168A -- Le Djihad a raison, 13 mars 1986, samizdat, 4p.
Le Djihad islamique
a raison. Il n'a certes pas raison de détenir des otages,
de les menacer et même de les tuer. Ces actes sont totalement
inacceptables, quels qu'en soient les auteurs et quelles que soient
leurs raisons. Remarquons simplement en passant que dans l'échelle
du terrorisme le Djihad se situe très loin dans la queue
du peloton. Le terrorisme de notre époque est massivement
le fait des Etats et de leurs services spéciaux, comme
on peut presque toujours le démontrer dans les très
rares cas où des affaires sont éclaircies; pour
ne prendre qu'un exemple, l'affaire Greenpeace n'a jamais totalement
été clarifiée, en dépit des promesses
du premier ministre, évidemment complice dans cette petite
affaire de terrorisme international à la française.
Accompagnant les photos qui donnent à penser que Michel Seurat a été exécuté, un communiqué du Djihad islamique fait le point dans cette longue et lancinante affaire d'otages (Le Monde, 12.03.86). Le correspondant du Monde à Beyrouth écrit que "le Djihad islamique s'explique en termes menaçants et insultants pour la France dans un communiqué accompagnant les photos". Qu'en est-il? Le Djihad dit avoir espéré que l'annonce de l'exécution de Michel Seurat "amènerait le gouvernement français à prendre des décisions historiques pour sortir de l'orbite américaine et israélienne et protéger les intérêts du peuple français, en adoptant une politique modérée qui ne serait pas hostile aux musulmans et aux opprimés". S'il y a une petite chance de comprendre quoi que ce soit à l'imbroglio libanais, il faut commencer par essayer de se mettre à la place des gens qui sont sur place, de voir par leurs yeux, ce que n'ont sûrement jamais fait les dirigeants français, qui ne "comprennent pas les gens de là-bas" au dire même du Dr. Raad, à la veille de son retour à Beyrouth. Au Liban (et en Syrie), la France a été puissance coloniale. Elle a participé à la curée qui a suivi la chute de l'empire ottoman pour se bâtir une zone d'influence et une base de pouvoir local. Elle n'a abandonné ce rôle de maître colonial que contrainte et forcée par son propre effondrement en 1940. Mais la logique du système de domination a continué à se faire sentir en dévoluant l'essentiel du pouvoir aux élites maronites. Le clan Gemayel est l'un des derniers héritiers de cette politique française de "protection" des "Lieux Saints" et des minorités chrétiennes. Le mot en dit long. Aujourd'hui encore, on s'agite dans de nombreux secteurs politiques français pour sauver l'hégémonie chrétienne, ou, comme l'on dit, en reprenant un vieux thème de propagande sioniste, pour "sauver" les chrétiens du "génocide". Les diatribes et les livres de polémique anti-musulmanne d'un Péroncel-Hugoz sont typiques à cet égard et ils sont bien accueillis même à gauche.
Pourtant, le problème n'est pas là. Tout le monde a toujours fermé les yeux sur le simple fait que la plus grosse masse au Liban était composée essentiellement de gens du Sud, de pauvres chi'ites, ouvriers agricoles, petits paysans exploités par les cheikh et les commerçants, méprisés, oubliés par l'Etat. Qui se souvient des dures luttes sociales qui se déroulèrent dans les campagnes du Sud et qui furent perdues dans le sang, il y a vingt ans? La gauche libanaise avait essayé d'agir mais son crédit était mince. La cause palestinienne a semblé un moment dynamiser cette société vermoulue, minée par la modernisation. La pression, pendant des années, puis finalement l'invasion par les forces israéliennes en 1982 allait soumettre cette société, les pauvres et les chi'ites, souvent confondus, à l'épreuve du feu, à l'enfer de ses canons et de ses bombes au phosphore. Les Occidentaux souriaient, approuvaient plus ou moins discrètement. Les journaux s'enthousiasmèrent pour ces chi'ites qui semblaient accueillir Tsahal avec des fleurs. On vit bientôt que ces bouquets cachaient des poignards. L'armée israélienne, incapable de prendre Beyrouth, subissait une deuxième défaite dans le Sud et se voyait contrainte de l'évacuer. La vie de ces populations sous les canons israéliens ne relève pas de nos fantasmagories sur l'antisémitisme mais d'une réalité quotidiennement atroce et sanglante à côté de quoi l'occupation allemande en France était une partie de croquet. Ces choses-là, nous ne voulons pas les voir. La presse ne les évoque que voilées, déformées, subverties par le sentiment que ces musulmans, après tout, n'ont que ce qu'ils méritent, que rien de tout cela n'arriverait s'ils étaient comme nous, modernes, bourgeois et surtout, non-musulmans.
Les Américains et les Français n'ont pas cessé d'intervenir dans cette guerre qui dure depuis plus de dix ans, d'abord parce qu'ils intervenaient déjà avant. Se souvient-on du débarquement des marines américains en 1958? Ils sont toujours là avec leurs services secrets, leurs écoles, leurs hommes de main, leurs banques, et leurs armées. Le plus gros croiseur du monde, le New Jersey, qui n'avait plus tiré un obus depuis la guerre du Viêt-Nam, est venu pilonner la montagne libanaise. Mitterrand a envoyé les troupes françaises achever le travail de l'armée israélienne, faire partir les Palestiniens. On sait comment ces mouvements de troupes ont permis les massacres de Sabra et Chatila. Les Français n'ont pas cessé d'intervenir, de chercher à prolonger les effets de notre fameuse "influence traditionnelle" dans la région. Mais notre vieille "amitié" pour les Libanais n'a jamais été pour les chi'ites qui ont toujours été, chez eux, et toutes proportions gardées, les damnés de la terre.
La politique française ne s'est pas contentée d'intervenir au Liban pour tâcher de "guider" les forces politiques qui s'y affrontent, elle est aussi intervenue directement en Iraq.
Les dirigeants français, après 1973, ont cédé à la panique énergétique: nucléaire à tout va, pétrole à tout prix. Il n'est pas de bassesses qu'ils n'allaient faire au Shah; on buvait son champagne à Persépolis et on lui renvoyait quelques réfugiés politiques; on caressait les Saoudiens, on leur prêtait nos "super gendarmes" en cas de besoin; on se dépêcha d'ouvrir des ambassades dans le Golfe. On trouva les Iraqiens charmants. Chirac jugea la dictature violente et convulsive de Saddam Hussein assez convenablement pourvue d'or noir et assez piquée de projets mégalomaniaques pour en faire un "partenaire économique" privilégié; on ferma même les yeux sur les louches accointances que Baghdad (rebaptisée Baghdad as-Sawra, Baghdad-la-Révolution) entretenait avec Moscou. Il s'agissait de refiler notre camelote à très grande échelle, pour s'assurer un remboursement en bons et beaux barils de pétrole jusqu'à la fin du siècle.
Vint la révolution iranienne. Une des plus féroces dictatures de notre siècle s'effondrait sous la poussée de millions de poitrines nues, animées par une mystique de la justice dont on soupçonnait peu la puissance. Ce que les mouvements de gauche, les révolutionnaires et les marxistes de tous poils du Moyen-Orient n'avaient pas réussi à faire depuis trente ans, les mollah iraniens, fouailleurs d'âmes, y parvenaient radicalement. Ce n'est pas le lieu ici d'esquisser une analyse sociale de la révolution iranienne mais seulement de noter que les révolutionnaires occidentaux ont vite lâché prise et n'ont pas pu reconnaître dans le bouillonnement khomeiniste une authentique révolution populaire qui avait le tort à leurs yeux de se dérouler d'une manière imprévue, fort loin des schèmes de pensée issus de 1917. Croyant toujours que comprendre, c'est approuver, ils se sont épargné l'un parce qu'ils ne pouvaient pas faire l'autre. Vue d'Occident, la révolution iranienne est assez vite devenue une affaire de "fanatisme" alors même qu'elle démontrait aux Orientaux que l'injustice pouvait être abattue, que l'oppressante hégémonie occidentale pouvait être secouée, tout cela au prix de ressources à tirer de soi-même. Puisque nous confondons logiquement domination occidentale avec modernité, avec progrès, nous en avons conclu que les mollah sont hostiles à la modernité et au progrès. Mais ce n'est qu'un de nos plus faciles sophismes. L'essentiel reste que l'impulsion iranienne est le premier mouvement social puissant qui menace notre impériale domination de la région, et qu'il fallait donc le contenir et puis l'abattre.
C`est là le rôle que nous avons dévolu à l'Iraq. Par une intéressante conjuration des Soviétiques qui l'arment, des Saoudiens qui le paient et des Américains qui le protègent, le régime iraqien s'est lancé dans une guerre de conquête en Iran. L'armée iranienne, privée de ses cadres formés exclusivement par les Américains devait logiquement s'effondrer. On sait qu'il n'en a rien été. C'est même le contraire qui s'est passé. Et les Iraniens n'ont pas tort de penser que, dans cette guerre qui leur a été imposée, ils jouent leur avenir et l'avenir de la lutte contre la domination occidentale dans toute la région. Traiter avec Saddam Hussein, c'est se passer au cou la corde que leur tendent obligeamment les Occidentaux, les Soviétiques et les régimes arabes à leurs soldes. Personne ne peut négliger de comprendre l'enjeu qui est en cause et les amateurs de manichéisme (une doctrine iranienne, by the way) sont priés de choisir leur camp.
Les Français sont hors d'état de maîtriser ces grands choix géopolitiques. Un gouvernement de gauche se doit, plus qu'un autre, de donner des garanties aux Américains. L'entrée en guerre de l'Iraq ruinait les perspectives de remboursement des milliards de Francs investis par les industries françaises. Mitterrand a choisi de doubler la mise et de s'engager à fond dans les fournitures d'armes; c'est un peu la politique d'Hitler en Espagne: compter sur la supériorité des armes pour écraser les hommes. De tous les Occidentaux, les Français sont les plus engagés en Iraq. C `est exactement ce que dit le Djihad islamique qui est partie prenante de ce vaste mouvement de subversion des intérêts coloniaux de l'Occident et dont la base principale est la communauté chi'ite. Dans les faits, si l'on s'épargne les grands discours et surtout le non-dit de la politique étrangère du gouvernement Mitterrand, le Djihad a raison: la France a une politique hostile aux musulmans et aux opprimés.
Quant à l'imputation de "sionisme" portée à l'égard de cette politique, elle ne nécessite aucune démonstration particulière. Elle est un fait palpable pour tout le monde. La multiplication des visites ministérielles (deux avant 1981, vingt depuis), le "réchauffement" des relations franco-israéliennes, l'ouverture d'une énorme Alliance française à Jérusalem, tout cela, jusqu`à la reconnaissance par l'Etat des "milices juives" en France, mentionnée par Mme Castro, épouse du premier ministre Fabius, est revendiqué avec fierté et joie par une gauche qui n'a jamais rien refusé à Israël et qui a même mené avec lui la désastreuse expédition de Suez en 1956. Les réserves timidement exprimées ici ou là contre tel ou tel "excès" des forces de sécurité israélienne n'ont jamais entraîné le moindre doute sur la nécessité d'un Etat fondé sur la guerre, la théocratie, l'expansion territoriale et l'apartheid envers les non-juifs. Là aussi, le Djihad a raison, dans l'ordre des faits.
Encore une fois, il ne s'agit pas d'approuver ou non, mais de comprendre. C `est une guerre, une guerre révolutionnaire qui vise un très vieil appareil d'oppression dont nous sommes les bénéficiaires. Certains peuvent vouloir le défendre. Mais on ne peut pas faire comme Mitterrand et Fabius: dire qu'on ne négocie pas et négocier en sous-main avec les Iraniens, avec les Syriens, avec les Iraqiens tout en se refusant à le faire avec les détenteurs des otages. Si on ne négocie pas, comme le font les Américains, la vie des otages n'est pas en danger. C'est lorsqu'on le fait mal, qu'on le fait en ignorant la portée politique du geste, qu'on devient le jouet des événements.