173A -- Pour les beaux yeux du Mossad, 14 novembre 1986, samizdat, 4 p.
Le sacrilège a été commis. Ce que tant de gens, dans tant de milieux, dans tant de circonstances, ont tellement de fois pensé, ou seulement soupçonné, sans jamais pouvoir le dire publiquement en raison des risques que cela leur aurait fait courir, un puissant de ce monde vient de le faire, tout en tâchant de faire croire qu'il ne l'a pas fait: Chirac vient de montrer du doigt le Mossad. L'affaire du Boeing d'El Al-- qui n'a pas sauté, il n'est peut-être pas inutile de le rappeler-- apparaît aux yeux des principaux responsables politiques allemands et français comme une provocation israélienne visant la Syrie. Cette thèse est d'une logique politique parfaite: chacun sait, au Moyen-Orient surtout mais ailleurs aussi, que la prochaine guerre sera celle que déclenchera Israël contre la Syrie, dernier môle de résistance à l'hégémonie israélienne dans les échelles du Levant. Il y a eu des préparatifs évidents en 1984-85 mais la situation internationale et le crise interne en Israël ont renvoyé à plus tard cette échéance-- inéluctable si on veut bien considérer qu'Israël n'a d'existence que fondée sur et par la guerre, 1948, 1956, 1967, 1973, 1982, 199?...une par décennie.
Il existe une autre raison circonstancielle que les Anglais, dans leur désir de trop prouver, ont révélée sans voir qu'elle ruinait leur thèse: Hindawi, le fournisseur d'explosif (ou de quelque chose qui ressemblait à de l'explosif) était surveillé de près par les services anglais depuis longtemps, justement en raison de ses contacts avec les services syriens, eux aussi étroitement observés. Voyez ce qu'en dit dans le Monde le candide Francis Cornu, ancien correspondant à Jérusalem: "Comment expliquer, en effet, que, si bien informés préalablement, les services de Sécurité aient pu laisser agir Hindawi pendant des semaines? Celui-ci, bien que repéré, n'a-t-il pas presque réussi son coup puisque la bombe que transportait sa fiancée a été découverte in extremis par des agents d'El Al, alors que, précédemment, rien n'avait été remarqué lors des contrôles dont sont responsables la police et le personnel de surveillance de l'aéroport?" La réponse à cette question est pourtant d'une simplicité biblique: la "découverte" étant le fait des seuls agents d'El Al, c'est-à-dire du Mossad, il faut en conclure soit qu'ils savaient d'avance où trouver cette "bombe", soit qu'ils l'ont placée eux-mêmes dans les bagages de ladite fiancée. Tout repose donc sur la confiance que l'on décide d'accorder aux agents israéliens, et Jacques Amalric, dans la même page du même Monde (09-10.11.86) raisonne comme un tambour en se demandant comment Chirac a pu "contribuer à accréditer sans preuve l'idée que les services secrets israéliens auraient envisagé de tuer plusieurs centaines de passagers d'un appareil d'El Al" alors que, dans ce cas, l'idée manifeste n'était pas de tuer qui que ce soit mais de faire croire que quelqu'un aurait eu cette affreuse idée. The first and only casualty is the truth. La bombe n'a pas sauté; pas de victime, sauf Hindawi et le président Assad et, accessoirement, les journalistes, crédules par nature. Ce qui a explosé, c'est la nouvelle, l'information (?), contrôlée donc entièrement par les "découvreurs" israéliens. Si les Anglais avaient su quelque chose avant, que leur surveillance aurait pu et dû leur apprendre, ils se seraient empressés d'intervenir et de ne pas laisser la "gloire" de la découverte à autrui. Ils ont donc, comme les autres, été manipulés par le Mossad, mais ils ont choisi en toute logique de se taire et de soutenir la thèse israélienne. C'est une vieille habitude et c'est surtout le choix des Américains vis-à-vis d'Israël: "Nous sommes leurs chefs, suivons-les."
Bien placé pour se faire une opinion, Chirac a dit à Arnaud de Borchgrave qu'il ne prenait pas au sérieux les "preuves" britanniques parce qu'il croit tous les services de renseignement occidentaux, y compris la CIA et la DGSE, pénétrés par des taupes. "La nationalité de ces taupes n'est pas indiquée" ajoute le Monde (08.11.86) mais le propos vise le Mossad. Dans la version de l'entretien publiée trois jours plus tard, retraduite et tronquée, Chirac dit: "Vos services et les nôtres sont sans valeur et sont de surcroît tous infiltrés", ce qui semble plus général et inclure les pénétrations par l'Est. Il ajoute qu'il ne croit à l'efficacité de ces services qu'en situation de guerre, "pas en temps de paix. Aujourd'hui, les Israéliens sont bons comme sont les Sud-Africains et les Irakiens".
Quelques jours plus tard, samedi 8, Chirac est invité d'honneur au dîner du CRIF. Son voisin de table est l'ambassadeur israélien, Ovadia Soffer. "Interrogé à la fin de la soirée, il a déclaré qu'il s'en tenait à ce que M. Chirac lui avait indiqué dès le 7 octobre dans l'après-midi au téléphone, à savoir qu'il n'avait pas tenu les propos que lui prêtaient le Washington Times, que les dirigeants allemands ne lui avaient jamais dit qu'ils retenaient l'hypothèse d'une responsabilité israélienne dans l'affaire de Londres, et qu'il ne nourrissait, lui-même, aucun soupçon de ce genre" (Le Monde, 11.11.86). Qui des deux est le plus rusé dissimulateur ou le plus fieffé menteur?
Ce qu'il y a de très remarquable dans cette affaire n'est pas le fait en lui-même. On sait généralement que le Mossad est l'un des principaux services secrets du monde actuel, et sans doute le plus "actif". On sait qu'il est présent dans tout le monde arabe, mais aussi en Afrique, en Asie, jusqu'au Japon et en Corée, en Amérique centrale ou Israël intervient beaucoup depuis quelques années, qu'il a été très lié à la CIA, au moins jusqu'à 1974, qu'il est aussi très proche du BND ouest-allemand, que cet "Institut" (Mossad merkazi lebitahon u modiin =Institut central pour la sécurité et le renseignement) intervient beaucoup dans les affaires européennes, par exemple en Italie dans l'affaire Moro et dans quelques autres et qu'il joue sa partie dans le "terrorisme arabe", en recrutant à sa guise des hommes de main dans un Liban ravagé, où la dégénérescence politique a mené tant de militants vers le nihilisme et le mercenariat. On a souvent pensé en haut lieu, à Paris aussi bien dans la police que dans les coulisses du gouvernement, que le Mossad avait sa part dans les explosions terroristes en France, et surtout-- mais ces choses ne doivent pas être dites publiquement-- dans les actions visant spécifiquement les communautés juives (la rue Copernic, la rue des Rosiers). Le massacre récent à la synagogue d'Istanbul est lui aussi à classer parmi ces provocations: il est curieux en effet de constater que les deux tueurs qui auraient pu s'en aller tranquillement après leur horrible forfait ont été tués sur place par deux autres spadassins qui n'avaient pas d'autre tâche. Les autorités turques ont ensuite refusé la présence d'une délégation israélienne.
Certains, peut-être un peu idéalistes en seront choqués. On sait pourtant depuis longtemps que ce genre de chose est possible puisqu'il a été pratiqué par ces mêmes services secrets israéliens lorsqu'ils jetèrent des grenades dans les synagogues de Baghdad, vers 1950, pour paniquer les juifs irakiens et les faire venir en Israël. Ces faits ont été révélés par la presse israélienne et ont fait l'objet de violents débats parlementaires, quelques années plus tard. Ce qu'ils ont pu faire, ils peuvent encore le faire. C'est certainement à l'ignorance de ces faits patents qu'il faut attribuer les paroles chavirées du Jospin-de-la-dernière-pluie: "Cela paraît un peu fou quand on sait ce qu'est l'Etat d'Israël, sur quoi il a bâti sa propre histoire [...] que l'on puisse imaginer une thèse aussi extravagante et aussi effroyable" (Europe nº1), preuve, s'il en fallait, qu'il ne connaît rien à cette histoire d'Israël qui se résume pourtant en quelques mots, qui pèsent leur poids de sang et de misère humaine: spoliations, exil, massacres, tortures, terrorisme, bombardements... Sous chaque mot on pourrait aligner des colonnes de lieux et de dates. Dans l'affaire de Londres, on ne voit pas ce qu'un petit coup de manipulation et de désinformation ajouterait de pire aux pratiques quotidiennes, disons, de l'occupation militaire israélienne. Tous ces dossiers sont archiconnus.
Toutes ces choses étant dites, que chacun sait et que personne ou presque ne dit, et qui vont donc mieux en étant dites, le Mossad n'est pas pire que n'importe quel autre de ses grands rivaux, CIA, NSA, MI5, MI6, KGB, GRU, BND, SISMI, BOSS, DGSE, Moukhabarat divers et autres Savaks de tous poils. Tous sont mêlés au terrorisme contemporain, et les Français, qui coulent Greenpeace et qui font sauter des voitures piégées à Damas, ne valent pas plus cher que les autres. Jamais le crime et l'assassinat des innocents n'ont joué un rôle aussi grand dans la politique du spectacle. Mais on va plus loin: les grands Etats encouragent la privatisation des interventions militaires, comme la mode s'en répand depuis l'Amérique centrale. Il y a de l'avenir dans le métier de tueur. A ce compte, il serait injuste de faire peser sur les services israéliens une réprobation plus particulière.
On ne peut pas non plus ne pas noter que nulle part ailleurs qu'en Israël la fusion entre gouvernement et services secrets n'est poussée aussi loin. Et l'actuel premier ministre, Shamir, ancien terroriste, ancien partisan d'une alliance entre nazisme et sionisme, a aussi été seize ans durant un des responsables du Mossad. Et ce qui rend le Mossad un remarquable sujet de réflexion sur la politique de notre temps, c'est qu'il est, à un haut degré, partie constitutive d'un appareil politique, l'Etat israélien, qui joue un rôle absolument hors de proportion avec sa taille réelle et sa réalité géopolitique. On ne voit pas seulement les Britanniques marcher au son du shofar; les Américains eux-mêmes se trouvent très souvent en état de subordination. Infiltrés par des agents israéliens, cernés par le lobby juif, pressés par des media presqu'entièrement dévoués à une forme ou une autre de sionisme, les gouvernements américains sont le plus souvent contraints de suivre les initiatives israéliennes, de les soutenir politiquement et militairement, d'en payer la note (plus de la moitié de l'aide donnée au monde extérieur va à Israël) et de réfréner la poursuite de leurs intérêts propres au Moyen-Orient. On ne l'a jamais vu aussi clairement que lors de l'invasion du Liban en 1982. Les transcriptions des dialogues téléphoniques entre Reagan et Begin, parues dans la presse américaine, sont tout-à-fait extraordinaires: l'on voit Begin traiter le président américain et ses timides objurgations comme on ne le ferait pas d'un valet. Begin brandit la menace de la culpabi1isation holaucaustique comme le martinet au dessus d'un enfant rétif.
Il faudrait un volume entier pour montrer les moyens et les buts de cette mise sous influence des pays occidentaux et même, dans une certaine mesure, des pays de l'Est, avec ces incroyables campagnes à propos des juifs soviétiques, dont on attend ardemment qu'ils viennent contre-balancer la montée des Sépharades.
C'est donc une évaluation réaliste de l'influence israélienne en Occident qui est à la fois nécessaire et impossible. Nécessaire parce qu'elle pousse toujours à la guerre, seul mode possible d'existence pour cet Etat sans frontière ni constitution qu'est Israël, et non seulement à la guerre locale, régionale mais, comme le démontre abondamment Noam Chomsky, à la troisième guerre mondiale. La puissance nucléaire d'Israël était depuis vingt ans un secret de Polichinelle, mais enfin il a été rompu publiquement. L'auteur de ces révélations a d'ailleurs aussitôt été kidnappé en Angleterre par le Mossad. Ce danger croissant mériterait une véritable prise de conscience des opinions publiques dans le monde. Impossible, dis-je, parce que cette influence et ces actions sont à moitié cachées, souvent traitées dans l'ombre par le Mossad, et surtout couvertes du sceau du sacré par le souvenir constamment rebattu de l'Holocauste. La critique politique perd ses droits les plus élémentaires devant le chantage permanent qui consiste à rejeter toute velléité de désaccord avec les grandes orientations d'Israël dans l'enfer nazi. Il est frappant de simplement comparer, sur tel ou tel événement, les commentaires de la presse internationale et ceux de la presse israélienne: d'un côté, une servilité qui n'est pas toujours exempte de rancoeur, de l'autre, une critique, parfois virulente, parce que la presse israélienne est la seule qui échappe par nature au soupçon d'antisémitisme, ce tabou central de la religion politique moderne. Un seul exemple pour illustrer ce fait déterminant: pendant la guerre du Liban, en particulier le siège de Beyrouth et la pluie des bombes au phosphore, (les premières depuis 1945) les images de télévision étaient transmises par des installations israéliennes, après censure des autorités militaires. Elles étaient à nouveau censurées et édulcorées par les directions françaises des chaînes de télévision. Il s'est encore trouvé des gens pour protester et pour voir, dans la crudité de ces images, une volonté de nuire à Israël. Il y eut même un Finkelkraut pour écrire un livre d'occultation des réalités qui ne faisaient pourtant aucun doute pour les Israéliens eux-mêmes. Il eut ensuite un prix et gagna beaucoup d'argent.
Chirac a toujours eu un côté Gribouille mais les révélations embarrassées, démenties mais avérées de ce Chirac, et derrière lui de Kohl, surtout à un moment ou à Téhéran semble l'emporter une tendance qui cherche à émousser les aspects anti-impérialistes de la révolution iranienne, sont peut-être d'une grande importance pour l'avenir. Certes, cette fuite calculée a surtout des raisons d'opportunité: il s'agit de faire savoir aux Israéliens que le gouvernement français a une politique au Proche-Orient (que l'auteur de ces ligne désapprouve de A jusqu'à Z), qu'il désire l'appliquer et qu'il demande qu'on ôte les bâtons qui sont dans ses roues. Cet espoir est sûrement vain mais il pourrait préluder à une montée des enchères. Si les Européens commencent à parler, à exposer les dessous de la politique israélienne, cette tentation pourrait traverser l'Atlantique. Là, la suprématie politique du sionisme est telle que le potentiel de réaction contre Israël, mais aussi contre les juifs, pourrait devenir explosif. Néanmoins, ceux qui prétendent vouloir la démocratie doivent aussi faire la preuve, pour commencer, qu'ils peuvent appeler un chat un chat.
14.11.86
Le lecteur curieux pourra consulter quelques très mauvais livres écrits à la gloire du Mossad: Janusz Piekalkiewicz, Israël a le bras long, Paris, Jacques Grancher, 1977; D. Eisenberg, U. Dan, E. Landau, Mossad, les services secrets israéliens, Montréal, Stanke, 1977; Michel Bar-Zohar, J'ai risqué ma vie, Fayard, 1971 et quelques livres, beaucoup plus sérieux mais partiels: David B. Tinnin, La Vengeance de Munich, Laffont, 1977; V incent Monteil, Dossier secret sur Israël, le terrorisme, Paris, Guy Authier, 1978. Les Iraniens ont publié, dans la série des documents saisis dans l'ambassade américaine, une fascinante étude de l'action du Mossad par la CIA. Sur les rapports USA-Israël, voir Alfred LiIienthal, The Zionist Connection, NY, Dodd Mead, 1978 et surtout Noam Chomsky, The Fateful Triangle, 1983, South End Press et Londres, Pluto Press.