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[200-- Editorial: "Big Brother a gagné la guerre", Gazette du Golfe et des banlieues, n.2, Paris, mars 1991, p. 1-3.] [

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BIG BROTHER A GAGNE LA GUERRE

 

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Bravo. Big Brother a gagné la guerre. Or, nous savons que la guerre c'est la paix. Espérons seulement qu'il n'organise pas bientôt la paix, car nous savons que la paix, c'est la guerre.

Quelques heures après la suspension des hostilités, alors que tous ceux qui gravitent autour du pouvoir, ou qui rêvent de le faire, chantent le péan de la victoire, nous sommes, pour notre part, enragés de tristesse. Cette guerre était totalement inutile. Il y avait certes beaucoup d'enjeux dans ce conflit mais ce qui a dominé fut la pure volonté de pouvoir d'une Amérique d'autant plus désireuse de faire peur au monde entier qu'elle sombre lentement, gorgée des richesses du monde, ankylosée par le conservatisme, blettie par la vérole communautaire, figée dans son rôle de mercenaire qui monte la garde devant un temple vide, déserté par les idoles.

Cette guerre n'aura pourtant pas prouvé grand chose. On aura vu que l'ONU et les parlements ne valent pas plus qu'une crotte de chameau. En rassemblant contre un petit pays du Tiers-monde une alliance prévue pour faire face à l'Armée rouge, elle a d'abord montré que la technologie militaire moderne n'est pas très au point. Beaucoup de missiles s'égarèrent et jusqu'au dernier moment il a été impossible de neutraliser les lanceurs de Scud, malgré 1.0.0.0.0.0 missions aériennes, les satellites, les AWACS et tout le reste. Il a fallu avoir recours aux B-52, une arme et une technique qui datent pratiquement de la deuxième guerre mondiale. Comme le faisait remarquer un parlementaire américain, le rapport qualité-prix de la bonne vieille bombe "stupide" reste intéressant car, "au kilo, elles coûtent moins cher que le hamburger". Apprécions la délicatesse de cette comparaison.

Capables de frapper plus loin que la portée des armes servies par les Irakiens, les alliés se sont épargnés ainsi la nécessité de se battre. Les Américains ont fait la guerre qu'ils aiment faire: l'utilisation d'un matériel lourd par des hommes qui restent hors de portée. Pas de combat réel, donc pas d'héroisme, pas de mise à l'épreuve des hommes et de leurs croyances, pas de vraie guerre. On en est resté au spectacle vidéo, même si les bombes étaient réelles, là où elles tombaient, sur des hommes réels. Le monde où nous vivons déshumanise tout, même la guerre et la mort. Et donc la vie.

Les Irakiens menaient une tout autre guerre, une guerre politique, se déployant essentiellement dans le vaste champ des symboles et de l'imaginaire du Moyen-Orient. Quoi qu'il arrive, les Américains s'en iront un jour et les Irakiens resteront. Il fallait, pour les chefs de Bagdad, faire durer cette guerre, "rendre le sol brûlant sous les pieds" des nouveaux croisés, soulever les foules et renverser les gouvernements. Ils ont échoué. Leurs mots ne faisaient pas mouche. Ils n'ont pas su manoeuvrer tactiquement. La disproportion des forces leur laissait un domaine de manoeuvres qu'ils pas su mettre à profit. Le temps des auto-critiques s'ouvre dans le monde arabe; il peut être très profitable pour l'avenir.

Ce qui a été très clair dans les dix derniers jours de cette guerre, c'est bien la volonté américaine d'humilier l'adversaire, de faire en sorte que la supériorité sur le terrain militaire se traduise par un sentiment profond et définitif d'impuissance et de honte dans l'esprit des masses du Moyen-Orient. On va assister maintenant à toute une entreprise de criminalisation du régime irakien qui-- bien entendu-- ne vaut pas plus cher que les autres. On oubliera opportunément les massacres des civils effectués par les coalisés. Ceux qui ont collé leur phantasme d'Hitler sur le leader irakien voudront refaire le coup de Nuremberg qui paralyse et permet encore d'exploiter l'Allemagne un demi siècle après sa défaite. on rêve de neutraliser ainsi l'Irak pour plusieurs générations.

Tout comme au Viêt-Nam, les Américains n'ont aucune idée réelle des gens qu'ils écrasent et ne voient même pas l'intérêt de chercher à les comprendre. Pour eux, ces pays sont aussi étrange et lointains que le serait la lune. Cette victoire est le début d'un long et douloureux processus qui, Irak ou pas Irak, Saddam ou pas Saddam, verra les problèmes réels se constituer en crises, en obstacles, en difficultés que les Américains ne pourront plus traiter au B-52 ou au napalm. Avec notre oeil critique, qui voit mieux que les satellites, nous seront toujours là pour exiger le repli de l'Occident et le droit de tous les individus, où qu'ils soient à mener une vie humaine.


28 février 1991


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