["Lettre à des amis vietnamiens", Du'o'ng Mo'i, Paris, n.6, 1987, p. 88-104.]
Ce fut immédiat. Un employé du consulat, un Corse évidemment, était venu me chercher à Tan Son Nhut. Avec sa vieille traction avant noire, il m'avait déposé à la Cité Larègnère, dans une chambre de passage. J'en étais sorti aussitôt pour aller dans la rue, marcher sous les grands arbres majestueux, dans le fracas de la circulation, humer les senteurs, nouvelles pour moi, qui s'exhalaient du sol après une petite pluie chaude, à la recherche d'un petit restaurant où dépenser mes premiers dông. C'était un jour de septembre 1967, il y a déjà presque vingt ans. Je venais en principe pour enseigner mais surtout pour voir. Le Viêt-Nam était le point nodal de la politique mondiale et il me semblait naturel de chercher à aller y voir de plus près, car je suis affecté de cette étrange maladie qui consiste à vouloir comprendre les choses par soi-même.
Une ville vous prend comme une femme vous séduit: l'effet est immédiat et les défauts de la belle, quand elle en a-- et laquelle n'en n'a pas? -- vous paraissent eux-mêmes aimables. Saigon m'a séduit dès le premier jour. Au fil du temps et de mes longues promenades, je me suis peu à peu imbibé de l'atmosphère saigonnaise. Elle était évidemment surchauffée par la guerre. Le soir de mon arrivée, il y avait grande réception au palais présidentiel. Au beau milieu des réjouissances, une salve d'obus de mortier vint exploser dans les jardins. Les tirs étaient partis d'une misérable paillotte de l'autre côté de l'arroyo. L'ambiance était créée. Je n'entendais là que les premiers coups; d'autres, plus tard, allaient m'encadrer de plus près. Les autres bruits, les senteurs humides, l'animation, les visages des passants, leur démarche, les marchands ambulants, tout allait me séduire. Plus tard, je découvris la fièvre de Da Nang, les charmes provinciaux de Phnom Penh, la douceur de Luang Prabang, l'enfer de Bangkok, le fol entassement de Hong Kong, l'aspect suranné de Ha Noi, et les ambiances de presque toutes les grandes villes entre Bombay et Tokyo mais, pour moi, toujours, l'Asie commence et finit à Saigon, dans cette métropole monstrueuse, sans beauté, menteuse, agitée par mille trafics, pleine de secrets et de rumeurs, de fric et d'objets hétéroclites, un immense bazar avec de gros bonheurs et d'affreuses misères, peuplé de sages et de fous, de marchands rusés et de moines philosophes, de gastronomes et de collectionneurs de porcelaines, de mères Courage et de petites catins. J'acceptai le tout, je ne voulais pas faire le tri, je me plongeai dans la ville tel une éponge dans une mare d'eau. Comme beaucoup d'autres diables occidentaux avant moi, j'y ai attrapé une sorte de virus inguérissable, le plaisir de vivre en Asie, et tout particulièrement au Viêt-Nam, et surtout à Saigon. Que mes amis viêtnamiens me pardonnent, mais j'ai fini par m'y sentir chez moi. Et pourtant, je ne veux plus y retourner. C'est pour cela que je vous fais cette lettre.
Mais il y a une difficulté. Mes amis ne sont pas tous du même bord. Je suis un peu comme ces grandes familles viêtnamiennes qui, à l'époque du Viêt Minh, ou plus tard, ont décidé de répartir leurs membres dans les différents camps en présence pour être sûres d'avoir des représentants parmi les vainqueurs, quels qu'ils fussent. J'avais certes une position politique en arrivant au Viêt-Nam en 1967. J'étais depuis toujours un anticolonialiste actif et je voulais le départ des Américains, et d'une manière plus générale le repli de tout le dispositif de domination occidental auquel je ne voyais aucun droit à s'imposer par la force (ou la richesse) à des peuples qui ne le désiraient pas. Par ailleurs, j'étais antistalinien, ne voyant dans l'Union soviétique qu'un sinistre travestissement des aspirations à la liberté qui se résumaient dans l'idée de révolution. Ces deux principes me semblaient et me semblent toujours nécessaires. Quant au Viêt-Nam, la solution devait se trouver entre Viêtnamiens et les autres, les Américains, les Français, mais aussi les Russes et les Chinois, devaient cesser d'y fourrer leurs grosses pattes. Mes amitiés étaient personnelles, individuelles, elles n'obligeaient à aucun accord politique, même s'il se trouvait que je me sente d'accord plus souvent avec certains qu'avec d'autres. Le plus important me paraissait d'enregistrer leurs points de vue; mes opinions d'ignorant des choses viêtnamiennes ne pesaient pas beaucoup à leurs yeux, ni aux miens. Je préférais qu'ils m'enseignassent. Mais une chose reste sûre: c'était eux qui me choisissaient. Il fallait une longue période d'observation, au cours de laquelle mille petits pièges imperceptibles s'offraient innocemment à mes pas, avant que, comme une sorte de déclic, la confiance ne s'installe. Ma patience valait la leur et je ne me suis jamais insurgé contre cette prudence.
C'était ainsi que peu à peu j'eus des amis. L'un des premiers occupait une position importante dans une grande entreprise industrielle. Il faisait partie de ce qu'on appelait les "Sudistes". Il pensait que les affaires du Sud ne pouvaient être réglées que par des gens du Sud, de ce que les Français d'autrefois appelaient la Basse-Cochinchine, que tous ces gens du centre, ces Annamites, trop liés à la dynastie des Nguyên, et surtout ces gens du Nord, Tonkinois, Nung, et autres minorités, en particulier catholiques, devaient s'effacer. Le Sud avait ses traditions, on n'y appréciait guère l'ordre mandarinal et tous les régimes installés à Saigon avaient failli, faute d'avoir surgi du sol local. Il fallait donc lutter, créer une sorte de lobby sudiste mais en se tenant dans certaines limites, car les politiciens au pouvoir, la camarilla de Thiêu, étaient vindicatifs. En avril 75, c'est à la prison de Chi Hoa que je suis allé le voir. Il avait peut-être poussé le bouchon un peu loin et les hommes de Thiêu lui avaient monté un coup. Il se portait bien, n'étant pas parmi les plus maltraités et il savait rire de sa condition.
D'autres de mes amis étaient neutralistes. Ils voyaient avec horreur et tristesse les ravages que la guerre répandait sur le pays et dans la structure intime de la société. Refusant le communisme mais reconnaissant que les communistes jouaient un rôle prépondérant dans la lutte pour l'unité et l'indépendance du Viêt-Nam, ils souhaitaient une conciliation, plus en moralistes qu'en politiciens. Ils échappaient à la corruption ambiante, mais par là même, se résignaient à n'avoir aucun pouvoir. Ils étaient à mes yeux les plus fidèles héritiers d'une tradition moribonde, celle des lettrés, imprégnés de confucianisme. Certes, depuis la révolte des lettrés en 1885-88, avec l'épopée de Phan Dinh Phùng, et l'abolition des concours triennaux (en 1918), le rôle politique de ceux qu'on appellerait aujourd'hui les intellectuels a beaucoup changé, et surtout décru. Rares parmi les jeunes sont ceux qui se sont donné les moyens de comprendre les anciennes disciplines intellectuelles et morales, ou même simplement littéraires. L'érosion a été particulièrement forte à partir des années trente. Les Viêtnamiens professent un grand respect pour leur histoire et leurs traditions, mais je ne suis pas sûr qu'ils les connaissent toujours très bien. Ils y cherchent des leçons de morale ou de politique un peu comme si l'histoire se répétait toujours. La colonisation française a creusé un fossé entre le passé et le présent qu'il est devenu difficile de franchir. Néanmoins, dans la génération des hommes de cinquante ans, je trouvai des gens merveilleusement cultivés qui m'ont aidé à m'orienter dans cet immense désordre qu'était alors la société sud-vietnamienne.
Quelques autres travaillaient avec ou pour le régime. Non pas qu'ils aient éprouvé beaucoup d'estime pour l'entourage présidentiel ou pour la politique américaine sur laquelle ils ne se faisaient guère d'illusions, mais ils étaient can lao, anciens diémistes et surtout, pour la plupart, anciens viêtminh, ceux de la toute première période, des nationalistes qui avaient quitté le maquis quand ils eurent senti que les communistes en voulaient le contrôle exclusif. De leur passage dans le Viêt Minh, ils avaient gardé un sens de l'organisation, un goût du secret, de l'action menée en coulisse, et aussi l'idée que le rôle des masses était décisif dans la mesure où elles étaient bien encadrées. Ils se rencontraient là avec les spécialistes américains, Lansdale et ses boys que je voyais quelques fois au Continental. Ils voulaient établir un contre-feu devant l'avance communiste dans le Sud et pensaient qu'il fallait utiliser dans ce but les mêmes méthodes, manifestement efficaces, que leurs anciens camarades de combat. A ces vues s'opposaient la corruption du régime, l'insouciance de chefs militaires engagés dans une intense compétition pour le pouvoir et, surtout, les courtes vues de la politique américaine. Certains de ces hommes m'apparurent lucides et désespérés. J'en ai vus en 75 qui sont restés, sachant qu'il leur faudrait payer leur "trahison" des années 40 ou 50, plus grave que toute la suite, mais ils ne s'estimaient pas moralement inférieurs à leurs anciens compagnons, après tant de combats. Ils savaient qu'il n'y aurait pas de pardon; ils étaient fatigués et ne voulaient pas fuir. Vae victis, malheur aux vaincus, se dit dans toutes les langues.
J'eus des amis de l'autre côté. J'avais fait la connaissance à Phnom Penh des gens de l'ambassade du FNL, devenue en 1969 ambassade du GRP. J'y avais trouvé des esprits ouverts, d'une grande culture et d'une curiosité avide, des gens simples et totalement dévoués à une lutte de libération nationale qu'ils avaient tous embrassée dans leur prime jeunesse. J'aimais particulièrement mes conversations avec l'ambassadeur, Nguyên Van Thiêu, qui avait participé à toutes les phases de la vie politique dans le Sud, y compris la fondation du FNL. Il pouvait m'expliquer, pas à pas, comment et pourquoi les décisions avaient été prises de son côté et il semblait ne jamais se lasser de mes questions sur l'histoire et la politique. Bien qu'il ne fût pas officiellement membre du parti, je le tenais pour un orthodoxe avec qui on pouvait discuter paisiblement de nos différences de points de vue. En retour, il me posait des questions sur la vie politique à Saigon, sur l'atmosphère qui y régnait, et semblait accueillir avec intérêt les analyses personnelles que j'en tirais. Son ouverture d'esprit était très grande mais non sans limite. En mai 1968, tout de suite après la deuxième offensive sur les villes, je passai par Phnom Penh et lui en relatai les effets, à mes yeux, ambigus, sur les habitants de Saigon. Les roquettes qui avaient plu sur la ville avaient surtout tué de pauvres bougres et avaient manqué leur cible, mais, lorsque je reprochai vivement au Front d'avoir froidement exécuté trois journalistes occidentaux dans les faubourgs de Saigon, il refusa tout net la responsabilité de ces meurtres et la rejeta sur la police de Saigon, dirigée alors par l'ignoble général Loan, rendu célèbre par une photo où on le voit tirer à bout portant dans la tête d'un prisonnier viêtcong. Loan venait d'être blessé grièvement par une grenade au cours de l'assaut d'une maison où s'étaient retranchés quelques maquisards, à Dakao. J'avais observé cette action de près.
Mais je connaissais exactement les circonstances de l'assassinat des journalistes. Elles m'avaient été racontées le soir même par le seul survivant de l'affaire, un journaliste australien de mes amis nommé Frank Palmos. Pris par une patrouille viêtcong dans une sorte de no man's land, les trois journalistes avaient été abattus de sang-froid par le chef de patrouille, bien qu'ils aient eu le temps de s'identifier en criant: bao chi! bao chi! Frank, à côté du chauffeur, avait pu sauter de la voiture, une Minimoke, et faire le mort, ce qui lui avait valu de survivre. Il était visiblement choqué. Mon cher ami Thiêu ne voulut jamais en démordre. J'eus beau faire valoir que le GRP s'honorerait en reconnaissant l'erreur et en punissant le coupable, que la politique du Front, après tout, n'était pas de tuer des journalistes mais plutôt de les convaincre, ou de les séduire, que tout le press corps de Saigon était secoué d'horreur, rien n'y fit. Je sentais qu'on touchait là à quelque chose qui était très au delà de l'emprise des "politiques": les affaires militaires, les questions dites "de sécurité", intouchables, qui relevaient du noyau du Parti et sur lesquelles personne n'était autorisé à faire le moindre commentaire. En temps de guerre, ce genre de situation prévaut toujours, mais on a vu depuis, qu'au Viêt-Nam, elle n'a pas encore cessé de s'imposer. J'y reviendrai.
J'avais un autre ami en la personne du représentant de l'agence de presse Giai Phong. Vif, petit, portant bésicles, malicieux comme le fils de paysans de Hoc Mon qu'il était, Mai était curieux de tout, mais répondait aussi à tout. Autant les bulletins d'information qu'il éditait étaient faits uniquement de poncifs, autant sa conversation était libre, pleine d'observations fines et non-conformistes. Il avait vécu longtemps dans le maquis et il en racontait bien les grandeurs et les servitudes. Il ne cherchait pas à dissimuler ce qui n'allait pas; un optimisme viscéral lui faisait simplement penser que les choses allaient s'arranger. Il fut le premier à me donner des détails sur l'existence des trois grands "disparus" de la gauche cambodgienne, Khieu Samphân, Hou Yuon et Hu Nim, sur leur action dans le maquis depuis 1967, alors que les mieux informés à Phnom Penh, comme Charles Meyer, m'affirmaient qu'ils avaient été tués par la police de Sihanouk et qu'ils connaissaient même des témoins visuels. Je préférais croire mon ami Mai, qui me semblait informé de façon beaucoup plus directe.
Je pourrais allonger cette liste pendant des pages et même me risquer à tracer une galerie de portraits. Ils furent tous, chacun à sa façon, mes instituteurs, me dévoilant la part de réalité viêtnamienne dans laquelle ils se mouvaient. Depuis lors, certains ont été ministres à Hanoi, d'autres ont sombré dans ces camps qui ne méritent pas le nom de "rééducation", d'autres sont en exil. Les divisions internes profondes du Viêt-Nam ne se sont pas encore refermées et aux horreurs de la guerre ont succédé les affres de la paix, paix toute relative d'ailleurs.
On comprendra que, dans ces conditions, il soit très difficile de tenir un seul et même langage à l'ensemble de mes amis, ou plus exactement de tenir un langage qui soit compris de la même façon par tous. Mais je ne peux pas éviter de m'y essayer.
Partons de quelques constatations simples. Le Viêt-Nam est un pays petit par sa surface utile, et relativement surpeuplé, si l'on rapporte le nombre d'habitants à sa surface cultivée. Ses ressources naturelles ne le rangent pas non plus dans les pays à haut potentiel de développement économique. Dans l'ensemble, ses techniques, industrielles ou agricoles, sont très en retard et sa productivité est très basse. J'entends bien qu'il ne peut guère en être autrement après une si longue guerre, mais enfin, tous les indices économiques, pour autant qu'ils valent, montrent que le Viêt-nam est à ranger parmi les pays les plus pauvres du monde, à l'heure actuelle. Il y a bientôt douze ans que la guerre est finie. Certes, les réparations de guerre promises par les Américains n'ont jamais été payées, mais, à vrai dire, personne ne pouvait croire qu'elles le seraient vraiment. Plus le temps passe, plus la responsabilité des autorités de Hanoi augmente. Les résultats de cette gestion sont absolument catastrophiques. Je n'aurai pas la cruauté de citer les phrases assassines que l'on trouve dans la bouche des plus hauts dirigeants du Parti. Le réquisitoire qu'ils prononcent rituellement, dans les grandes occasions, serait perçu, si les mêmes choses étaient dites par un ennemi du pays, comme d'affreuses calomnies. Il faut pourtant se rendre à l'évidence: j'ai pu moi-même le constater sur place, en 1981, mais tous les rapports oculaires le montrent encore davantage depuis: L'économie est en ruine.
Pourtant, si l'on se reporte à 1975, et j'y étais en mars-avril, les énergies disponibles ne manquaient pas. Une bonne partie des cadres du Sud était prête à collaborer à ce qui aurait du être une entreprise de reconstruction en même temps qu'un enterrement du passé. Le nationalisme des uns pouvait assez facilement confluer avec celui des autres. Pourtant, comme on le sait, c'est exactement le contraire qui se passa. Ce n'est pas sans détresse que l'on commença ici à recevoir des nouvelles de tel ou tel qui était parti pour les fameux camps de rééducation. Personne évidemment ne pouvait se faire la moindre illusion sur ce que ce mot recouvrait. Si cette épuration, qui ne voulait pas dire son nom, s'était strictement limitée aux individus convaincus de crimes de sang, et leur nombre n'eût sans doute pas été petit, la communauté internationale l'aurait sans doute accepté. Après tout, les Occidentaux, en connivence avec les Soviétiques, avaient fabriqué un droit nouveau en 1944 pour se donner celui de juger les Allemands vaincus à Nuremberg. Les mêmes principes eussent pu s'appliquer au Viêt-nam, et l'on aurait même pu assez facilement dresser un solide acte d'accusation pour crimes contre l'humanité à l'encontre de MM. Nixon et Kissinger. Mais les gens qui partaient vers ces nouveaux camps de concentration semblaient globalement coupables d'avoir exercé une fonction, parfois très petite, dans l'appareil d'Etat du Sud-Viêt-Nam. Je recevais des nouvelles précises de telle ou telle personne, un avocat, un ingénieur des ponts et chaussées, ou un journaliste, un enseignant, des gens que j'avais connus, dont je savais fort bien qu'ils n'avaient jamais volontairement participé à la guerre, qu'ils n'avaient fait que leur travail, très inoffensif et parfois fort utile, aspirés dans cette nouvelle machine à broyer les hommes, à détruire les familles, à créer de nouveaux malheurs à la place des anciens. Il n'y avait rien à faire. Les interventions que l'on pouvait tenter en choisissant les canaux les plus directs et les plus discrets ne donnaient presque rien, quelques libérations au compte-gouttes, rien qui puisse enrayer la machine. Les responsables politiques venant de Hanoi, passant par Paris pour aller aux Nations unies, affirmaient que pour la plupart des cas, la "rééducation" ne dépasserait pas deux ans. Nous nous sommes un moment accrochés à cette idée. Les politiques voyaient trop bien que leur image se ternissait assez vite avec cette histoire de camps. Ils semblaient escompter une aide de l'Occident, de l'Europe par exemple, qui eût au moins, en partie, remplacé celle que les Américains avaient promise. Le voyage de Pham Van Dong en France fut le point d'orgue de cette politique. Mais Paris était beaucoup trop inféodé aux Américains pour saisir cette chance d'un dialogue et d'un échange. Il s'est trouvé des fonctionnaires au Quai d'Orsay pour ressortir de leurs cartons poussiéreux le contentieux né de la nationalisation des tramways de Haiphong en 1954...
Pour avoir suivi cette affaire de près, j'aurais tendance à adhérer à la thèse d'un conflit sur cette question de la libération des internés entre les "politiques" et surtout ceux qui avaient affaire avec les relations du pays avec l'extérieur et les gens chargés de la "sécurité", celle de l'Etat, du Parti, celle de tout le passé révolutionnaire vieux déjà de presque cinquante ans. Ces gens, qui ont une place prépondérante dans le noyau du Parti peuvent assez légitimement faire valoir que leur obsession de la sécurité, du contrôle des membres du Parti et de la population en général, ont été la condition sine qua non de la survie du mouvement communiste et surtout la clé de sa victoire, même si l'on se souvient que la ClA avait réussi à se trouver une source directe dans le Comité central, ainsi qu'en témoigne Frank Snepp dans Decent interval. Si l'on garde à l'esprit l'ensemble de l'histoire du mouvement communiste viêtnamien, on comprend qu'en cas de désaccord interne, les tenants de la sécurité maximale l'emporteront toujours. Cette situation était renforcée par l'aspect purement militaire de la victoire de 1975.
J'avais par exemple été fort étonné par la façon dont le côté viêtcong-nord viêtnamien avait rendu compte de l'offensive du Têt en 1968. J'étais moi-même dans le pays et j'avais pu la voir sur place et même dans différentes parties du pays. Parler de vastes insurrections populaires alors qu'il s'agissait de mouvements militaires très bien coordonnés, avec certes des complicités sur place, était une vue de l'esprit qu'on ne pouvait attribuer qu'aux nécessités du dogmatisme. Un discours semblable fut évidemment tenu en 1975, là aussi en contradiction avec les faits les plus patents. Mais, les dirigeants ne devaient pas être totalement victimes de ce genre de rhétorique. La base politique du nouveau régime restait très étroite. Ce à quoi une grande majorité d'habitants du Sud étaient prêts, c'était la reconstruction du pays, le retour à la paix, et nullement un socialisme paupérisateur. Tout en déployant les appareils de propagande, on devait rester fidèle aux vieilles méthodes de contrôle politique policier. La première chose à faire était de ne donner aucune responsabilité dans aucun domaine que ce soit, à des personnes qui n'avaient pas fait la preuve de leur engagement dans le combat révolutionnaire, ce qui disqualifiait d'emblée la quasi-totalité des cadres de la société sud-viêtnamienne, et même une partie, la plus grande, de ceux qui avaient été des compagnons de route. Ainsi, la logique implacable qui avait permis 1975 allait-elle servir de rouleau compresseur contre tous ceux qui n'avaient pas été les instruments aveugles du Parti. Je sus que mes amis disparaissaient dans des camps, ou qu'ils demandaient des visas pour sortir du pays, ou qu'ils le faisaient avec des bateaux. Cette hémorragie de compétences, de bonnes volontés, d'énergies créatrices, d'ouvriers du futur, provoquée par la faiblesse politique des vainqueurs et leur incapacité à partager le fruit de la victoire, a retardé le pays, et le retarde encore d'une ou plusieurs générations sur le chemin du décollage économique. Encore une fois, c'est le politique qui prime l'économique.
Et les Occidentaux, ceux en tout cas qui se concevaient comme des amis du Viêt-Nam ou mieux encore des amis des Viêtnamiens, devant ce gaspillage frénétique et dramatique, que pouvaient-ils faire? Il y a eu, comme on le sait, ceux, et ils furent nombreux, pour qui la guerre du Viêt-Nam avait longtemps été un fonds de commerce politique. Les affaires n'allant plus, ils fermèrent la boutique. Ils n'avaient d'ailleurs jamais fait le moindre effort pour essayer de saisir la réalité viêtnamienne. Lorsqu'en 1967 j'annonçai à mes amis que j'allais partir là-bas pour voir ce qui s'y passait, on me tint généralement pour fou. Ce sont les nécessités de la carrière politique et intellectuelle qui ont amené tant de gens à faire semblant de renier, après 1975, des convictions qui n'avaient été, en fait, que des conventions imposées par la mode politique. (Paris est longtemps resté un carrefour des modes, vestimentaires autant qu'intellectuelles). Ce à quoi ils avaient été sensibles, c'étaient des images, celles des héroïques combattants qui attaquaient avec des armes légères les monstres blindés de la puissante Amérique, personnifiant ce monde industriel qui nous écrase tous. La photo la plus reproduite est sans doute celle de cette frêle milicienne du Nord, fusil au poing, faisant marcher devant elle un pilote américain, un colosse nourri à la bière, au regard absent, image de la brute inculte vaincue par l'intelligence et la grâce. Il y avait, pour les Français, quelque chose dans cette image d'Epinal dans laquelle ils pouvaient projeter leur propre peur de se voir réduits à peu de chose dans un monde où les vraies puissances étaient ailleurs, en train de croître.
C'est justement pour exorciser cette peur, fondée sur une indéniable réalité, que de Gaulle répétait à tout propos et hors de propos que la France était une grande puissance. Chacun sait que ce n'est pas vrai, mais tous les gouvernants se croient obligés de le répéter sans cesse. Et jusqu'en 1968, le gouvernement gaulliste favorisait un certain antiaméricanisme qui se nourrissait des images de la guerre, d'une guerre mécanique, monstrueuse, livrée a des paysans presqu'entièrement désarmés. On avait vite oublié que les Français avaient mené très récemment la même guerre pourrie contre les Algériens. Mais dans les années 70, les Européens et les Français en particulier, ne nourrissaient plus les mêmes complexes d'infériorité par rapport à l'Amérique qui les avait "sauvés" en 45. La croissance économique, la lente construction de l'Europe, la montée en puissance du Japon, avaient rétabli un certain équilibre entre ces trois pôles industriels. L'intensification de l'exploitation du tiers-monde devenait une nécessité criante dans la compétition entre les trois composantes de l'Occident. L'image du Viêt-Nam héroïque n'avait plus aucune utilité. Sa contribution au nouveau cours de l'économie mondiale était absolument nulle. Avec ses élites politiques formées dans les années trente, le Viêt-Nam communiste apparaissait comme totalement démodé. Il appliquait dans les premiers temps de la reconstruction les vieilles méthodes éculées qui avaient fait si pauvrement recette dans les pays de l'Europe de l'Est entre 1947 et 1956. Il n'y avait certes pas beaucoup de raisons d'attendre des innovations dans l'ordre politique de la part du PCV, mais enfin, les plus optimistes pouvaient songer à une sorte de modèle yougoslave à l'asiatique qui aurait permis le rapprochement progressif du Nord et du Sud, une intégration graduelle qui, tout en sauvant l'unité du pays, aurait donné un cadre et une direction commune à l'effort de reconstruction.
Mais ceux qui bradaient les images puériles qu'ils s'étaient formées du Viêt-Nam ne cherchaient qu'à soigner leur image propre et à se replacer dans la course au pouvoir en France. On savait bien que la gauche allait bientôt arriver au pouvoir et chacun devait se refaire une respectabilité nouvelle à défaut d'une virginité déjà bien entamée par des années d'opportunisme. Jean Lacouture cessait d'écrire la biographie de Hô Chi Minh et passait à celle de Léon Blum. Pour le cas où. D'anciens maos passaient de leur Chine abstraite à un humanisme tout aussi abstrait qu'enseignait alors l'amusant Jimmy Carter.
Quant à moi, malheureusement, je ne pouvais suivre toutes ces contorsions idéologiques. D'abord, parce que je les trouvais ridicules, mais surtout, parce que, pour moi, le Viêt-Nam était réel. J'en avais arpenté les routes défoncées, les rizières, les forêts, les villes surpeuplées, j'en connaissais les mille visages, les mille odeurs, jusqu'à celle des grandes spirales d'encens brûlant doucement dans la pénombre des pagodes. J'en avais sondé l'histoire dans la profondeur des bibliothèques. J'en ressentais, plus que je ne la maîtrisais, la puissante complexité, les soubresauts d'une modernité qui se frayaient un chemin difficile depuis les années trente, le poids encore lourd des mentalités paysanne et mandarinale. Je m'étais voulu observateur, engagé certes, au moins jusqu'au départ des occupants occidentaux, mais observateur je restais. Rendu affreusement triste par ce qui arrivait à une large partie de mes amis. Ceux que je voyais arriver à Paris étaient tristes aussi. Et quand j'ai eu l'occasion de retourner en 1981 à Saigon, et d'aller pour la première fois à Hanoi, j'ai été étreint par la tristesse des gens, des villes, des foules silencieuses dans la rue et même des marchandes de soupe sur les trottoirs. Les gens que je rencontrais n'avaient qu'une obsession: trouver à manger, se débrouiller par tous les moyens pour remplir le bol de la journée, et si possible celui du lendemain. Un fantastique repli sur soi, un abandon complet de tout projet de relèvement communautaire, imposés par la plus atroce des nécessités: se remplir le ventre pour tenir le coup jusqu'au lendemain. De là, procédait tout un système de décomposition sociale, dont les trafics et la corruption ne sont que les symptômes les plus voyants.
A Hanoi, j'eus de multiples conversations, bien instructives pour moi. Le besoin de réformer l'Etat et le Parti se faisait évidemment sentir (à condition de ne pas toucher à l'essentiel, c'est-à-dire la domination du Parti), mais il se situait sur un horizon encore lointain. La confrontation avec la Chine donnait toujours la voix prépondérante aux éléments conservateurs, gardiens de la sacro-sainte "sécurité". J'eus un long entretien avec Nguyên Co Thach, ministre des Affaires étrangères, dont l'étoile n'a cessé de monter régulièrement. Nous parlâmes surtout du Cambodge d'où je revenais. Je lui dis mon scepticisme complet sur la façon purement didactique avec laquelle les Viêtnamiens entendaient enseigner le socialisme aux Cambodgiens qui ne voulaient plus en entendre parler, et j'insistais sur le fait que la gratitude des Cambodgiens envers ceux qui les avaient sauvés de Pol Pot ne pouvait pas être un sentiment éternel, qu'il allait s'user avec le temps et que seuls des Khmers pouvaient, avec beaucoup de mal, gouverner des Khmers, en bref, que le maintien de l'occupation, pour aussi justifiée qu'elle soit par la revigoration des Khmers rouges par les Chinois et les Occidentaux, finirait par provoquer contre elle un soulèvement plus ou moins général. Férus d'histoire, les Viêtnamiens devaient se souvenir de la période de Minh Mang, dans les années 1830, de son occupation temporaire du Cambodge et de la façon dont elle avait fini.
Mais j'avais aussi autre chose à dire, qui concernait mes amis. Vous gardez dans vos camps, dis-je en substance, des gens qui étaient vos ennemis et que vous ne laisserez jamais reprendre une place normale dans la société. Il y a entre vous et eux un fleuve de sang qui a coulé et qui, pour cette génération et peut-être la suivante, est infranchissable. Ces gens, de leur côté, n'attendent rien de votre société. L'Occident, au nom des Droits de l'Homme et de principes qu'il n'applique que quand ça l'arrange, vous demande de libérer ses anciens partisans. Vous n'avez aucun profit à les garder et cela rend même très difficile les quelques relations économiques que vous avez maintenues avec l'Ouest et qui sont nécessaires à votre développement. Puisque l'Occident vous les demande, offrez-les lui. Si les Occidentaux sont sincères, ils les prendront. Quelques dizaines de milliers de réfugiés en plus ou en moins ne sont pas un gros problème. Si les Occidentaux sont hypocrites et ne se servent de la question des internés que comme un outil de propagande contre vous, ils ne les prendront pas, mais ils devront se taire quand votre offre sera connue. Quand Deng Xiao Ping est venu pour la première fois à Washington, Carter a soulevé la question de la liberté de mouvement des Chinois. Deng lui a alors demandé: "Combien en voulez-vous? Vingt millions? Cinquante millions?" Carter est alors passé à un autre sujet de conversation...
Quelques années plus tard, Nguyên Co Thach a effectivement fait cette proposition aux Américains. Ils l'ont rejetée presqu'aussitôt. Les camps sont toujours là. On n'en parle plus guère. Des libérations continuent à intervenir par tout petits paquets. Les gens qui sortent veulent quitter le pays, il leur faut des années d'attente. Beaucoup sont morts d'épuisement. C'est l'horrible suite d'une guerre horrible. De plusieurs de mes amis qui n'ont pas été internés, je n'ai jamais eu de nouvelles. J'attends toujours.
Le Viêt-Nam est évidemment condamné à se réformer. Mais il le fait avec une lenteur désespérante.
C'est un des endroits au monde où j'ai aimé vivre et où j'aurais aimé revivre. Mais il est devenu trop triste. J'attendrai, aussi longtemps qu'il faudra, le moment de sa renaissance.
26 mars 1987.