fort, du plus peuplé, du mieux équipé, le Viêt-Nam. Le départ des Américains rompait l'équilibre des forces dont le maintien était nécessaire à la survie du Cambodge, garantie pour autant que les grandes puissances s'accordaient à la trouver utile. Sihanouk écrivait donc que s'il se refusait à voir les Américains chez lui, il n'en estimait pas moins leur présence nécessaire en Indochine. Certains observateurs pensaient qu'à ses yeux la balance allait bientôt pencher du côté communiste, [137] et qu'il prenait ses dispositions pour le cas où il lui faudrait prendre ses distances avec la nouvelle hégémonie et donc se rapprocher des Américains, battus militairement et politiquement dans les rizières viêtnamiennes.
Il y eut comme une valse-hésitation. Sihanouk exigeait que Washington reconnaisse au préalable les frontières khmères, ce que l'administration de Nixon consentit à faire du bout des lèvres Sihanouk rejeta puis accepta la position américaine. Une mission diplomatique américaine fut dépêchée à Phnom Penh, ce qui ne pouvait que raffermir la détermination de la droite21.
Mais en même temps qu'il entrouvrait la porte à l'impérialisme, Sihanouk, portant la confrontation et l'équilibre à un degré plus22 élevé (et plus périlleux), resserrait ses liens avec les révolutionnaires viêtnamiens: il reconnaissait de jure le Gouvernement Révolutionnaire Provisoire et accueillait à Phnom Penh, en visite officielle, le président du G. R. P., l'architecte saigonnais Huynh Tan Phat, accompagné de plusieurs ministres du G. R. P. Les relations entre les deux équipes gouvernementales furent au début assez froides, mais peu à peu l'aisance et la simplicité de ces bourgeois révolutionnaires de Saigon l'emportèrent sur la méfiance politique des Khmers. La tournée en province, devant d'énormes foules mélangées de Khmers et de Viêtnamiens, se termina en triomphe alors que le prince, bousculant le protocole, multipliait les marques d'amitié envers ses hôtes. Au même moment arrivait à Phnom Penh, presque inaperçu, le chargé d'affaires américain qui allait s'installer, comme un simple touriste, à l'hôtel Royal. Jamais le paradoxe du "système Sihanouk" n'apparut avec autant de netteté: la partie se précipitait, les coups Joués se chevauchaient et les enjeux montaient inexorablement.
Ce mois de juillet donnait ainsi une image virtuelle de la situation actuelle: l'arrivée des Américains d'une part, [138] l'alliance de Sihanouk avec les combattants viêtnamiens d'autre part. Mais on n'en était encore qu'aux faux-semblants de la diplomatie. Les forces réelles qui étaient en mouvement allaient faire éclater concrètement cette contradiction. A la fin juillet, en effet, l'impossibilité de résoudre la crise économique avait convaincu Sihanouk de la nécessité d'un changement de gouvernement et, faute d'une alternative, à laisser faire les partisans d'une économie libérale. Mais il allait de soi que la politique étrangère restait un domaine réservé au chef de l'Etat, Sihanouk avait même, comme il en était coutumier, proposé sa démission pour faire taire les critiques Sur les instances du Congrès national, il avait accepté de rester à son poste "à condition qu'un nouveau gouvernement, qu'il considère comme celui de la "dernière chance" puisse être constitué rapidement22."
L'affrontement des ambitions rivales et les intrigues de clans retardèrent la formation d'un gouvernement homogène. Successivement Lon Nol, Sirik Matak, le prince Norodom Kantol acceptèrent puis échouèrent à former le gouvernement. Finalement Lon Nol y parvint, en prenant le portefeuille de la Défense et en donnant à Sirik Matak l'Intérieur, l'Education, la Sécurité et les Affaires religieuses, en tant que vice-président du conseil. C'était lui donner la haute main sur toutes les forces politiques, poten tielles ou organisées. Lon Nol et Sirik Matak étaient l'un et l'autre, dans cet ordre, en tête de la liste des personnalités désignées par le Congrès national, toujours très influencé par le prince, pour diriger le futur gouvernement.
"C'est une révolution, et personne ne s'en aperçoit, -- disait quelques jours plus tard un personnage bien informé -- car la bourgeoisie vient de se saisir du pouvoir sans violence, sans bruit. Sihanouk n'y a vu que du feu. Ces gens-là vont remettre de l'ordre dans l'économie et assainir l'administration, graduellement. Sihanouk peut [139] toujours s'agiter; ils tiennent les cordons de la bourse et lui couperont les vivres pour qu'il se tienne tranquille"
On ne sait pas jusqu'à quel point Sihanouk n'y vit "que du feu", mais il est incontestable qu'il a non seulement facilité, mais réclamé la formation de ce "gouvernement de sauvetage". Ce n'était d'ailleurs pas la première fois qu'il laissait se former un gouvernement opposé à ses propres vues politiques. Il l'avait déjà fait lorsqu'il n'avait pas lui-même de solution politique à un problème donné, mais il l'avait fait avec d'autant moins de risques que son immense popularité et son contrôle des mécanismes du pouvoir lui permettaient toujours de reprendre la main quand il le souhaitait, ou quand ses adversaires du moment s'étaient enfermés dans une impasse Cette fois, sa popularité était en baisse et la machine était usée. L'influence occulte des Américains allait contribuer à donner une tournure nouvelle, inattendue pour la plupart des observateurs et des Cambodgiens eux-mêmes, à cette épreuve de force.
Il semblait donc qu'on était installé dans un équilibre précaire: les incidents se multipliaient sur le terrain à la suite des provocations des militaires cambodgiens, la presse menait à grand tapage une campagne anti-viêtnamienne qui visait la vieille communauté installée dans le pays. Diverses mesures administratives étaient prises contre elle. A la fin de l'année, par exemple, les pêcheurs viêtnamiens du Grand Lac étaient réduits à la misère par l'interdiction qui leur était faite de pécher avec des engins. Pendant ce temps, Sihanouk allait à Hanoi s'incliner devant la dépouille du président Hô Chi Minh et rejeter la responsabilité des événements sur Lon Nol et la droite. La politique étrangère menée par le prince contrastait effectivement avec la politique intérieure menée par le gouvernement.
Sihanouk, pour sa part, s'était toujours cantonné dans les attaques verbales, dans les pressions, dans les menaces suspendues les grands mots et les demi-mesures. Il ne cherchait pas la confrontation sur le terrain, mais seulement [140] à prévenir une alliance tactique entre partisans khmers et partisans viêtnamiens qui, peut-être, commençait à se dessiner. Les relations avec le Front restaient officiellement bonnes. Pour Sihanouk la menace principale était l'insurrection à l'intérieur. Il savait que mettre ses menaces à exécution l'aurait entraîné dans un engrenage d'où il ne serait pas sorti indemne et qui lui aurait fait perdre ses derniers atouts. La droite, au contraire, pressée de rentrer dans le giron américain, cherchait à matérialiser les oppositions et à créer l'irréparable pour jeter bas l'équilibre instable de la neutralité. Sihanouk la sous-estima.
Le 2 août 1969, il accepta la démission du cabinet qu'il avait installé en janvier 1968. Il déclara que si le nouveau gouvernement échouait à relancer l'économie, le Sangkum serait dissous et que le régime serait remplacé par un régime parlementaire ou par une dictature militaire, qui l'un comme l'autre vendraient la neutralité khmère aux Américains.
Dans sa déclaration d'investiture, le général Lon Nol avait fait prévoir la remise au secteur privé d'entreprises nationales ou mixtes déficitaires et avait promis qu'il ne serait procédé à aucune nouvelle nationalisation. Bientôt, il partit pour la France, officiellement pour des raisons médicales. La direction des affaires restait donc entre les mains de Sirik Matak, qui devait néanmoins compter avec la présence dans le cabinet de plusieurs sihanoukistes inconditionnels et des membres du "clan" de la belle-famille. Les deux principales mesures furent la dénationalisation du commerce extérieur et celle des banques. On adressa un appel pressant aux capitaux étrangers pour qu'ils viennent s'investir dans le pays, sans grand succès. Les Américains ne semblaient pas du tout pressés d'offrir leurs services ni leurs dollars et observaient une prudente réserve. On prit également des mesures pour restreindre l'ampleur de la corruption. Des responsables d'entreprises nationalisées furent publiquement attaqués pour leur gestion défectueuse. Cette campagne permettait à Sirik Matak de placer ses hommes dans l'administration et [141] de constituer des dossiers sur ses adversaires encore influents.
Devant le démantèlement de l'appareil économique de l'Etat, Sihanouk tenta de réagir. Il était favorable à une politique économique d'"ouverture" qu'il préconisait depuis le début de l'année23, mais il ne faisait pas confiance pour autant aux petits capitalistes cambodgiens, plus spéculateurs qu'entrepreneurs. Il voyait bien le sens politique de ces mesures dirigées contre lui. L'Assemblée nationale ayant soutenu le gouvernement, il convoqua le Congrès national pour contre-attaquer: on y dénonça la dénationalisation, et pour appuyer cette manoeuvre et faire tomber le gouvernement, le prince fit démissionner les quatre ministres qui étaient de ses fidèles. A la surprise de beaucoup, le gouvernement accepta leurs démissions sans faire mine de se démettre. Sihanouk se sentit joué et les ministres voulurent reprendre leurs démissions de façon à rester au cabinet jusqu'aux prochaines élections législatives. Mais un communiqué de la présidence du conseil fit savoir que les démissions avaient été définitivement acceptées.
Le prince avait cherché des soutiens. Il avait envoyé, avant la réunion du Congrès, des émissaires en province, en particulier dans celle de Kandal, pour demander l'envoi de délégations qui l'appuieraient. Les chefs de village, [142] prudents comme à l'accoutumée, firent demander aux autorités par l'intermédiaire de la police ce qu'il fallait faire. Le ministère de l'Intérieur recommanda de ne pas bouger. Les paysans restèrent donc chez eux. Un pouvoir étranger s'était infiltré dans l'administration. Le Congrès national, cantonné dans son rôle consultatif, restait en gros acquis au prince mais, comme machine de guerre contre le gouvernement, il s'était révélé faible et inefficace. L'atmosphère n'était pas favorable: depuis la formation du "gouvernement de sauvetage" on pouvait percevoir, en ville, les murmures de la critique. Le second festival du film, une vraie mascarade à la plus grande gloire du prince, avait sérieusement indisposé les milieux "intellectuels" et, pour la première fois depuis longtemps, cela se savait. On assistait à une sorte de dégel. Des fonctionnaires corrompus étaient publiquement chassés au grand contentement du public qui ne voyait pas encore que les places rendues ainsi vacantes, comme celle de la direction des douanes, étaient aussitôt données à des proches de Sirik Matak. En bref, le prince se rendait compte qu'il n'avait pas le vent en poupe et que ses recettes habituelles ne réussissaient pas.
Il eut alors recours, comme toujours, à un coup de théâtre: début janvier il partit pour la France, avec une suite assez importante, pour aller se soigner. En partant, il fit savoir son optimisme: ses adversaires allaient se manger entre eux et l'on serait bien obligé de faire appel à lui pour rétablir un peu d'ordre dans le chaos que les politiciens n'allaient pas manquer de créer. C'était le réflexe typiquement gaulliste. Il part, disaient ses critiques, parce qu'il n'a plus rien dans les mains. Le prince laissait derrière lui celui qu'il considérait comme son bras droit, un gardien fidèle, Lon Nol, qui devait rentrer à Phnom Penh peu après.
Cependant qu'à Phnom Penh la conjuration se met en place, le prince, en France, vaque à ses occupations sans faire montre de la moindre inquiétude. Il rencontre les dirigeants français et se prépare à partir pour un long [143] voyage à Prague, Moscou et Pékin. Son retour à Phnom Penh n'est pas prévu pour avant avril. Fin février-début mars, il donne deux interviews où il passe totalement sous silence ses difficultés avec la droite Quand Daniel Roy dans Aspects de la France, lui demande ce qu'il pense de ses censeurs, le prince attaque le journal Le Monde et rappelle qu'il a proposé d'organiser un référendum pour montrer la mauvaise foi de ses critiques24. Dans Preuves, il exprime ses craintes devant "l'aveu de la faiblesse du géant américain" et il attaque les Chinois25. Quand le numéro sort des presses, Sihanouk est déjà à Pékin...
Ensuite, les choses vont très vite. Le 8 mars, des manifestations ont lieu en province contre la présence au Cambodge des "communistes viêtnamiens". Le 11, les ambassades de la République démocratique du Viêt-Nam et du Gouvernement Révolutionnaire Provisoire sont attaquées et mises à sac. De Paris, Sihanouk désapprouve les manifestations, tergiverse puis part pour Moscou Le 18, il est destitué. Arrivé à Pékin, il refuse, le 20, sa destitution et le lendemain engage la lutte pour rétablir le pouvoir "du peuple et de la jeunesse". Et il ajoute: "Oui, désormais j'appartiens au passé et je le sais26."
L'ancien régime est tombé. Il n'a pas été ébranlé par une puissante secousse populaire, mais par les intrigues du sérail. Révolution de palais, dirait-on, si elle n'entraînait pas à long terme le plus grand bouleversement matériel et social que le pays ait connu en plusieurs siècles. Le [144] mandat du ciel est passé de main: son authentique détenteur le remet aux combattants de l'ombre. Le geste n'est pas sans grandeur ni sans rappeler celui de Bao Dai abdiquant et faisant remettre le grand sceau de l'Etat au vieux proscrit, Hô Chi Minh.
On aurait pu croire que l'heure était aux bilans, à la pesée rétrospective et soigneuse des erreurs et des réussites. Il n'en a rien été. Les nécessités de la lutte se sont imposées immédiatement. Il n'y aura pas de véritable autocritique. Pourtant, au moment où tout se brise et tout se reprend dans le courant resurgi de l'histoire douloureuse de l'Indochine, il n'est sans doute pas inutile de faire un bilan, même provisoire. Il y a dix ans déjà, Julien Cheverny le faisait ainsi: "Ce socialisme de Sihanouk n'est pas sans rappeler le mercantilisme selon Colbert. L'affirmation du nationalisme économique, les bienfaits de l'économie mixte et de l'intervention de l'Etat, le recours nécessaire aux experts étrangers, l'accumulation de l'or auquel l'on substitue aujourd'hui des devises, autant de caractéristiques d'un système vieux de plusieurs siècles. A vouloir ne rien devoir à Marx ni à Jaurès, à rechercher une voie nationale trop originale, on ne fait que découvrir une antique expérience, même si on la baptise d'un autre nom et si on la qualifie de bouddhique pour rassurer les bonzes encore très puissants. L'audace des mots permet de ne pas toucher aux structures sociales traditionnelles, le bric-à-brac idéologique ne diffère pas les échéances mais aide à les oublier 27."
Elles furent oubliées longtemps. La destitution de Sihanouk fut, comme l'écrivit alors Jacques Decornoy, la "fin d'une Indochine28 ", la fin du système colonial, la fin de la monarchie traditionnelle, figée dans l'immobilité des structures sociales, la fin de l'ancien régime, celui des aristocraties privilégiées et corrompues, des lettres de cachet, des bons plaisirs d'un prince parfois fantasque, des cour [145 ] bettes, de l'ordre moral, du sabre et du goupillon, de l'immuable pauvreté des classes laborieuses. Ce sera la guerre, et même la guerre étrangère qui le balaiera, et non la révolution. Ce n'est pas une secousse venue des profondeurs de la société qui jette à bas un édifice que le temps n'avait pas encore vermoulu, mais bien les bombes américaines. Au temps de Marx, c'était l'introduction des chemins de fer par les Britanniques qui amenait la révolution à l'ordre du jour de la société indienne. Aujourd'hui, la guerre électronique et machinale accouche prématurément, dans les plus vives douleurs, une société asiatique de sa modernité. Une grande alarme court, au Cambodge, jusqu'aux plus petits hameaux de la rizière et de la forê t: l'ordre céleste s'est effondré, les génies du mal, la bride sur le cou, ravagent le pays Il va falloir mourir, ou survivre.