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[3] (p. 31-40)
voile se profiler à l'horizon... qui grandit... on entend mugir la tempête... Le vent... La sarabande des nègres redouble... bacchanale... en mesure avec les rafales... Le navire se rapproche... Il va s'éventrer sur les récifs... Grand émoi chez les sauvages... Ils vont chercher leurs javelots... les haches... prêts au pillage... La tribu entière se précipite vers l'endroit du naufrage... Ils reviennent bientôt avec le butin : barils... coffres... paquets divers... et puis deux corps enlacés... qu'ils déposent sur le sable... près du feu... Deux corps inanimés... Paul et Virginie... toujours enlacés...
Ces sauvages sont de bons sauvages... ils tentent de ranimer Paul et Virginie... Ils ne reviennent pas à la vie... La sorcière écarte la foule... Elle connaît un philtre... Elle leur verse son breuvage... entre les lèvres. Paul et Virginie reprennent conscience... peu à peu. Paul a bientôt complètement retrouvé les sens... Virginie est plus lente à se remettre... Emoi... angoisse... de Paul... Paul demande encore un peu de ce breuvage... Il est avide... La sorcière elle-même le met en garde : "Ce breuvage est d'une ardeur extrême..." Il porte aux sens... au délire ! Paul se lève... Il fait quelques pas sur la plage... Il se sent déjà beaucoup mieux. Ses yeux sont émerveillés... Il ne regarde plus Virginie... plus aussi épris semble-t-il... Mais Virginie se redresse aussi... l'enlace... Elle va mieux... Ils dansent ensemble... La ronde des bons sauvages les entoure... tout heureux d'avoir sauvé ces amoureux ! Paul veut encore boire de ce breuvage... mais Virginie se méfie... ce breuvage lui fait peur... La façon dont Paul lutine à présent les petites sauvageonnes ne lui plaît qu'à moitié... Paul se trouve agacé par cette réserve... cette pudibonderie. Virginie boude... Paul lui fait signe qu'elle l'embête... tout en dansant, frénétique !... Virginie va bouder un peu à l'écart... Première brouille !... Dépit de Virginie lorsque Paul de plus en plus endiablé conduit une farandole éperdue, générale, de tous les sauvages et se tient comme un voyou... Il boit à la régalade le philtre ardent. Encore !... et encore !... Virginie déjà ne le reconnaît plus...
2e Prologue (même rideau).
La même charmante commère sur les pointes jusqu'au milieu du rideau : elle annonce : "Les absents n'ont pas toujours tort... Il s'en faut ! et de beaucoup !... Vous allez voir que tante Odile pense toujours, mélancolique, à sa nièce aimée, la touchante Virginie... Elle a lu, bien relu cent fois déjà, la bonne tante Odile, chaque page du grand roman... du merveilleux récit tendre et terrible... Mais voici bientôt trois années que le "Saint-Géran" fit naufrage... Cela ne nous rajeunit pas... Tristesse est lourde aux jeunes gens... et chaque printemps doit fleurir !... Je vous annonce les fiançailles de Mirella, cousine de Virginie, avec le sémillant Oscar !... Voici Mirella, mutine, délicate et tendre, fraîche rose d'un gracieux destin...-Vous allez voir Mirella, reine du jour, dans le salon de tante Odile !... Chez tante Odile ! au Havre !... Juin 1830 ! Vous allez connaître encore une autre grande nouvelle... Je vous laisse à deviner... Par la fenêtre de tante Odile l'on aperçoit le Sémaphore... Regardez bien !... S'il apparaît un drapeau bleu... C'est un navire ! Je vous le dis !... Le navire !... Entre nous ! Chut !... Chut !...
Et la commère disparaît sur les pointes...
2e Tableau (Le rideau se lève).
L'on aperçoit un salon de l'époque... très cossu... très bourgeois... capitons... sofas... un piano... deux, trois grandes fenêtres... baies vitrées... donnent sur la falaise... le Sémaphore... la mer au loin... très loin... Au début de l'acte, tout le monde va et vient dans le salon. Une jeunesse nombreuse... joyeuse.... pleine d'entrain... danses... duos... quadrilles... etc... cotillons... tout ce que l'on voudra de l'époque... (transposé en ballet).
La cousine Mirella (étoile) avec Oscar, son fiancé... se font mille agaceries... d'autres couples se forment... s'élancent autour d'eux... bouleversent un peu le salon... On saute par la fenêtre... On revient, etc. on gambade mais tout ceci cependant... dans le bon ton !... Elégance... souci de finesse... Au piano... deux vieilles filles, tout à fait caricaturales... Elles jouent à quatre mains... (à deux pianos, ou piano et épinette si l'on veut...) Les petits ballets se succèdent... mais une porte s'ouvre... Les danseurs interrompent leurs ébats... Une dame âgée fait son entrée... fort gracieuse... mais réservée... un peu craintive... effacée... Elle répond très aimablement... aux révérences des danseuses... Mirella et Oscar l'embrassent... d'autres aussi... On l'entoure... on la cajole... Elle ne veut pas troubler la fête... "Oh ! non !... non ! " Elle fait signe que l'on continue... qu'elle Se veut rien interrompre... que tout doit reprendre fort gaiement...
Mirella veut faire danser tante Odile, un petit tour avec Oscar !... Doucement tante Odile résiste... se dérobe... Tante Odile préfère son fauteuil près de ta fenêtre... Qu'on la laisse passer... Sous le bras, elle porte son ouvrage de tapisserie... et puis un gros livre... son chien la suit... Le bon Piram, que Virginie aimait tant... On accompagne tante Odile vers son fauteuil... devant sa fenêtre préférée... Les jeunes couples se reforment... la fête continue... Mirella éprouve, cependant à ce moment, comme une sorte de malaise... vertige... Un trouble... elle préfère attendre un peu... se reposer... avant l'autre danse... Oscar lui offre son bras... Ils se rapprochent tous les deux de tante Odile, à la fenêtre... Tante Odile est encore plongée dans la lecture du beau roman... Mirella... à ses genoux... lui demande de lire le livre tout haut... Oscar tout près... charmant groupe... Les danseurs peu à peu s'alanguissent... ne dansent plus qu'à peine... se rapprochent aussi de tante Odile... Un cercle airs se forme, jeunes gens et jeunes filles... la musique devient de plus en plus douce, mélancolique, attendrissante... C'est le récit de tante Odile... comme un chant... la lumière du jour faiblit... un peu... C'est le crépuscule... Le rêve s'empare de cette gracieuse assistance... Tous les danseurs sur le tapis... sur le plancher... attentifs, mêlés en groupes harmonieux... écoutent tante Odile... (la douce musique...)
Mais, à ce moment, l'on frappe... et l'on flanque la porte-brutalement... Sursaut. Un petit messager, un gamin du port... surgit en dansant... gambade... fait mine d'annoncer une grande nouvelle... tout à travers le salon... En un instant... tous sont debout... Il porte un message à tante Odile... Grand bouleversement aussitôt... Enthousiasme !... Joie de tous !... Par la fenêtre on regarde au loin... Le drapeau bleu du Sémaphore apparaît, monté, hissé... Tous dansent ensemble de joie !... Y compris la tante dans la ronde !... Le petit messager... toute la jeunesse... et Mirella et son fiancé... Farandole !... Tous au port ! Bousculade. On s'habille vite... Manteaux !... capelines !... bonnets !... chichis !... On se précipite !... Piram aussi vers la porte... bondit, jappe !
Envol de tous par les portes et les fenêtres vers- le port... Au plus vite arrivé ! Piram bondit de tous côtés... (Tout cela en farandole.)
3e Prologue :
Le rideau, qui ferme la scène sur le troisième tableau, représente une sorte de formidable véhicule, engin genre diligence-autobus-tramway-locomotive... Un plan coloré d'énorme dimension de cette apocalyptique engin, machine aux roues colossales... Une diligence fantastique... d'énormes moyeux... Une chaudière genre marmite de distillerie... Une cheminée haute, immense... à l'avant... des pistons cuivrés terribles... toutes espèces de balanciers... soupapes... ustensiles inouïs... et puis cependant quelques coquetteries... Dais, guirlandes,... crédences, un mélange de machinerie et de fanfreluches romantiques... En banderole une inscription : "THE FULMICOACH Transport Lt.".
(Cet extraordinaire chariot sortira plus tard des coulisses... roulera sur la scène même... dans un grand accompagnement de musique effrayante... au moment voulu de l'intrigue... de tonnerres fulminants.) La même charmante commère... même musique... se glisse doucement sur les pointes vers le milieu de la scène... elle porte un bouquet à la main... de bienvenue... "Ouf !.... elle fait mine d'avoir couru... Je n'en puis plus !... Ah ! Quelle surprise !... Vous avez vu cet émoi ?... Qu'on est heureux de se revoir !... Après tant d'années moroses... passées dans les larmes... Je veux être la toute première à les embrasser... Quelle joie !... Quelle joie !..."
A ce moment, par l'autre côté de la scène... entrent deux... trois... quatre personnages... des ingénieurs de l'époque... pesants... tranchants... discuteurs... redingotes... leurs aides portent divers instruments... d'arpentage... des équerres... des chevalets... L'un des ingénieurs fait des signes, des calculs sur le sol... La commère va vers lui...
"Monsieur !... Monsieur !... Qu'est-ce que cela ?... Cette énorme horreur... dites-moi ?... Quelle épouvante !...Nous attendons Paul, Monsieur, ne savez-vous rien, ?... Virginie ?..."
L'ingénieur ne répond pas... Il est plongé dans ses calculs... ses assistants mesurent la scène... la mesurent encore... jaugent... estiment... les distances...
La commère s'affaire... s'effraye... Non vraiment cela !... ne comprend plus rien... Enfin les calculs sont terminés... "Elle passera" déclare l'ingénieur fermement... C'est sa conclusion... Les autres répondent en chur : "Elle passera !"... Effroi de la commère... Elle regarde encore le rideau, l'abominable monstrueuse mécanique... la baguette lui tombe des mains... Elle s'enfuit... les autres, les ouvriers, ingénieurs, en se moquant la suivent... la scène est dégagée...
Le rideau se lève...
3e Tableau :
La scène représente les quais d'un port... 1830... très grande animation... Au fond des tavernes... bouges... boutiques... "shipchandlers"... bastringues... portes qui s'ouvrent... se ferment... un bordel... Au coin d'une rue... une pancarte : une flèche désigne la route : PARIS...
Enfants... voyous débraillés... marins ivres... quelques bourgeois... des douaniers...
Tous ces groupes dansent... confusion... cohue... Petits ensembles... trios... infanterie de marine... puis se refondent dans la masse... Successivement aussi d'autres groupes tiennent un moment le principal intérêt du ballet... La foule semble s'organiser autour de ceux-ci... et puis les groupes se dissolvent encore... Filles galantes... soldats... Prostituées en chemise sortent effarées du bobinard...
Débardeurs... soldats... poursuivants... marins... marchands de frites... bistrots... etc. Mais voici un groupe de danseurs plus homogène... Des débardeurs transportant des sacs pesants (genre forts des Halles). Ils avancent à la queue leu jeu... vers la passerelle... (à gauche grimpent au flanc d'un grand navire)... Ils avancent fort péniblement... mais toujours dansant, tanguant, cependant... pesants comme des ours... Ils s'appuient sur de lourdes cannes. Eclate, à ce moment même, au fond du bistrot, la farandole criarde des pianos mécaniques... La farandole dû débardeurs... Fantaisie... (une danse d'ensemble...) Ils grimpent finalement à la passerelle... Ils y parviennent après mille efforts et disparaissent dans les cales... La foule retourne à son désordre... La foule est traversée par des passagers qui débarquent précédés de grosses valises... malles, coffres etc... tous les pays... chacun avec son véhicule typique... Un riche Anglais avec son domestique... Un lord en mail-coach... il demande la route de Paris... On la lui montre... Il est content ! Gigue... Il prend la direction de l'écriteau : Paris... Toute la foule danse un petit moment avec lui... Les gendarmes essayent de ramener un peu de calme... Les douaniers sont débordés, sacrent et menacent... Voici une famille espagnole qui débarque par l'autre côté du navire... Mère solennelle... filles... Senoras... un grand char-à-bancs, des mules... La route de Paris !...
Mais voici d'autres débardeurs... ceux-ci roulant d'énormes tonneaux. Danse autour des tonneaux... autour... entre... sur les tonneaux... Farandole... Voici les "Oiseaux des Iles"... Marchand d'oiseaux... avec des cages, et des oiseaux fantastiques... plein les bras... perchés sur la tête. et des oiseaux (grandeur humaine). Danses... Les filles du port veulent arracher leurs plumes... se les mettre partout... Encore la police doit intervenir... Grande bataille avec les débardeurs qui protègent les filles Plumes des oiseaux... Nuages de plumes... Le commissaire du port... Il est partout à la fois... Il gronde... tempête et les douaniers partout toujours, furetants. Voici des Russes qui débarquent avec leurs traîneaux et leurs ours... Danse de l'ours et de la foule... Les ivrognes du port... dansent avec l'ours. on s'amuse fort... Les marchandes de poissons et les voyous du port... autant de farandoles... et d'autres bêtes à fourrures...
A ce moment, arrive la baleine... une énorme... On lui jette des poissons...Elle danse... Elle rend Jonas et les Esquimaux... Elle s'en va aussi vers Paris... Grande rigolade... Voici l'Allemand qui débarque avec sa famille entière... il demande aussi Paris... il chevauche un tandem avec sa grosse épouse... Tandem tout primitif et un petit panier derrière pour ses nombreux enfants, cinq ou six... Voici l'Arabe et son harem sur un dromadaire... (danse...) Voici le maharadjah avec l'éléphant sacré... Danse de l'éléphant... La foule s'amuse... L'éléphant refuse d'aller vers Paris... On le pousse. Il résiste... C'est la lutte... Grand brouhaha... La folle mêlée... Enfin l'éléphant se décide... Il prend la route...
Mais voici la grande clique des haleuses... du port... dont la grappe arc-boutée sur la corde est précédée par un énorme "capitaine du port" congestionné... apoplectique... Il prodigue... tonitrue ses commandements ses injures... la cadence pour mieux tirer... Ho ! Hiss !... Elles tirent. les haleuses... elles entrent peu à peu en scène à coups d'efforts saccadés, soudées collées en grappe sur le câble... Immenses efforts... Elles sont vêtues de haillons... mégères terribles... et picoleuses... Elles se passent le "rouge" tout en tirant et titubant à la "régalade"... Tout ceci en musique "batelière"...
Mais l'énorme bateau résiste... Toute la grappe des batelières est par instant, par sursauts, happée hors de scène... vers la coulisse... Alors les autres personnes viennent à l'aide... Bientôt tous s'y mettent... Débardeurs... truands... soldats... marins... putains... C'est la grande entr'aide. Toujours en flux et reflux... Victoires et défaites... Le bateau cependant est le plus fort... finalement... Il entraîne tout le monde vers la coulisse... la scène se vide !... toute cette foule est pompée à rebours par le navire !... par un retrait soudain du câble. Quelques personnages reviennent peu à peu... des mousses... quelques débardeurs... une ou deux filles et soldats..
Mais voici que surgit la troupe joyeuse des amis de Mirella... avec tante Odile et Piram... Ils arrivent au port tout essoufflés... Ils rencontrent des passagers juste débarqués... et bien malades... Ces passagers nauséeux chavirent, roulent et tanguent encore... allant et venant sur le quai... Ils sont verdâtres et défaits... Ils sortent du mal de mer... Mirella les interroge: "Ont-ils vu Paul ? et Virginie ?" Ils ne savent rien du tout !... Ils veulent aller vers Paris... poursuivre leur voyage... On leur montre l'écriteau... ils s'en vont par là titubants avec leur mandoline...
Mais le "capitaine du port" aperçoit tante Odile... Ses respects... ses devoirs... Il agite fort sa longue-vue... Puis examine l'horizon... Il annonce... Ça y est ! Voici le navire !... La foule se masse tput près du quai... envahit... encombre tout l'espace... Joie !... Joie !... toutes les amies de Mirella portent des bouquets de bienvenue à la main), minute émouvante au possible !
Et voici que gravissent, bondissant quatre à quatre les marches du débarcadère : Virginie !... Paul !... On s'embrasse... on s'étreint !... Triomphe !... On se fête... On se cajole... Des cadeaux... Tout ce qu'ils rapportent des pays sauvages : tapis... animaux étranges... canaris... tout ceci porté par des nègres et des négrillons de la tribu qui les ont accompagnés... Et puis la sorcière qui ne les a pas quittés... On s'esclaffe... on jubile... Tout cela... très vivement... danse et musique... Paul va faire danser ses nègres... pour la bienvenue... Danses heurtées, saccadées, barbares, toutes nouvelles pour tante Odile et les autres... Tam-tam. Toute la foule regarde cette scène insolite, un peu inquiète... jamais on n'avait vu pareilles danses !... Tante Odile est effarée !... Les jeunes filles se blottissent contre leurs cavaliers... La danse sauvage se déroule passionnée... sadique... cruelle (avec des sabres et des javelots). Paul jubile !... Virginie, toute blottie contre sa tante, ne semble pas très ravie par cette démonstration... Elle explique à sa tante qu'elle n'y peut rien... qu'elle est désarmée contre les extravagances de son Paul. La sorcière de la tribu passe avec le flacon maudit... Paul saisit son flacon de liqueur ardente... Il boit... il en est tout ranimé... Les éléments les plus louches, les plus voyous de la foule, les escarpes... les matelots ivres, viennent danser avec les nègres... émoustillés par ce spectacle, se mêlent à la tribu... aux danses impudiques. Tante Odile ne cache plus son indignation... Elle ne comprend plus... Les jeunes gens... les jeunes filles... viennent goûter aussi cette liqueur... maudite... Ils l'exigent de la sorcière... Ils perdent alors toute retenue... aussitôt avalée... leur danse devient extravagante, les classes, les métiers se mêlent... Mélange... chaos... Débardeurs... bourgeois... police... pucelles... tout est en ébullition... tout le port... Mirella abandonne son Oscar, qu'elle trouve trop réservé décidément... dans ses danses... elle étreint Paul qui, lui, est un luron bien dessalé... Paul ravi... Duo lascif, provocant de Paul et Mirella... Paul trouve que Mirella est trop vêtue encore pour danser au nouveau goût... Il lui arrache son corsage... sa robe... la voici presque nue... elle a perdu toute pudeur... La sorcière les fait boire encore... Tante Odile est outrée... Elle essaye de raisonner Mirella... Mais la jeunesse s'interpose déchaînée... On retient tante Odile... Virginie sanglote dans les bras de sa tante... Elle ne peut plus rien pour Paul... Paul est maudit... L'esprit du mal est en lui... Toute la jeunesse... les amis de Mirella tout à l'heure, les mêmes, chez tante Odile, si finement, gracieusement réservés et convenables, sont à présent déchaînés... Ils arrachent leurs vêtements à leur tour... contaminés... s'enlacent... se mêlent aux voyous... aux prostituées... Ils exigent de la sorcière toujours plus de liqueur... Virginie n'en peut plus... Elle va vers Paul, elle essaye de le séparer de Mirella... de le reprendre... Elle lui fait honte... Paul la repousse... et ses conseils... "Tu m'embêtes à la fin... J'aime Mirella ! Elle danse à ma façon !..." Virginie se redresse sous l'outrage... "Ah ! voici le genre que tu admires ?... Il te faut du lubrique !... de la frénésie ! Soit !... Tu vas voir ! ce que moi ! je peux faire ! quand je m'abandonne au feu !..." Elle va brusquement vers la sorcière, elle se saisit de son grand flacon... le philtre entier... Elle le porte à ses lèvres... Une gorgée, deux gorgées... elle boit tout... Toute la foule est tournée vers Virginie la pudique... à présent narquoise et défiante... La sorcière veut l'empêcher... Rien à faire ! Virginie vide tout le flacon... Le délire la saisit alors... monte en elle... elle arrache ses vêtements et elle danse avec plus de flamme encore, plus de fougue, plus de provocation, de lubricité, que tout à l'heure Mirella... C'est une furie... une furie dansante... Jamais encore Paul ne l'avait vue ainsi... Et cela lui plaît, le subjugue... Il quitte déjà Mirella et se rapproche de Virginie... Il va danser avec elle... Mais Mirella, narguée... se révolte... La colère monte en elle... l'emporte... elle ne se tient plus... Tout le monde se moque... Alors Mirella bondit vers un marin, lui arrache son pistolet d'abordage, à la ceinture, vise et tue Virginie... Virginie s'écroule... Epouvante générale... On fait cercle autour de la pauvre Virginie... Paul est désespéré... Silence... Toute douce... la musique douloureuse...
Mais voici un boucan énorme !... fantastique !... de la droite des coulisses... Un bruit de locomotive... de pistons... de vapeur... de cloches... de trompette... de chaînes... de ferrailles... tout cela horriblement mélangé... Les ingénieurs de tout à l'heure repoussent la foule... se frayent un chemin... Un gamin les précède... avec un drapeau rouge et une cloche qu'il agite... Qu'on s'écarte... qu'on s'écarte ! Place !... L'engin terrible... rugissant, soufflant, vrombissant... apparaît peu à peu sur la scène... C'est le "Fulmicoach", le phénoménal ancêtre de tous les véhicules automobiles... L'ancêtre de la locomotive, de l'auto, du tramway, de toute la mécanique fulminante... Engin énorme, fantastique, effrayant... Il a sa musique, genre jazz en lui... La foule se tourne vers le monstre... déjà la foule ne pense plus à Virginie morte... étendue au premier plan...
Seul Paul est à genoux auprès d'elle... pleure... Pauvre tante Odile ne peut supporter tant d'émotions à la fois... elle devient folle... elle se précipite du quai dans l'eau... Elle se noye...
La machine infernale avance toujours peu à peu... Un homme sur l'avant du châssis, là-haut, joue de la trompette (genre mailcoach), l'émotion dans la foule est à son comble... L'enthousiasme aussi... Des vélos entourent le monstre... les cyclistes tirent du pistolet, une farandole autour du monstre... Faire du bruit !... On aperçoit à présent tout cet énorme ustensile qui avance tonitruant et majestueux... On fête le monstre vrombissant... on se passionne... Tout au sommet de la cheminée le drapeau américain... L'engin vient d'Amérique... Les touristes américains vers Paris... Le " Fulmicoach" va disparaître... La foule ne peut s'empêcher de suivre le "Fulmicoach"... fascinée... l'extraordinaire véhicule... la foule s'engouffre en coulisse... derrière le "Fulmicoach"... Reste Paul seulement, auprès de Virginie... pas longtemps... Des jeunes filles, toutes émoustillées, effrénées, bondissantes, reviennent sur leurs pas... semoncent, entraînent Paul, lui font comprendre qu'il perd son temps !... que la vie est courte !... qu'il faut aller s'amuser plus loin... toujours plus loin... qu'il faut grimper dans le "Fulmicoach"... qu'il faut boire et oublier... Elles le relèvent, l'obligent à se relever... à boire encore du flacon maudit... oublieux Paul !...
Il est debout à présent... Il titube... Il ne sait plus... Il suit la foule endiablée... Il se détourne encore un peu... La farandole l'entraîne... Il disparaît...
Il ne reste plus sur la scène que Virginie morte... dans une tache de lumière... et puis Piram, le bon chien, seul aussi à présent... le seul ami qui reste... Il se rapproche de Virginie... Il se couche, tout à côté d'elle...
C'est tout. Rideau.
Gutman est revenu de l'Exposition, quatre jours plus tard... la tête horriblement basse morveux, de la grimace aux talons Il n'avait remporté que des échecs
-- C'est encore plus juif, Ferdinand, que je l'avais imaginé !
Il m'avouait, dans les sanglots, qu'il avait partout rencontré des Juifs d'un racisme effrayant tout bouillonnants de judaïsme dix par bureau trente par couloir
-- C'est tout ce que tu trouves à m'apprendre ? dis donc granuleux ? Rien pour les Français alors ? Rien pour les enfants du sol ? Rien que des gardeschiots ? des vestiaires ?
Je l'aurais désarticulé, je lui aurais retourné les yeux (globuleux, juifs).
-- J'en aurai jamais des danseuses alors ? J'en aurai jamais ! tu l'avoues. C'est tout pour les youtres ! Gueule donc ! traître !
-- Toutes les mignonnes, Ferdinand, veulent toutes se taper les youtres. Pour elles, les Juifs, c'est tout l'avenir
Il dodelinait de la tête comme ça, comme un veau sans mère Il secouait ses oreilles immenses. Il se délectait de me faire souffrir ! Il était sadique, forcément...
-- Tu veux savoir l'effet que tu me causes ? tu veux savoir ? dis. vampire ?
Il ne voulait pas que je lui explique. Il a su quand même
-- Je vais te le dire, tiens, je connais un homme, moi, un homme qu'est des plus instruits un agrégé de philosophie ! C'est quelque chose ! Tu sais pas comment il se marre ? comment il s'amuse ? Avec des chiens ?
Non, il savait pas.
-- Il s'en va comme ça sur le soir, le long des murailles dans les fortifications Il appelle un clebs de loin, un gros il le
Ce texte comporte les pages 31-40 du pamphlet de Louis-Ferdinand Céline, intitulé Bagatelles pour un massacre. Le "massacre", dans la pensée de l'auteur, est évidemment celui qu'il prévoit, en 1937, comme ce qui arriverait s'il éclatait une deuxième guerre mondiale.
Contrairement à la rumeur, les pamphlets ne sont pas interdit par des lois, des règlements ou des tribunaux. Ils n'ont pas été réédités par des maisons d'édition ayant pignon sur rue parce que l'auteur, revenu en France, voulait pouvoir vendre les livres qu'il écrivait alors pour gagner sa pitance. Cette mesure d'opportunité n'a plus lieu d'être après la disparition de l'auteur, en 1961. Personne n'a la droit de soustraire à la légitime curiosité des générations suivantes ce qui a été le noyau incandescent de la littérature française vers le milieu du vingtième siècle.
Le texte ici reproduit est celui d'une édition probablement pirate. Les détenteurs d'une éditions réellement authentique voudront bien nous signaler les éventuelles différences.
D'autres groupes de 10 pages suivront.
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