[198 -- " Echos radar",
Gazette du Golfe et des banlieues, n.1, Paris, février
1991, p. 10-8.]
Les journaux nous montrent des cartes. Les deux fleuves et quelques noms, mais pas de géographie: surtout des petits dessins, canons, usines, avions, pour désigner les éléments qui doivent servir de cibles à l'aviation. A la télévision, les cartes sont vides. Elles ne montrent plus rien du tout, sauf quelques panneaux. Sur la 5, un pauvre moustachu copie péniblement les briefings militaires, avec une longue baguette qu'il promène, en hésitant, n'importe où. Il n'a visiblement pas la moindre idée de l'endroit où se passent les événements qu'il évoque. Les militaires eux, au moins, ont de vraies cartes, en couleur.
Je suis frappé, devant les cartes des journaux, par le nombre des "usines chimiques". A croire que l'Irak est une énorme puissance industrielle qui possède une vaste industrie chimique. L'Allemagne n'a qu'à bien se tenir. Les militaires nous disent qu'ils bombardent toutes ces installations parce qu'elles produisent des armes chimiques. A la CNN, Peter Arnett nous a montré une de ces, "usines chimiques", complètement détruite: une entreprise de fabrication de lait en poudre. Le correspondant de Libération est retourné et confirme complètement. Le Pentagone couvre la bavure. On comprend mieux ce que désigne ce terme d'"usine chimique": ce sont toutes les usines du pays, puisqu'elles peuvent toutes, d'une façon ou d'une autre, concourir au maintien de la puissance irakienne. On se souvient qu'en 1973 les premiers bombardements israéliens sur le Caire s'étaient déversés sur l'aciérie de Hélouan, entièrement importée, le premier élément d'une future industrialisation du pays. En détruisant l'infrastructure industrielle, on ramène ainsi le pays à vingt ans en arrière. C'est toujours ça de gagné.
Partout, tout le temps, on nous assomme avec l'idée que Saddam Hussein est le seul responsable de la guerre. Cette guerre que nous lui faisons, nous ne l'aurions pas voulue. Elle serait arrivée toute seule. Une fatalité du calendrier aurait fait, comme la conjonction de Mars et de Jupiter dans la Maison du Cancer, que cette guerre soit survenue. Il suffisait pourtant de lire les événements au fur et à mesure depuis le mois d'août: les Américains ont décidé la guerre, certains qu'en refusant de concéder quoi que ce soit à l'Irakien, comme l'avaient précisément fait les Koweitis au cours des négociations de juillet, il resterait au Koweit. Il aurait eu tout à perdre en s'en retirant alors que la guerre pouvait apparaître comme jouable pour un joueur expérimenté. Saddam Hussein a bien sûr sa part de responsabilité dans l'imbroglio du Golfe mais il n'a pas choisi d'en faire un conflit mondial. La responsabilité de la guerre incombe totalement aux Américains qui la font au nom de leurs intérêts de superpuissance désormais unique. Et nous, pauvres cons, nous les aidons à se bercer de cette illusion.
A Gaza, un jeune Palestinien était dans la rue. Il n'a pas respecté le couvre-feu. Les soldats israéliens l'ont tué. ( TF1, 30 janvier 1991).
De 14-18 à 39-40, on avait la guerre en noir et blanc, aux actualités, dans les cinémas. Le Viêt-Nam, on l'a eu en couleur. Quand ils avaient tourné leur bande de la journée, les types de la télé américaine fonçaient à Tan Son Nhut, l'aéroport de Saigon, et confiaient leur pellicule à l'équipage du premier avion en partance pour les States.
Maintenant, c'est mieux. Avec les satellites qui transmettent en direct, on a la guerre en blanc. Blanc sur blanc. Aucune image. Rien. Quelques images de l'arrière et la mine déconfite des "reporters" qui ne rapportent rien. Ils ne sont là que pour retransmettre les briefings, cérémonies bouffonnes où se parle un jargon militaire plus hermétique encore que celui des médecins. Moutonniers comme toujours, les journalistes se laissent faire. Aucun mouvement de révolte. Pourtant, s'ils le voulaient, en 48 heures, ils obtiendraient la liberté qui a toujours été accordée, depuis un siècle, aux "correspondants de guerre", celle de couvrir, à leurs risques et périls, les événements sur le terrain.
Déjà, lors de l'invasion de la Grenade, où la puissante armée américaine avait mis trois jours à s'emparer d'une île microscopique tenue par une ou deux centaines de miliciens débraillés, la presse avait été totalement tenue à l'écart. Aux Malouines, les Britanniques avaient fait de même. Les images, on les a vues un an ou deux après. Nous verrons peut-être la Guerre du Golfe dans dix ans. En attendant, on pourrait supprimer les journalistes. Les militaires suffisent bien: ce sont eux qui donnent les nouvelles et qui les commentent sur le plateau.
Quand, en 1981, après la proclamation
de l'état d'urgence en Pologne, on vit apparaître
à la télévision un présentateur en
uniforme, les bonnes âmes qui nous gouvernent s'émurent.
Chez nous, c'est mieux: ils retirent leur uniforme.
Un obscur député de droite vient de créer un "Comité de soutien National aux soldats français". Il demande qu'on écrive aux soldats à l'adresse du Comité: BP 110, 75326 Paris cedex 07. Il emmènera ce courrier aux soldats. Bonne idée, écrivons-leur.
Le général Têtenoire (Schwartzkopf) annonce la mort des premiers Marines. Il ne dit pas que des hommes sont morts, ça ferait sale. Il annonce "12 KIA". Un Kay-aye-é, c'est un "killed in action", un "tué au combat". Un KIA et un homme, ce n'est sans doute pas la même chose, sinon il dirait: "Un homme".
Le meilleur récit de la première guerre de Saddam, commencée par l'invasion soudaine et préméditée d'un de ses voisins: Iran-lrak. de Paul BALTA, éditions Anthropos-Economica, 1988.
Tout le monde sait que Saddam fut "notre ami". C'est un titre que revendiqua Chirac. La chose est bien antérieure à la guerre entre l'Irak et l'Iran. C'était lorsqu'il était premier ministre sous Giscard, vers 1974, que Chirac fit son voyage des Mille et une nuits à Baghdad. Il en revint avec le "contrat du siècle": sept milliards de Francs de commandes diverses. C'était au lendemain du choc pétrolier. Les détenteurs de pétrole du Moyen-Orient voyaient soudain leurs coffres-forts bourrés à éclater. Ils allaient pouvoir faire leur shopping et, grâce à ces contrats fabuleux, assurer un approvisionnement constant pour nos embouteillages du week-end. Ce fait que le régime irakien fût déjà, à cette époque, une abominable et sanglante dictature-- dont Saddam n'était encore qu'une des têtes-- ne gênait absolument personne. Le Président Carter, et les autres à sa suite, n'avait pas encore découvert la vertu des Droits de l'Homme.
En 1980, les Occidentaux, et surtout les Américains, avec des "renseignements" précis, firent encore croire à Saddam, parvenu alors au pouvoir suprême, que l'armée iranienne, formée par les américains, était déboussolée, écoeurée par la chute du Shah et l'arrivée de Khomeiny, qu'elle s'effondrerait au premier choc, qu'il était donc intéressant pour l'Irak de récupérer le contrôle exclusif de sa voie fluviale vers la mer et surtout de mettre la main sur les zones pétrolières de l'Iran, privant ainsi de ressources cet abominable régime islamiste. Les Soviétiques fournissaient l'armement classique de l'Irak mais on saurait lui fournir l'armement sophistiqué dont il pourrait avoir besoin, en raison du fantastique arsenal d'armes modernes accumulées par le Shah. Comme l'Iran, à cause de ses liens étroits avec les Soviétiques, figurait alors sur la liste des "pays hostiles" établie par le gouvernement américain, ce seraient les Français qui fourniraient cet armement, surtout aérien et électronique. Cette politique était celle de l'Occident tout entier: l'idée de voir les musulmans du monde entier gagnés par la ferveur révolutionnaire des Iraniens et par le désir de s'émanciper de la tutelle occidentale déclenchait une trouille si violente que l'on était prêt à faire feu de tout bois. La façon dont l'Iran s'était brutalement soustrait à l'emprise profonde de l'Amérique était véritablement traumatisante, au point que Carter désigna une commission spéciale pour déterminer les raisons qui avaient empêché les autorités américaines de comprendre ce qui se passait en Iran. La CIA fut gravement mise en cause. Il se révéla, entre autres, que la CIA s'informait essentiellement auprès de la police politique du Shah, la SAVAK, elle-même largement contrôlée par le Mossad israélien.
La complicité avec Saddam alla très loin. Des milliers de techniciens français furent envoyés en Irak pour former les Irakiens à la maintenance des avions et des matériels qu'on leur envoyait. Des milliers de militaires irakiens vinrent suivre des stages en France pour la plus grande gloire de la francophonie. Lorsque les Irakiens eurent besoin d'avions à plus long rayon d'action pour bombarder les terminaux pétroliers iraniens et faire de la piraterie en haute mer en attaquant les bateaux de commerce, Mitterrand décida de prêter des Super-Etendards de la Marine. Mais pour rester le plus discret possible, on décida, au lieu de faire voler les avions jusqu'à Baghdad, de les démonter et de les envoyer par bateau. Il est même plus que probable que les premières missions de ces bombardiers furent confiées à des aviateurs français. C'est vers la même époque que la police de Joxe arrêta des opposants irakiens réfugiés en France et les mit dans un vol direct pour Baghdad. Pendant tout ce temps-là, la presse, toujours à la botte, s'est toujours soigneusement abstenue de dire quoi que ce soit sur l'Irak. Comme il n'était guère possible de chanter les louanges du régime, comme elle avait, noyée dans le champagne, chanté celles du Shah, elle a préféré, pendant de longues années, faire l'impasse et garder un silence complet sur la situation intérieure de l'Irak. Aussi, lorsque la vieille dinde Cotta ou le roquet Carreyrou font une émission sur Saddam, "Nasser ou Hitler?", on peut les siffler en leur faisant remarquer qu'ils ont dix ans de retard.
Or depuis le début de la crise du Golfe, il ne s'est trouvé personne, dans le monde politique français, pour se poser la question du bien fondé de cette solidarité avec la dictature irakienne. Mitterrand et les autres ténors socialistes affirment qu'ils ont eu raison, que la contagion khomeiniste devait bien être arrêtée de cette façon-là. Ce qui à l'époque était une violation grossière du droit (l'invasion non-provoquée d'un pays par un autre) est totalement absent de leur conscience. Ils revendiquent donc aujourd'hui, avec l'accord de l'Opposition qui a fait la même politique, le soutien à une agression délibérée contre un Etat membre de l'ONU. Il ne suffit pas de dire qu'on entre dans une sphère nouvelle où le droit serait respecté, au besoin par la force. Pour être crédible, encore faudrait-il reconnaître que l'on a encouragé et soutenu une abominable violation du droit et qu'on le regrette. Si on continue à la revendiquer comme une politique juste et sage, à l'époque, on montre que le droit n'est que le grossier maquillage de nos intérêts les plus immédiats et qu'en fin de compte on se torche des grands principes, quand ils ne nous arrangent pas.
Pour ceux qui, comme nous, ont toujours trouvé scandaleux de soutenir la sanglante dictature de Baghdad, qui ont trouvé immondes les tentatives de vider I'Iran de son sang, les choses étaient claires: quels que soient les jugements que l'on pouvait porter sur ce qui se passait en Iran, qui était un processus révolutionnaire, conflictuel et mouvant, laisser les Iraniens régler leurs problèmes relevait d'un principe simple: le droit des peuples à déterminer eux-mêmes leur destin. Ce n'est pas ainsi qu'on le voyait à Paris et à Washington et de ce point de vue les choses n'ont pas changé. L'appel aux grands principes du droit et de la liberté, quand ils sont lancé par des Mitterrand, des Mauroy, des Joxe et autres Pantalon, ne sont qu'une mascarade qui peut cacher, à l'occasion, des fleuves de sang.
Il faut bien ajouter, pour en finir, que la défense des principes qui sont prétendument les nôtres, a été assurée par ces bigots obscurantistes qu'étaient les Iraniens. Les deux dernières années de la guerre, alors que Baghdad avait proposé le match nul, les Iraniens, qui avaient récupéré l'essentiel de leur territoire, ont continué les hostilités dans deux buts précis: la reconnaissance par la communauté internationale du fait que l'Irak avait été l'agresseur, et le départ de Saddam Hussein. Il y eut toutes sortes de négociations mais jamais la communauté internationale, c'est à dire en pratique les Occidentaux, n'a voulu faire un geste ou dire un mot pour reconnaître ce qui était pourtant un fait parfaitement avéré et connu de tous, à savoir que l'Irak s'était mis au ban de la communauté en agressant son voisin sans la moindre raison. Il serait peut-être temps de reconnaître que les Iraniens avaient absolument raison et que si l'hypocrisie occidentale n'avait pas été si forte le régime de Baghdad n'aurait pas été, en 1990, en situation de déclencher une telle crise, avec l'assurance que tout lui était permis.
Harlem Désir dit que les buts
de son association sont de combattre le racisme et l'antisémitisme,
de faire avancer une France plus fraternelle et de "porter
au-delà de nos frontières une certaine idée
de la démocratie". Pourquoi "au-delà"?
C'est bien à l'intérieur de nos frontières
qu'il y aurait besoin de la chose dont il nous cause.
Gilles Martinet, vieux routier du PS, qui raconte parfois quelques cruelles anecdotes sur Mitterrand, dit avec justesse que "d'une certaine manière, Gorbatchev reprend, le conflit une fois engagé, la démarche que la France avait entreprise avec l'espoir de l'éviter". Mais il faudrait aller jusqu'au bout de cette idée: comprendre que la participation militaire des Français est tellement mince qu'elle ne donnera, comme l'a dit Couve de Murville, aucun poids à la France sur les Anglo-Saxons qui régleront l'après-guerre à leur seule convenance. Mais cette participation militaire, pour dérisoire qu'elle aura été, n'en aura pas moins convaincu les Arabes que les Français ne sont que les porte-coton des Américains. En plus, avec l'idée de réunir une conférence sur la question israélo-palestinienne, les Français sont sûrs de se faire traîner dans la merde par les Israéliens. A la fin de la guerre-- si cette guerre a une fin discernable-- les Français seront déconsidérés de tous les côtés, pour avoir trop fait la guerre ou pour l'avoir faite trop peu. Ce sont les Soviétiques qui seront les arbitres possibles, crédibles, exactement à la place qu'aurait souhaitée Mitterrand. Son machiavélisme de bazar pourra difficilement passer pour de la grande politique. Il aura tout perdu, et l'honneur. C'est bien ce que conclut Martinet sous une forme plus diplomatique: "Un peuple sans ambition est assurément un peuple qui se résigne au déclin. Mais un peuple sans lucidité risque de précipiter ce déclin au lieu de le conjurer". Précipitons, précipitons.
Les télévisions nous bombardent de "dialogues judéo-arabes". Pour répondre aux angoisses de ce que l'on a vite fait d'appeler des "communautés", les manipulateurs médiatiques se précipitent sur les quelques idéalistes qui s'acharnent à pratiquer le "dialogue": "Je respecte ta dignité et tu respectes la mienne, alors nous pouvons tout nous dire". On remarque vite qu'il s'agit du côté arabe de quelques intellectuels très francisés et du coté juif de quelques intellectuels d'origine nord-africaine, ce qui fait en réalité de ce dialogue, dit judéo-arabe, une petite affaire de famille maghrébine, ou peut-être seulement marocaine. Tout cela n'a pas grand chose à faire avec l'Israélien fusilleur et le Palestinien lanceur de pierre. Enfin, il ne faut sans doute pas oublier non plus que si la myriade des organisations arabes, beur, musulmanes en France échappe par sa multiplicité et sa diversité à la l'emprise des Etats arabes, eux-mêmes fort disparates, les organisations de la "communauté juive" sont beaucoup plus regroupées, centralisées et directement orientées par le gouvernement israélien.
Le dialogue et l'apaisement des violences et des peurs ne peuvent être que de bonnes choses et il faut saluer les hommes de bonne volonté. Mais ils doivent savoir qu'ils servent d'alibi et de bonne conscience à ceux qui ont accepté avec légèreté de casser le mobilier de la baraque et se demandent avec sollicitude si on ne pourrait pas sauver une jolie porcelaine.
Dans une guerre, encore bien plus qu'à aucun autre moment, les chiffres sont politiques, c'est à dire inventés en fonction de l'effet qu'on en attend. Le rapport que ces chiffres officiels peuvent avoir avec la réalité est très étrange et parfois indécidable. Il arrive que des chiffres fantaisistes restent dans l'histoire et deviennent comme des "vérités historiques". Par exemple, Gilles Perrault, pour justifier son appel au refus de la guerre, dit que la guerre d'Algérie aurait fait un million de morts. Ce chiffre, lancé par le FLN, avait comme vertu de justifier la demande d'indépendance algérienne. Maintenant, les historiens le divisent par trois. C'est tant mieux. Mais on voit qu'il a encore cours.
Les officiels israéliens maintiennent sur les journalistes une pression aussi constante que minutieuse. L'affaire des Scud est en effet de la plus haute importance pour l'Etat. Il est excellent pour l'image d'Israel que des Scud tombent sur Tel-Aviv. Quelques explosions ont suffi pour balayer-- dans les chancelleries occidentales-- les mois et les années de critiques plus ou moins sourdes exprimées à l'encontre de la façon dont Israel réprime l'Intifada. Le mépris absolument total de ce que l'on appelle ailleurs les "droits de l'homme", l'étroite censure militaire, les atrocités continuellement renouvelées de l'armée israélienne, tout cela est oublié avec soulagement au profit d'un vieux fond de commerce, un peu vieilli mais encore sortable, celui d'un Israel faible et toujours victime, qu'il n'a jamais été dans la réalité, puisqu'il a déjà gagné cinq guerres depuis 1948.
Il fallait donc gérer les Scud au plus près. Il fallait assez de victimes pour attiser la compassion, en insistant sur l'idée qu'Israel n'est pas dans la guerre, alors qu'Israel est en guerre depuis 1948, entre autres avec l'Irak, mais il n'en fallait pas trop pour ne pas affoler les populations et risquer de déclencher une panique. Beaucoup d'Israéliens ne sont pas fous et ont gardé une double nationalité. On le sait, beaucoup partiront si les choses tournent mal. Plusieurs centaines de milliers sont d'ailleurs déjà partis et sans l'arrivée des Soviétiques, le solde migratoire serait déficitaire depuis déjà deux ou trois ans.
Les journalistes le laissent entendre à mots couverts, les renseignements donnés par des Israéliens le disent clairement: les Scud ont fait nettement plus de victimes que les autorités ne veulent le reconnaître. Dans Le Monde du 29 janvier, le correspondant à Jérusalem parle de quatre morts-- dont trois par crise cardiaque-- et de dizaines de blessés. Le lendemain, France Culture parle de douze morts et 273 blessés. Le Monde signale que "plus de trois milles appartements (ont) été endommagés" et des dizaines de milliers de personnes sont sans abri. Le 2 février, alors qu'aucun projectile n'est tombé depuis trois jours, Le Monde parle de 14 morts et de plus d'un millier de blessés. Ces victimes sont à déplorer.
En poids d'explosif, un Scud correspond à peu près à une voiture piégée, comme il en a tant explosé dans les rues de Beyrouth. Rapportés aux dégâts matériels, les chiffres de morts et de blessés sont donc totalement invraisemblables, si on les compare à ceux des explosions de voitures piégées. Il est inutile d'aller plus loin et de proposer des chiffres hypothétiques, mais il est évident que les journalistes qui propagent les chiffres officiels, et qui ne peuvent pas ne pas savoir que ces chiffres sont purement politiques, donc faux, font un travail de porte-parole du gouvernement et non d'enquêteur responsable.
Il en va évidemment de même pour les pertes en vies humaines occasionnées par les opérations militaires. Les Irakiens ont choisi, sans doute pour les mêmes raisons que les Israéliens, à savoir ne pas paniquer les populations, de minimiser beaucoup les pertes en vies civiles. Dire que les deux premières semaines de bombardement ont occasionné quelques dizaines ou quelques centaines de morts est tout simplement invraisemblable! 23.000 sorties aériennes, cela veut dire 23.000 avions qui ont décollé en mission de guerre, la majorité pour bombarder. Cela fait peut-être 15.000 bombardements avec, au minimum, trois ou quatre tonnes d'explosifs. Si l'on imagine qu'un bombardement fait un mort, et un seul (beaucoup n'en font pas mais d'autres en font plus), cela ferait 15.000 morts, mille morts par jour en moyenne. Un tel chiffre est purement théorique mais il en ressort au moins que cette guerre a déjà dû faire des victimes qui se comptent par milliers. Or ni dans les journaux, ni dans l'audiovisuel, personne ne semble consacrer une seconde de réflexion à ces problèmes. Nous avons vu quelques une de ces victimes dans les images de la télévision irakienne, sans que cela provoque aucune réaction de la part des porte-micro. C'est Timisoara à l'envers. Ils ont tous gobé l'impossible chiffre de 4.000 morts dans une manifestation, mais ils gobent tous 100 morts pour quinze jours de bombardements intensifs. Si Saddam est un monstre, qu'est-ce qu'un journaliste?
"Sur les écrans de télévision, les images d'Israéliens portant leur masque à gaz, errant, hébétés, dans les décombres d'un quartier de Tel-Aviv touché par un missile ont remplacé celles de jeunes Palestiniens en keffieh, affrontant l'armée à Naplouse ou à Gaza, la pierre à la main"(le Monde, 29 janvier 1991). Raison immédiate: les Palestiniens sont victimes depuis le début de la guerre d'un couvre-feu total, levé une heure par-ci ou par-là. On peut imaginer la vie que cela représente mais, justement, on ne peut pas la filmer, à cause du couvre-feu. Conséquence immédiate: la CEE lève les sanctions qu'elle avait imposées à Israel en raisons des mauvais traitements infligés aux Palestiniens, au moment où la situation des Palestiniens devient encore pire. Les Allemands, soumis à un intense pilonnage médiatique les rendant coupables de délits que les Irakiens n'ont pas encore commis (envoyer des gaz sur Israel) se dépêchent de faire ce qu'ils font depuis quarante ans, payer pour Israel: fric, pour la coquette somme de 600 millions de dollars, équipements, matériels militaires dont deux sous-marins, essentiels, comme on le devine, pour résister à la menace irakienne. On se demande à ce propos pourquoi la presse israélienne, qui fustige les fabricants allemands qui auraient contribué à la production de gaz de combat, ne critique pas les industriels américains, britanniques et italiens qui ont fait de même. La CEE s'apprête à verser 210 millions de dollars "pour les dommages de guerre", en récompense du fait qu'Israel n'est pas encore en guerre. Comme Amsterdam était construite sur des "caques de harengs", Israel est construit sur les "dommages de guerre". Il faut que ça dure.
Les Italiens, les Français se dépêchent d'aller se faire insulter à Jérusalem pour avoir eu des pensées coupables sur une improbable conférence internationale. Enfin, Israel, qui attend dans l'immédiat 400 millions de dollars de contribution exceptionnelle de la diaspora américaine, demande à Washington, pour salaire de sa "retenue", 13 milliards de dollars en plus, doit 10 milliards iraient à Sharon pour loger les juifs soviétiques. La moindre des choses seraient de dire merci à Saddam Hussein.
Il faut admirer les Israéliens qui consentent aujourd'hui un "abandon de souveraineté". En effet, "contrairement à toutes leurs traditions", Ils ont permis à "une trentaine de soldats américains" de servir les batteries de missiles anti-missile Patriot, pour quelques semaines, leur propre personnel n'étant pas encore tout à fait formé à ces engins complexes et coûteux. Le missile coûte en effet 800 000 dollars pièce, et il en faut en moyenne deux pour détruire en vol un missile qui arrive. On remarque d'ailleurs que lorsque les calculs balistiques montrent que le Scud va tomber en territoire arabe, on ne tire pas de Patriot. Pas plus qu'on ne donne de masque à gaz aux Palestiniens (30.000 masques pour 1,5 millions de personnes): ça fait toujours des économies.
La "retenue israélienne" n'a pas que des avantages financiers. Comme le fait observer Le Monde, quand les Américains se croiront obligés, en raison de leurs engagements vis à vis des Arabes de la coalition, d'aborder le problème palestinien, Israel, "en disant "oui" aujourd'hui à l'Amérique, s'est réservé le droit de lui dire "non" demain".
Lorsqu'un tyranneau exotique envoie son ambassadeur se plaindre au Quai d'Orsay parce qu'un journal a publié un article contre lui, on l'envoie foutre en lui disant que la presse est libre. Quand le journal jordanien, Al Rai publie un article vivement critique de la politique française, on envoie l'ambassadeur de France, M. Denis Bauchard, pleurer dans le gilet du prince héritier et exprimer son "étonnement".
Il était une fois un intellectuel qui s'était publiquement élevé contre les crimes que commettaient l'armée française en Algérie. Cette attitude courageuse lui avait fait croire, après la guerre, qu'il pouvait jouer le rôle de la conscience universelle et s'exprimer sur à peu près tous les sujets. Content d'avoir signé tous les manifestes et toutes les pétitions qui circulaient, il s'était même convaincu qu'il pouvait, tel les antiques prophètes, prononcer la vérité historique et estampiller du poids de sa conscience universelle les plus malades des vérités officielles. La reconnaissance officielle n'allait pas trop tarder. En effet, le 14 juillet 1990, la République reconnaissante élevait Pierre Vidal-Naquet à la dignité de chevalier de la Légion d'Honneur. Il l'avait bien méritée. Quand la guerre du Golfe s'est approchée, il s'y est opposé. Il pensait, en tant que conscience universelle, qu'il fallait tout faire pour ne pas entrer en guerre. Mais puisque la guerre est arrivée, il s'est dit que dans le fond, il valait mieux la gagner. Il a dit qu'il n'était pas un va-t-en-guerre mais puisqu'on allait-en-guerre, il irait-en-guerre. Ainsi notre conscience universelle va se retrouver dans le Golfe avec nos chers paras, et leurs belles traditions de la gégène, avec nos chers légionnaires, lui qui l'est maintenant aussi. Légion d'honneur et légion d'horreur enfin fraternellement réunies sous le même drapeau dégoûtant de sang arabe. C'est beau de savoir rendre la monnaie de la pièce.
Pierre Mauroy a dit le 28 janvier que "sous l'égide des Nations unies, il faut mener ce conflit à son terme sans états d'âme". Mais qui a dit que les porcs avaient une âme?
Le porte-parole du RECOURS, l'organisation qui prétend représenter les pieds-noirs d'Algérie "ne veut punir Gilles Perrault que par le mépris et la pitié". Venant des anciens supporters de l'OAS, ceci montre que le comique n'est pas mort dans notre beau pays.