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["Echos radar", Gazette du Golfe et des banlieues,
nº2, Paris, mars 1991, p.5-13.]
Il y a des journalistes qu'on appelle "grands", sans doute parce qu'ils sont chefs Pourtant, les autres, les subalternes, on ne les appelle pas "petits". On devrait.
Dans Libération du 6 février, Marc Kravetz est assez "grand" pour écrire l'éditorial, sur les nouvelles manoeuvres diplomatiques des Iraniens. Il y dit que Téhéran a "encaissé cash la paix" (c'est le style des grands) offerte par Saddam Hussein, "avec en prime la satisfaction en totalité de ses revendications territoriales". Il tombe mal. L'Iran, qui n'avait pas déclenché cette guerre, n'a jamais eu la moindre revendication territoriale. C'est l'Irak qui en a eue car il prétendait annexer le Khouzistan, province méridionale et pétrolière de l'Iran. L'Iran n'a réclamé que le retour aux frontières antérieures qui avaient été fixées par l'Accord d'Alger en 1975. L'Iran demandait aussi que la communauté internationale désigne l'agresseur. On sait qu'elle s'y est lourdement refusée.
Kravetz dit plus loin que l'Iran ne laissera pas la Turquie et la Syrie rêver du partage de l'Irak en rappelant que le Kurdistan irakien et son pétrole "leur fut autrefois promis par le colonialisme britannique". Affirmation complètement idiote car la Syrie et l'Irak étaient provinces de l'empire turc ottoman avant l'arrivée des Britanniques en 1918. Ce n'est ni aux Turcs ni aux Syriens que l'Empire britannique destinait ces provinces pétrolifères, mais aux Français. Il y eut une série d'accord secrets entre Français et Britanniques, durant la première guerre mondiale, pour se partager les dépouilles de l'ours ottoman, un peu avant sa mort. Comme Clémenceau pensait que le pétrole ne valait pas grand chose, une deuxième série d'accords, dits Sykes-Picot, mit les provinces de Mossoul et Kirkouk, où se trouve le pétrole, dans l'escarcelle britannique. Le pauvre Kravetz est vraiment très loin de la plaque.
Il dit que Téhéran héberge un "gouvernement en exil" des intégristes chiites du parti Ad Dawa. S'il y a un embryon de gouvernement, il faudrait plutôt le chercher à Damas, où dix-sept partis d'opposition irakiens, dont les chiites, se sont regroupés.
Le "Grand Journaliste" ne mérite qu'un mot: Lamentable.
Le 10 janvier, l'Evénement du jeudi écrit que Saddam Hussein a prévu de faire fuir sa famille au Yémen ou en Libye. Depuis la presse internationale, qui vérifie toujours ses informations, a signalé la présence de la famille Hussein en Zambie, puis ensuite en Mauritanie, et un peu plus tard à Gstaad, en Suisse. Informations évidemment totalement imaginaires. Mais elles prouvent quand même que Saddam est un sale type.
Dans le même numéro, l'éditorial "déteste tout ce qui attise la guerre", "y compris parfois le pacifisme abstrait". Il faut donc en conclure que le "pacifisme concret" n'attise pas la guerre. Soyons donc concrets.
Bagdad est incapable de concevoir une tête chimique qui puisse être adaptée à un missile Scud, vient de rappeler le général Norman Schwarzkopf (Le Monde, 27-28 janvier). Si ce général se refuse à communiquer la nouvelle à M. Shamir, c'est soit qu'il n'a pas le téléphone, soit qu'il est antisémite. Avec un nom pareil, tout est possible.
Même remarque pour Schmitt, Maurice, général français, qui a déclaré le 25 janvier: "Les capacités des Irakiens d'avoir sur leurs missiles Scud des composants chimiques n'est pas prouvée".
L'origine de la première marée noire n'est toujours pas très claire. Juste avant qu'elle commence à s'écouler, l'aviation américaine a bombardé deux tankers irakiens ancrés au Koweit. Selon les estimations des experts pétroliers (et non pas militaires), cette pollution représente entre 250.000 et 500.000 tonnes de pétrole, c'est-à-dire justement le contenu des deux pétroliers. Les deux journalistes scientifiques du Monde écrivent: "On ne sait pas quelle est la source de cette marée noire". Le ministre saoudien des pétroles lui a carrément chiffré la fuite à 11 millions de tonnes, "information" totalement invraisemblable, pourtant donnée deux jours de suite par la Cinq. Les Américains ont bombardé le terminal d'Al Ahmadi, sans nous expliquer comment le bombardement d'un terminal peut boucher une fuite. Bref, nous pataugeons dans le noir.
Du temps où il était un jeune politicien avide de se faire une place à gauche sans négliger sa tartine qui était beurrée à droite, M. Rocard faisait courageusement de la politique sous pseudonyme. Il se faisait appeler Michel Servet. C'est le nom d'un théologien qui, plus protestant que les protestants, fut brûlé a Genève en 1553. La controverse qui entoura sa mort est en bonne partie à l'origine de l'idée de liberté des consciences.
Ce patronage brûlant a dû laisser quelques traces. Aujourd'hui M. Rocard ne peut plus voir une allumette. En effet, le 24 janvier, le premier ministre écrit au Conseil supérieur de l'audiovisuel. Il souligne "la contradiction entre la tendance parfois observée au spectaculaire et à la dramatisation et le sang-froid indispensable tant à la rigueur de l'information qu'au souci de la cohésion nationale". Si la télévision ne doit donc pas être "spectaculaire" on ne voit pas très bien ce qu'elle pourrait être. Sauf, peut-être, avec un présentateur casqué, jugulaire, jugulaire. Enfin, ce "souci de cohésion nationale" justifie pleinement les appellations que certains irrévérencieux avaient accolées, après les événements de Roumanie, à Mitterrand et Rocard: la "Charente de la pensée" et le "Génie des carpettes".
Dans la même lettre, le premier sinistre évoque les images de prisonniers passées à la télévision irakienne qui sont une "humiliation insoutenable devant tous leurs compatriotes", "très gravement attentatoire à leur dignité". Il est de fait que la dignité d'un type qui va balancer quatre ou cinq tonnes de bombes sur la bouille des gens qui sont en dessous, femmes et enfants compris, doit être extrêmement précieuse. C'est un grand acte de courage. Exhiber un pilote civilisé à la télévision, un homme qui aime peut-être les colonnes de Buren et la musique de Boulez, montre la sauvagerie de ces gens qui n'ont pas l'élégance de fermer leur gueule quand on les bombarde. Un peu de dignité, quoi!
On a beaucoup vu à la télé un bileux mou et pâteux, nommé François Helsbourg, directeur à Londres d'un obscur Institut international d'études stratégiques. Juste avant la guerre, il a eu cette pensée géniale: "Rien ne prouve que l'aviation alliée puisse annihiler en quelques jours toute la lourde machine de guerre irakienne. Cependant nous ne sommes pas au Vietnam. Si en terrain découvert les attaques aériennes sont impuissantes, c'est à désespérer de l'aviation". Maintenant, il doit être mûr pour le suicide.
"Selon certaines indications, écrit le Monde du 26 janvier, chaque nuit avant d'aller se coucher, le président Bush et sa femme prient ensemble à haute voix pour la sécurité des soldats et une victoire décisive dans le Golfe". Ce n'est pas comme ce mécréant de Saddam qui, lui, fait semblant de prier, et à voix basse, encore
"Je ne pense pas, a déclaré le 24 janvier le porte-parole de Bush, Marlin Fitzwater, que quiconque dans l'administration ait jamais pronostiqué une durée (de la guerre) qui se comptait autrement qu'en mois". Seulement, personne de l'administration ne l'a dit ouvertement au peuple américain avant le déclenchement de la guerre.
Le Monde du 26 janvier écrit que le Pentagone "a révélé" que, dès les premières heures du conflit, les sous-marins américains avaient lancé des missiles Tomahawk. C'est la première fois que les Etats-Unis évoquent cette action de guerre, révèle le journal. Pas de bol, cela avait été dit dès le premier jour à la télévision. La révélation tombe à plat. Mais peut-être les vis de l'information n'avaient-elles pas encore été bien serrées.
M. Mitterrand a envoyé le 25 janvier un bouc émissaire, M. Thierry de Beaucé, au gouvernement israélien. Il a déclaré qu'il venait "éclaircir les malentendus" et a dit que "la France n'a jamais préconisé un lien entre la crise du Golfe et la solution du problème palestinien". Ou c'est prendre le Israéliens pour des idiots ou c'est baisser sa culotte jusqu'aux pieds.
Le "Comité arabo-américain contre la discrimination" a pris contact avec la "ligue des citoyens nippo-américains". Ces derniers sont en effet dépositaires d'une intéressante expérience à propos de la démocratie américaine: la vie des "ressortissants ennemis", ou supposés tels, dans de sympathiques camps de concentration, entre 1941 et 1945. Rien à voir avec la barbarie nazie.
Il y a eu des manifestations massives en Mauritanie pour soutenir Saddam. Une grande chanteuse mauritanienne devait se produire à Paris le 26 janvier. Le directeur du Théâtre de la ville a annulé son concert. Vive la Kultur.
Sur la Côte d'Azur, notre petit paradis, beaucoup de Tunisiens, sentant l'atmosphère s'alourdir, ont préféré rentrer au pays. Dans ce paradis de la droite, on est content de voir les Arabes qui se barrent, mais après on se demande qui va faire le boulot. Alors les employeurs sont allé voir le consul tunisien à Nice, M. Moktar Chaibi, et l'ont supplié de lancer un appel au calme pour que les travailleurs restent. A leur place.
Il sera très probablement impossible de pendre Marcel Maréchal par les couilles. En effet, le directeur du Théâtre national de Marseille a reporté aux calendes grecques la pièce de Jean Genet, Les Paravents. Il a craint "les éventuelles utilisations partisanes qui pourraient être faites de la pensée de l'auteur". Cette andouille croyait sans doute monter du Labiche. Genet était totalement partisan. Sa pièce plonge l'armée coloniale française dans une merde brûlante et corrosive. C'est une pièce avec beaucoup de soldats et beaucoup d'Arabes. Elle a été écrite en plein pendant la guerre d'Algérie. La "pensée de l'auteur", elle était avec les Arabes depuis que, dans sa jeunesse, Genet avait fait son service en Syrie. On ne peut pas monter Genet si on n'a pas de couilles. Marcel Maréchal a perdu le droit de jamais monter Genet et nous sommes sûrs que s'il s'avise d'y revenir, les triques de l'indignation sauront lui ramener une plus modeste vue de lui-même
Pour connaître les combattants palestiniens, il n'y a pas de meilleur livre que Un Captif amoureux, le dernier livre de Jean Genet, un très grand livre (chez Gallimard), sournoisement coulé par la critique, "Vos gueules, dit un personnage des Paravents. Couchés les morts! Vous avez eu vos funérailles, vos honneurs et vos splendeurs, ce qu'on doit à la viande qui pue? Bon..."
Le Grand Ecologiste du Roi, Brice Lalonde, a dit que Saddam Hussein voulait la guerre et qu'on ne pouvait pas mettre sur le même pied l'incendiaire et les pompiers. Bush et Mitterrand sont donc les bons et Saddam le méchant, qui a accumulé plein de crimes. Brice Labombe est solidaire de M. Mitterrand "jusqu'au bout". Il va peut-être même empêcher qu'on tue parce "la pollution, ce sont d'abord les morts". Il n'aime pas qu'on assimile l'écologie à un pacifisme doctrinaire. Cela lui rappelle une conjonction analogue, avant la deuxième guerre mondiale, entre certains précurseurs de l'écologie, les communistes, l'extrême-droite et les antisémites de toujours. Il est vrai que l'une des multiples racines du nazisme se trouve chez les Naturfreunden et autres "précurseurs de l'écologie". Lacombe Brice doit en conclure, soit qu'il y avait quelques idées justes dans ce qui a évolué ensuite sous forme de nazisme, soit qu'il est un nazi qui s'ignore. En outre, il lui apparaît qu'il est temps "d'en finir avec la prolifération nucléaire, le gaspillage du pétrole et la vente d'armements", toutes choses que pratique avec entrain le gouvernement dont il fait partie. La vie de Brice Latrombe est un cauchemar ignoré.
Nos amis, les Mutins de la Mer noire, dans le n. 1 de leur bulletin du même nom, trouvent que les Balayeurs du Golfe, dans leur tract "Les socialistes veulent la guerre...", sont "victimes de la guerre et des illusions des masses arabes qu'ils contribuent à renforcer" parce qu'ils succomberaient à l'illusion que la guerre transformerait "la nature de l'armée et de l'Etat irakien". Les Balayeurs ne croient pas que les choses soient si simples. La guerre amènera certainement une évolution mais ne changera peut-être pas la nature du régime. Le ralliement des masses arabes à la lutte, sous différentes formes, contre l'impérialisme américain, va entraîner des luttes contre les régimes en place. Il est facile de dire que "le panarabisme, l'islam", etc... sont l'opium des Arabes en négligeant le fait que seule une toute petite minorité est entrée dans le cycle de la production capitaliste industrielle et que, par conséquent, les "masses" ne sont pas encore prolétarisées. Les Balayeurs, observant sur place la situation en Jordanie, il y a déjà longtemps, en avaient tiré la conclusion que "le stade suprême du capitalisme jordanien est la boutique du quincaillier". Vouloir coller sur des sociétés qui n'ont pas été reforgées par la modernisation capitaliste des formes de conscience qui ne peuvent émerger que dans le cadre de la réduction forcée de l'homme à sa force de travail, c'est oublier que l'histoire travaille, au sens ou elle accouche dans la douleur des formes successive de vie sociale. Le quart de l'humanité ne dispose pas encore d'une ampoule électrique à la maison. Ils n'en sont qu'aux premières pages de "Das Kapital". Les révolutionnaires ne devraient pas commencer par décréter quelles devraient être les formes de conscience des opprimés dans le vaste monde.
Pour transformer le monde, il faut le connaître.
M. Ramsey Clark, qui fut ministre de la justice à Washington, est allé, en tant qu'adversaire de la guerre, voir ce qui se passe à Baghdad. Comme il n'est pas journaliste, il a pu s'informer. Il a dit à New York le 11 février que le chef du Croissant-rouge irakien, M. Al Noor estimait, d'après les rapports parvenus des hôpitaux irakiens, que 6000 à 7000 civils avaient péri sous les bombardements, en trois semaines, ce qui ferait environ 300 tués par jour de guerre C'est assez proche des chiffres que nous avions envisagés. Il faut probablement ajouter 1000 à 2000 blessés par jour, au minimum.
La "guerre propre", c'est, comme le dit un magazine américain, de "la chirurgie avec un marteau". Hier, deux missiles ont explosé dans un abri et tué plusieurs centaines de femmes et d'enfants. Les télévisions françaises, prises d'un soudain respect de la personne humaine et d'un irrépressible besoin de respecter la douleur des familles irakiennes, ont décidé de ne pas montrer les images de ce carnage. Toujours mues par de si respectables sentiments, ces mêmes télévisions reprochent à l'horrible Saddam d'avoir mis exprès des femmes et des enfants dans un abri et de faire un chantage en exhibant ces cadavres. Nul ne sait où se trouvent les limites de l'ignominie dans le commentaire.
Nous allons donner, gratuitement, la recette de la guerre propre. On choisit un adversaire qui est doté d'une armée, d'une vraie, en uniforme, avec des véhicules et des canons. On attend le moment où cette armée est bien déployée dans une région désertique, sans villages, sans civils. Alors on attaque cette armée avec la sienne, composée exclusivement de professionnels et d'engagés volontaires. Comme il n'y a plus un seul civil à des centaines de kilomètres à la ronde, on ne peut plus tuer que des militaires et on a une superbe "guerre propre". Seulement, parmi les ingrédients de la recette, il faut ajouter le courage de se battre. Cette épice est indispensable. Si on n'en dispose pas, il faut revenir à cette vieille spécialité américaine, le bombardement de terreur. Certains d'entre nous les ont bien connus et se souviennent encore des tapis de bombes qui tombaient en France vers 1943-44. Les dégâts étaient encore visibles une dizaine d'années plus tard. Le magazine Time dit que dans cette technique, à peu près 3% des bombes touchent leur objectifs. Alors là, dans ces conditions, on peut entièrement se passer de courage. C'est le fric qui le remplace. On peut dire qu'à condition d'en avoir les moyens, la guerre est à la portée de tout le monde.
Pour parachever leur victoire sur l'Allemagne nazie, les Alliés ont innové dans l'histoire de la guerre. Ils ont ajouté à la qualité de vaincus celle de criminels. Ayant inventé vers la fin de la guerre des concepts de crimes inconnus de l'histoire du droit, ils les ont appliqués rétroactivement aux Allemands après la défaite. Le résultat durable, au delà de la division de l'Allemagne, a été de réduire à zéro l'influence politique de l'Allemagne, jusqu'à maintenant. Le géant économique est un nain politique, selon la formule consacrée. Et l'on a imposé à l'Allemagne, comme au Japon, une constitution qui lui interdit formellement toute action militaire à l'extérieur. Et maintenant on lui reproche. Un peu partout, dans les pays coalisés, on traite les Allemands de lâches qui gagnent du fric pendant que les autres vont au casse-pipe. Une violente campagne, partie d'Israel, accuse les Allemands d'avoir armé Saddam Hussein et fourni la technique de production des gaz (alors que les Américains et les Anglais ont également participé à ces marchés). Genscher, le ministre des Affaires étrangères, s'est fait traîner dans la boue, malgré le gros chèque qu'il apportait à Tel-Aviv.
Pourtant, une lecture cursive de la presse allemande montre que les arsenaux allemands sont littéralement dévalisés par les coalisés qui se servent sans payer. Américains, Anglais et Italiens embarquent les pièces détachées des Tornado et des Phantom, les réserves de munitions aériennes, plus 60 blindés renifleurs Fuchs, 80 tanks Léopard et 350 véhicules blindés et des missiles donnés aux Turcs pour une valeur de deux milliards de deutschmarks, 4000 fusées anti-tank Hot données aux Français, sans compter 480 millions de deutschmarks d'équipements venant de l'ancienne armée de la RDA, équipements d'origine russe convenant aux troupes syriennes et égyptiennes, déjà dotées de ce genre de matériel. Des pilotes de la coalition se sont entraînés en Allemagne à faire face aux Mig-20 et autres armes de l'armée de l'ex-RDA. Et tout ce matériel, y compris des milliers de containers de munitions d'artillerie, est transporté en Turquie par des avions soviétiques, car l'Allemagne n'a pas de flotte aérienne pour les grandes distances, payés directement par Bonn un million de DM le vol. Le ministère de la Défense allemand ignore lui-même l'étendue réelle de ce pillage et personne ne sait quelle sera l'ardoise finale. Mais comme les Allemands n'ont jamais fini de payer le crime d'avoir été trop militaristes, ils ne paieront jamais suffisamment celui de ne pas l'être assez aujourd'hui.
Le premier ministre israélien, dans le désir de "renforcer sa main" dans les rapports futurs avec les Américains, vient de faire entrer au gouvernement l'ex-général Rehavam Zé'evi, l'un des deux députés du parti Moledet, ancien "coordinateur de la lutte anti-terroriste" du gouvernement Rabin. Ce parti a repris les thèses du parti Kach, du fameux rabbin Kahana, récemment assassiné à New York, lorsque celui-ci a été empêché de se présenter aux élections. Ces braves gens détiennent la solution de tous les problèmes: la déportation des Palestiniens. Chassons tous les Arabes, disent-ils, et annexons les Territoires occupés. Ces idées radicales connaissent un succès électoral grandissant mais elles ne sont pas neuves. Elles ont déjà été appliquées, au moins partiellement, en 1948. Il est juste de dire aussi qu'elles sont vigoureusement combattues dans le monde politique israélien, où l'on juge souvent Zé'evi comme une sorte de nazi. Il est intéressant de noter que c'est précisément ce personnage que Shamir a cru bon de s'adjoindre, tout en disant que la question du "transfert" (c'est ainsi qu'on baptise la déportation) ne se posait pas. Mais la droite israélienne y pense. C'est l'occasion qui fait le larron. Et qui sait si cette guerre ne fournira pas l'occasion?
Time, daté du 18 février, dit que les Saoudiens n'ont pas l'air ravis de la tournure que prend la guerre. Quelques remarques entendues sur place: "Cette guerre est pire que Saddam", dit un religieux; "les Américains essaient leurs nouvelles armes sur les Arabes"; "les Américains dirigent le gouvernement", dit un industriel. Avec tout ça "on risque d'avoir ici un régime khomeyniste avant dix ans".
Le plus drôle, c'est que les Occidentaux, et surtout les Américains sont en train de fournir d'énormes quantités d'armement aux Saoudiens, qui en étaient déjà pas mal pourvus. C'est un marché qui fait pleurer de jalousie les marchands d'armes français, qui ont le sentiment que leur camelote n'aura plus aucun chance sur le marché. Mais qu'est-on est en train de faire, sinon refabriquer une sorte d'Irak surarmé? Qui peut garantir que quelques colonels, pris de ferveur nationaliste, n'enverront pas la vaste famille Ibn Séoud se faire dorer la pilule sur la Côte d'Azur? Pour instaurer, par réaction anti-occidentale, un régime à la Saddam? Qui voudrait s'emparer du Koweit, comme a tenté de le faire le grand-père Ibn Séoud, il y a longtemps? Est-ce que les Américains redébarqueraient, cette fois-ci, à Bassorah? Enfin une histoire drôle!
Petit dialogue sur France Culture, le dimanche 10 février. Finkelkraut, philosophe de son état, quand il entend parler de "guerre propre" traduit par "guerre limitée". Une guerre limitée, il trouve ça très bien. Il ignore évidemment que toute guerre est limitée, qu'elle suit des étapes, politiquement programmées, arrangées par paliers (c'est ce qu'on appelle l'escalade). Une guerre limitée, c'est une guerre dont on recule les limites, progressivement. Et là, il n'y a pas de limites. Corneille Castoriadis est moins naif. Pour lui, il n'y a pas de guerre chirurgicale ou électronique. Il remarque que le seul régime antisémite-- il veut dire antijuif-- de la région est celui de l'Arabie Saoudite. Quant à Finkelkraut, il tient absolument à répandre une petite calomnie très goûtée dans les milieux proches de l'ambassade d'Israel, selon laquelle le parti Baas, au pouvoir à Bagdad et Damas, se référerait "explicitement à l'idéologie national-socialiste". Il confond ça avec "nationaliste et socialiste" (ou socialisant).
M. Arezki Dahmani est président de France-Plus, une organisation de beurs, visiblement téléguidée par les cercles élyséens. Dans un entretien au Monde (8 février), il revendique le fait que ses parents et ses grands-parents ont combattu dans l'armée française et "payé ainsi l'impôt du sang", ce qui nous laisse parfaitement froids. Il soutient Mitterrand et a refusé avec horreur de participer à ce qu'il appelle de "soi-disant manifestations pacifistes". Il a une solution pour aider à l'intégration: le recrutement de beurs par la police et la gendarmerie pour aller dans les "quartiers difficiles". Ah, le prestige de l'uniforme...
. Elise Barnavi est un historien israélien dont les écrits ne manquent pas d'intérêt. Dans un article sur "la logique de la paix", il soutient que l'ordre mondial nouveau devrait faire place à un "droit d'ingérence", une "doctrine de souveraineté limitée" qui s'exercerait non pas au profit d'une grande puissance, mais par l'intermédiaire des Nations UNies. Une sorte de doctrine Brejnev. Il ne voit pas que nous y sommes déjà et que l'ONU est un instrument docile dans les mains des Américains
A propos de la conférence internationale, il dit que "ce qui aurait été de la très mauvaise politique avant, s'imposera de lui-même après. Conférence internationale ou pas, le règlement de la crise du Golfe hâtera le processus de décomposition du mini-empire israélien, déjà commencé avec l'Intifada". Ceci revient à dire que l'Intifada est la meilleurs politique possible pour les Palestiniens.
D'après André Grjebine, un chercheur de Sciences-Po, plusieurs facteurs rendaient le comportement irakien "intolérable pour la communauité des nations": Etats totalitaire, expansionniste, recourant au terrorisme, devant disposer à brève échéance de l'arme nucléaire, situé dans la principale région pétrolière du monde. Soit.
Il y a un autre Etat, situé dans la même région,qui est aussi expansionniste, au popint df'occuper des territoires voisins, qui recourt au terrorisme (assassinats dans le monde entier, fournitures d'armes, attaques d'avions et de bateaux civils, représailles collectives sur des innocents, prises d'otages, etc.) qui dispose déjà d'un appréciable arsenal d'armes nucléaires, et qui exerce une répression totalitaire sur une vaste population civile: c'est Israel.
Grjebine a raison: l'intolérable ne doit pas être toléré.
Pierre Guidoni, secrétaire national du parti socialiste et proche de Jean-Pierre Chvènement est d'accord pour dire que "cette guerre n'est pas celle de la France". Il ajoute que la France a sa propre polityique étrangère depuis que de Gaulle est sorti de l'OTAN en 1966. "Nous entretenons encore des rapports infiniment riches et profonds avec nos anciennes colonies, en Algérie comme dans l'ancienne Indochine. De tout cela émergent des intérêts propres à la France". "Riches". Effectivement, nous expliotons encore plus férocement les ressources des pays qui furent nos colonies. Le néo-colonialisme est nettement plus performant que l'ancien.
Chevènement, il y a quelques années, déjà ministre de la Défense, a écrit dans le Monde un compte-rendu fort élogieux d'un ouvrage écrit par un de ses collaborateurs, M. Comte, sur l'histoire de la colonisation. Tous comptes faits, disent l'auteur et son auguste protecteur, la république a bien fait de civiliser les nègres. Le bilan est globalement positif. Il ne faut pas oublier que pour ces socialistes-là, comme pour les gaullistes de la vieille époque, on ne s'opposait aux Américains que pour s'assurer que l'impérialisme français ne serait pas remplacé par l'impérialisme américain. C'est bien le sens de la démarche de Chevènement au sujet de la guerre du Golde.
Vu des bidonvilles de Douala, de Rabat ou des banlieues de Baghdad, c'est bonnnet blanc et blanc bonnet.
Que les Américains se cramponnent à leur version selon laquelle l'abri antiaérien qu'ils ont bombardé en faisant plusieurs centaines de morts civils est une chose. Qu'ils cherchent à justifier leur énorme erreur de jugement-- qui, techniquement, constitue un crime contre l'humanité-- est à peu près ce qu'on pouvait attendre d'eux. Mais que d'autres, qui ne sont pas directement responsables, cherchent les plus misérables arguments pour exonérer les vrais coupables, c'est plus dur à avaler. M. Rocard fait ainsi remarquer que cet abri était entouré d'une "grille", ce qui montrerait que cet endroit était louche. Or les images montrent un simple grillage, le long du trottoir.
Sur la Cinq, on voit apparaître un "journaliste", Roland Jaccard, présenté comme un spécialiste des affaires de terrorisme. Il affirme froidement qu'on a vu récemment que les Irakiens avaient installé des câbles optiques dans cet abri, ce qui serait la preuve de son utilisation militaire. Fantasme total. Il n'y a aucun moyen de "voir" ce genre de chose. Ce genre de journaliste qui fait carrière en revendant les histoires qui arrangent les flics devrait être banni de la corporation, si elle avait le moindre respect d'elle-même.
Cet abri était totalement et seulement civil. Les rédactions parisiennes ont montré qu'elles n'accordaient aucune confiance à leurs correspondants sur place qui l'ont constaté très clairement. Elles ont toutes fait la part belle aux ahurissants mensonges du Pentagone.
Le CNPF n'est pas content. Les Américains sont en train de se tailler la part du lion dans la future "reconstruction" du Koweit, qui, entre parenthèses, n'est pas encore détruit. Le corps des ingénieurs de l'armée américaine a déjà passé un énorme contrat avec le riche gouvernement du Koweit, installé à Taef, une station estivale au sud de la Mecque, pour étudier les besoins d'une destruction qu'ils connaissent bien puisqu'ils sont probablement en train de la planifier, "C'est pas du jeu", disent les Français qui espèrent bien rentabiliser le sang des petits gars qui va couler dans les dunes.
Le Japon, a dit le porte-parole du ministère nippon des Affaires étrangères, entend bien jouer un "rôle important" dans la reconstruction des pays en guerre. Les Egyptiens réclament aussi une part du gâteau, en excipant de la reconstruction rapide des villes détruites par Israel le long du Canal, et du bon marché de leurs deux millions de maçons au chômage. Qui dit mieux?
Depuis quelques jours, les Américains utilisent sur les lignes de défense irakiennes au Koweit des bombes diversement appelées FUEL AIR EXPLOSIVES, bombes aérosol, à effet de souffle. Lorsqu'elles furent utilisées la première fois, une dizaine de jours avant la chute de Saigon, en avril 1975, dans le secteur des plantations, dans un vain effort pour ralentir l'arrivée des troupes viêtcong, on les appelait bombes à dépression d'oxygène. Israel, qui est un pays moderne, les a aussi utilisées au Liban en 1982, au grand dam des Américains qui avaient fourni ces bombes en demandant qu'on ne les utilise pas...
Le principe de ces engins est de lâcher dans l'atmosphère un brouillard de carburant qu'un détonateur fait exploser, consommant brusquement l'oxygène dans un rayon de quelques dizaines ou centaines de mètres, avec une puissante onde de choc et une température qui monte violemment.
Par quelque bout qu'on le prenne, cet engin est donc une arme chimique, puisqu'il effectue un mélange gazeux détonant. Or l'emploi d'armes chimiques est, on le sait interdit par les Conventions de Genève. Pourtant, les autorités militaires, et la presse qui les décalque, semblent ranger cette arme dans la catégorie des armes conventionnelles. Ce qui montre que celles de Genève ne sont que des conventions de langage.
Les exilés politiques irakiens essaient de prendre le train en marche. Il y a de la vacance de pouvoir dans l'air. Les différents partis politiques qui se sont réunis à Damas ont entrepris une campagne de vente de leur nouveau produit: un gouvernement pluripartiste, communiste, islamistes et Kurdes. La formule n'est peut-être pas immédiatement crédible: "Bien qu'ils ne l'avouent pas ouvertement, les dirigeants de l'opposition sont visiblement inquiets à la suite d'informations de diverses sources, selon lesquelles les Américains, les Saoudiens et les Egyptiens envisageraient de mettre sur pied un gouvernement en exil" (Le Monde, 10-11 février 1991). On connaît la propension des Américains à mettre en place des cliques militaires qui leurs sont dévouées. Si ces pauvres idiots d'opposition pluraliste croient qu'on fait cette guerre énorme pour les beaux yeux de la démocratie, ils se mettent le doigt dans l'oeil.
On a vu dimanche à TF1, l'un des représentants de la brillante équipe de Damas, M. Jalal Talabani, chef de l'Union patriotique du Kurdistan. M. Talabani fut autrefois un des principaux adjoints du chef historique du mouvement kurde, Mollah Mustafa Barzani. Il fut chef militaire et représentant à l'étranger. Puis des querelles séparèrent les deux hommes. M. Talabani se réfugia en Iran, revint chez Barzani, en se donnant pour marxiste-léniniste, puis il quitta à nouveau le maquis pour se rallier au régime de Baghdad. Bientôt, vers 1967, il leva des milices pour combattre les maquisards kurdes, qui les surnommèrent "djosh", les ânes, et les étrillèrent durement. Dans le journal Al Hurriya de Beyrouth, M. Talabani écrivait alors des articles panarabistes, pro-Baghdad et anti-Occidentaux. Les gens de Baghdad finirent par se débarrasser de ce rallié encombrant. Il survit, apparemment, et saisissant l'occasion, postule à nouveau un poste dans la Baghdad libérée par les GO (Gentils Occidentaux). Un homme à toutes mains a toutes chances.
Ne dites rien à PPDA, il croit connaître le tout-Baghdad.
Tiré des archives, cet extrait de la revue Kurdistan, publiée en juillet 1985 par l'Association des étudiants kurdes en Europe: "De grandes quantités de napalm et de gaz toxiques ont été achetées par le gouvernement irakien du maréchal Aref (ennemi du Baas) et sont utilisées quotidiennement contre la population civile kurde (en Irak). On a pu lire dans le Times de Londres, daté du 26 mars 1965, que le gouvernement irakien a acheté 70.000 masques à gaz". Trois ans avant l'arrivée au pouvoir de Saddam (en tant que vice-président).
Le Times du 21 mai 1965 rapporte qu'au cours d'une conférence de presse, M. Talabani, membre du BP du PDK, a dit que l'armée irakienne avait utilisé des gaz à deux reprises en avril, que ces gaz, dont la nature exacte n'était pas encore déterminée, avaient été procurés par une firme suisse, au travers d'une filiale italienne. Il a regretté que la Grande-Bretagne continue à fournir des armes au gouvernement de Baghdad.
Le recteur de l'académie de Grenoble a fait passer, fin janvier, une circulaire interdisant la discussion des événements du Golfe dans les établissements d'enseignement. Il remarque que "tout débat ne peut être que générateur de réactions et de violences". Cette confiance en la démocratie est touchante.
17 février 1991