[189
-- "Quel avenir pour le Cambodge?", Sudestasie,
Paris, décembre 1989, nº60, p. 30-3.]
Pour la troisième fois en moins de 40 ans, l'armée viêtnamienne vient d'évacuer le Cambodge. Si c'est la géographie qui a fait de l'Indochine un champ de bataille unifié, c'est la politique mondiale qui allège les tensions et réduit les conflits à leurs composantes locales. Les pensées qui ont présidé à l'évacuation de l'Afghanistan et du Cambodge sont les mêmes: retirer les troupes ne résout pas le conflit local mais le fait passer de la catégorie de "conflit international" à celui de "guerre civile locale", ce qui modifie profondément le type de solution que l'on finira un jour par lui trouver. La conférence de Paris sur le Cambodge cherchait à résoudre deux problèmes en même temps: celui de l'organisation politique du pays (l'utopie d'une solution quadripartite) et celui des rapports des puissances, grandes et moyennes, entre elles, concernant surtout la réintégration du Viêt-Nam dans le grand courant de la modernisation.
Dans un cas comme dans l'autre, une date sans condition avait été fixée unilatéralement par l'armée occupante. Le scénario impliquait la recherche d'une solution politique préalable mais n'en dépendait pas. Cela signifie que l'hypothèse de l'effondrement du régime allié et l'extension du chaos était acceptée par avance. La décision de Hanoi montre en effet un certain désintérêt pour la nature du régime cambodgien, tant que la sécurité du Viêt-Nam n'est pas menacée. Un retour des polpotistes au pouvoir serait évidemment perçue à Hanoi comme une menace directe. On ne peut pas oublier que l'invasion de la fin 78 a été provoquée par presque deux années d'agressions des forces de Pol Pot, situation que les Viêtnamiens à l'époque préféraient Il faut dire tout de suite que ce n'est pas seulement le déplaisir qu'auraient pu éprouver les Viêtnamiens à un retour, même symbolique, des polpotistes par le moyen d'une coalition quadripartite, qui a fait échouer la conférence de Paris. C'est tout simplement le total irréalisme de cette solution, si l'on veut bien admettre qu'une peur irrationnelle saisit aux entrailles la quasi-totalité des Cambodgiens à l'idée de voir défiler dans Phnom Penh des troupes commandées par Pol Pot. Les alliés, en 1945, n'auraient pas songé à installer en Allemagne un gouvernement quadripartite avec la participation du parti nazi. En outre, un gouvernement quadripartite n'aurait pas fonctionné. Dans les négociations qui ont traîné deux ans, les autorités de Phnom Penh ont fait montre de flexibilité en se déclarant prêtes à composer avec les pro-Américains de Son Sann et avec le prince Sihanouk qui n'a guère cessé de les abreuver d'injures. Une solution tripartite se dessinait qui aurait pu coaliser tous ceux qui ont un intérêt objectif à réduire les Khmers Rouges. A un moment, Sihanouk a paru tenté. Mais sa peur des Khmers Rouges n'a d'égal que sa détestation des anciens lonnolistes regroupés derrière Son Sann et de l'équipe de Phnom Penh qui ne lui doit rien. En vérité, Sihanouk veut revenir au Cambodge mais à une condition, qui reste soigneusement occultée par le tourbillon de ses discours et de ses changements de pied: il veut la réalité du pouvoir. Et Hun Sen ne lui en offrait que l'apparence.
Sihanouk est un autocrate. Il ne connaissait de limite à ses pouvoir que celle de l'inefficacité. En outre, sa mégalomanie est intacte. Il n'a rien appris en presque vingt ans d'exil. Il est prêt à reprendre les choses où il les avait laissées. Quant à ceux que le charisme royal ne suffisait pas à convaincre, les menaces, la violence et la corruption devaient assurer une servile loyauté. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour prédire que le retour de Sihanouk aux affaires serait une catastrophe de plus pour ce pays déjà recru d'épreuves. En outre, Sihanouk n'a plus personne de valeur autour de lui. S'il a quelques valets, il n'a plus aucun conseiller, sinon son épouse, une grande admiratrice de M. Khieu Samphan.
Le fond du problème, depuis deux siècles, est la constitution d'un Cambodge politiquement viable, placé comme il l'est entre le marteau viêtnamien et l'enclume siamoise. C'est ce que l'intelligentsia cambodgienne décrit, dans une angoisse toujours renouvelée, en termes inutilement raciaux: la survie du Cambodge. Elle confond toujours le pays, le srok khmer, et ses habitants. Il faut pourtant reconnaître que les populations khmères du Sud Viêt-Nam et de Thailande, ont parfaitement survécues et n'abandonnent leur identité que si la société où ils sont minoritaires se modernise et s'enrichit. C'est une situation générale dans les pays qui se développent. Crier au génocide est une absurdité. Les Cambodgiens sont certainement plus nombreux aujourd'hui qu'à aucun moment de leur histoire. La propagande élaborée dans les camps de la frontière aboutit à l'auto-intoxication. Le mythe du million de colons viêtnamien ne tient pas debout: il est facile d'aller vérifier sur place. Il sert surtout à camoufler l'immobilisme de la coalition, déjà paralysée par ce mariage contre nature qui "unit" les anciens bourreaux avec leurs anciennes victimes.
Toute analyse doit partir d'un chose absolument certaine: l'objectif et les méthodes des Khmers Rouges n'ont pas changé d'un iota. L'analyse des rares documents internes parvenus à l'extérieur et des récits de ceux qui ont réussi à se soustraire à leur emprise montre qu'elle continue à se fonder sur la terreur et la coercition. Pour leurs dirigeants, le but est clair: le régime de Pol Pot (1975-1979) est le meilleur que le Cambodge ait connu depuis deux mille ans. Une seule petite erreur a été faite: faire travailler les gens un peu trop. Pour le reste, les Khmers Rouges ne se connaissent que des ennemis. Il faudra donc les éliminer les uns après les autres, et reprendre le cours des choses interrompu par l'intervention viêtnamienne. Même les Chinois sont vus avec suspicion. Sihanouk, qui détient des documents très explicites à cet égard, n'ose pas les publier, de peur de froisser ses "grands amis" chinois. Ces derniers se font d'ailleurs beaucoup d'illusions sur leur capacité à peser sur les décisions des Khmers Rouges. Il font croire aux Occidentaux qu'un mot de leur part suffira, comme avec les PC birman ou thai. C'est, à mon avis, pure vantardise.
A partir de là, deux stratégies sont possibles pour le groupe Pol Pot, un affrontement rapide, visant à ébranler l'armée de Phnom Penh et à faire s'effondrer le régime, ou un pourrissement plus lent, en attendant que le Cambodge ne soit plus sous les projecteurs de l'actualité. Le premier choix me parait le moins probable. Depuis l'offensive viêtnamienne de la saisons sèche 1985 sur la frontière, les Khmers Rouges n'ont plus pu opérer par grandes unités. Ce n'est pas avec des bandes de cinquante ou cent combattants qu'il peuvent occuper du terrain et porter des coups décisifs. Remonter un appareil militaire qui puisse opérer avec plusieurs régiments demande du temps. L'inconnue est évidemment l'armée de Phnom Penh, et sa capacité à utiliser du matériel lourd, tanks, artillerie et aviation, susceptible de contenir des attaques d'envergure. Il y a du matériel et des officiers. Mais il manque encore l'expérience. D'autre part, des succès spectaculaires et rapides des Khmers Rouges déclencheraient sans doute des réactions hostiles dans la communauté internationale. L'autre alternative, un grignotement suivi de l'étouffement des certaines régions hautement productives pourrait paralyser entièrement toute tentative de reconstruction du pays et mettre en difficulté l'administration de Phnom Penh. Les réserves constituées par les Khmers Rouges leur permet d'envisager leur lutte sur une période assez longue, même si la frontière thailandaise cesse d'être un havre sûr.
On entend dire un peu partout que la saison sèche qui commence, et qui va jusqu'en mai 90, sera décisive. Cela n'est pas certain. Cette idée reflète plutôt l'impuissance des Occidentaux à trouver une solution politique qui s'accorde avec celle des Chinois (la question du retour des Khmers Rouges). Elle se traduit, dans les faits, par l'arbitrage qu'exercera la situation sur le terrain. Laissons faire, on verra bien: Si Phnom Penh écrase les Khmers Rouges, il sera toujours temps d'en tirer les conclusions. Si les Khmers Rouges font jeu égal, on attendra que l'équipe Deng Xiaoping, avec son désir impérial de faire la leçon à ses vassaux du Sud Pacifié, passe la main; et on oubliera la Cambodge, comme on oublie l'Afghanistan. Au bout de dix ou quinze ans de guerre civile, il y aura un vainqueur qu'il sera bien temps de reconnaître.
Le régime de Phnom Penh trouvera sa cohérence et sa solidité s'il approfondit son ouverture politique. Ses capacités militaires en dépendent. Il est vrai qu'après toutes ces épreuves, le pays a besoin de se rassembler. Il faut faire front contre la barbarie tapie au fond des forêts. Si le pays n'a sans doute pas réellement besoin de leaders sénescents dont les faillites politiques sont bien connues et qui, par la force des choses, se sont inféodés à de puissants protecteurs étrangers, il a besoin que s'exprime la diversité politique de ses composantes. Il y a, au Cambodge, mais aussi dans les camps et en exil, une nouvelle génération, peut-être plus gestionnaire que politicienne. On voit bien que les hommes des anciens régimes ne proposent guère que leurs ambitions aigries. Si le régime de Phnom Penh continue sa mutation et laisse s'affirmer en son sein des tendances politiques nouvelles, qui n'auraient nul besoin de s'identifier aux forces du passé, il aurait de bonnes chances de restaurer l'indépendance du Cambodge, de contenir et d'affaiblir la menace khmère rouge et d'amorcer une modernisation, si longtemps retardée, de son agriculture. Les inconnues, dans ce domaine, sont encore très nombreuses.
Serge THION
(Pour Sudestasie, 14.10.89)