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["Quelques commentaires épars", ASEMI, n.15, 1985, 1-4, p. 448-56 (voir répliques p. 456-60.)]




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QUELQUES COMMENTAIRES EPARS

 

par Serge THION

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Il faut saluer la publication du premier volume qu'ASEMI a consacré au Cambodge puisqu'il rassemble en langue française une grande variété d'études qui témoignent de la vitalité d'une recherche pourtant faite en ordre dispersé. De son côté, la recherche de langue anglaise a produit, surtout dans le domaine de l'analyse politique, beaucoup de travaux de qualité, qui ne sont pas encore accessibles en français, et dont il faut se faire ou les émules ou les traducteurs. L'orientalisme français a trop souvent contourné les questions centrales de sociologie et de politique dans les domaines qu'il couvre. On peut constater ainsi, au moment où l'actualité politique en souligne le besoin, que l'on ne dispose d'aucune étude d'ensemble de la société cambodgienne. L'effort d'ASEMI est donc un pas dans la bonne direction.

Le résultat apparaîtra inégal, à chacun selon ses intérêts, ses compétences et ses convictions. C'est pourquoi il m'a semblé possible de faire avancer un peu le débat en présentant ici quelques commentaires épars sur certains articles parus dans le volume Cambodge 1.

Je voudrais dire d'abord mon désaccord avec la thèse soutenue par mon ami François Gruenewald. On ne peut, sous le prétexte que l'interprétation du système hydraulique angkorien pose des problèmes à l'agronome contemporain, évacuer d'un trait de plume sa finalité agricole, comme le fait Van Liere, et après lui F. Gruenewald (p. 33) pour sauter aussitôt sur une explication de la richesse angkorienne qui s'appuie sur une supposition entièrement gratuite, le rôle du Delta du Mékong, l'ancien Funan, comme hypothétique grenier du royaume angkorien. L'agronome, là, n'a plus un mot sur les problèmes techniques que soulève son hypothèse, sans même prendre en compte le fait que le Delta n'est devenu grenier à riz qu'avec la colonisation française. Il y a comme une fuite devant la difficulté à reconstituer exactement ce que furent le système hydraulique et le régime cultural de la région d'Angkor, dont on voit bien cependant que l'inspiration vient de l'Inde du Sud et de Ceylan, où son rôle agricole premier n'a jamais fait de doute. Ce système millénaire, fondé sur l'usage des réservoirs, y fonctionne encore en partie; je renvoie ici au magnifique ouvrage de Richard L. Brohier, en trois volumes, Ancient Irrigation Works in Ceylon, Colombo, 1934-5 (reprint en 1968). On sait aussi que les Chams indianisés avaient des systèmes de réservoirs que les Vietnamiens, adeptes d'une mentalité hydraulique fort différente, n'ont pas su ni pu utiliser au cours de leur avance vers le Sud (voir Paul Wheatley, "Agricultural Terracing. Discursive Scholia on Recent Papers on Agricultural Terracing and on Related Matters Pertaining to Northern Indochina and Neighboring Areas", Pacific Viewpoint, Wellington, 6-2, sept. 1965).

Que l'information de F. Gruenewald soit trop courte ressort d'une réflexion faite dans cette même page 33: "Il n'existe hélas aucune donnée précise sur le nombre de travailleurs employés pour ces constructions (angkoriennes)". Je le renvoie à l'article de George Groslier, architecte et conservateur d'Angkor, "Etude sur le temps passé à la construction d'un grand temple khmer (Bantây Chmar)", dans le BEFEO, 1935, p. 159-179, où l'on verra qu'il ne faut pas surestimer le travail et la quantité de main-d'oeuvre nécessaire pour des travaux qui, en volume, n'ont rien de "titanesques". Je préfère passer sur l'absurdité de la référence aux pyramides égyptiennes. Il me semble évident, pour élever d'un cran le débat, que toute recherche d'une cause unique de l'abandon du système angkorien, ne mènera qu'à une impasse. L'historien doit reconstituer la complexité du réel et non l'évacuer par des simplifications arbitraires. Il se réjouira de la contribution apportée par l'agronome moderne si celui-ci veut bien apporter des lumières à certains problèmes encore mal éclaircis, mais non les jeter par dessus bord.

C'est dans cet esprit qu'il faut souligner l'importance des réflexions de Claude Jacques, alimentées par une superbe démonstration de ce que l'épigraphie peut nous apporter, surtout quand on confronte ses résultats avec d'autres types de sources. Mais, surtout, pour la compréhension de l'histoire politique du Cambodge, il faut insister sur l'illusion d'un système angkorien fort et centralisé. Les Occidentaux qui ont publié et traduit les textes anciens du Cambodge étaient des philologues et leur teinture d'histoire venait d'Augustin Thierry. Certes, il fallait d'abord reconstituer le squelette chronologique; mais ils ont plaqué dessus les schémas d'une science historique encore bien courte qui régnait au début du siècle. A beaucoup d'égards, nous en sommes encore là. On a vu l'empire angkorien comme un "empire" sur le modèle romain, ou napoléonien, ou même chinois. Il aurait fallu, et il faut encore aujourd'hui, élaborer un vocabulaire politique spécifique, non-équivoque, pour rendre compte des régimes politiques singuliers de l'époque. Wittfogel s'y est essayé avec son "despotisme oriental" (le Cambodge n'est nulle part mentionné dans son gros ouvrage). Ce serait plutôt les auteurs dont l'expérience de base est l'anthropologie qui peuvent contribuer au renouvellement de l'interprétation historienne. Je pense à Paul Mus, évidemment, mais aussi à G. Condominas (et à sa conception de l'espace social), à J. Dournes, à S. J. Tambiah dont le World Conqueror and World Renouncer est si riche de suggestions pour une histoire des entités politiques d'inspiration théravadine. Claude Jacques remarque: "Là où les analystes chinois décrivent un Fou-nan et un Tchen-la, il y avait probablement multitude de petits royaumes réunis sous l'hégémonie de l'un d'entre eux, provisoirement le plus fort", ce que Tambiah appelle un système "galactique". Mais j'aurais voulu que C. Jacques ôtât son "probablement" car les textes chinois nous décrivent effectivement une foule de petits Etats. On les retrouve par exemple dans les Méridionaux de Ma Touan-lin, mais sans ordre chronologique dans la compilation. Mentionnons ici les travaux de O.W. Wolters.

J'ai apprécié les réflexions d'Alain Forest et sa prise en compte de la difficulté de l'interprétation des textes et des mythes. Il fait remarquer que "s'imposerait une comparaison serrée (des chroniques cambodgiennes) avec le discours des chroniques siamoises" ainsi qu'une "étude des données historiques mises à jour par les chroniques". Il faut signaler que ce travail a été magistralement effectué par Michael Vickery dans sa thèse, d'ailleurs citée par C. Jacques, Cambodia after Angkor, the chronicular evidence for the fourteenth to the sixteenth centuries, Yale, 1977, que l'on peut se procurer par l'intermédiaire de University Microfilm International. On peut ajouter que la lecture de ces 753 pages est fort éprouvante mais surtout que les conclusions décevront l'attente. Vickery est amené à conclure que les chroniques khmères n'ont à peu près aucune valeur historique directe. Rédigées pour l'essentiel au début du XlX e siècle, sur des modèles plus anciens, elles ne sont qu'un exercice littéraire et idéologique, intéressant en soi, mais totalement dépourvu de valeur de témoignage sur les faits contemporains.

Quant aux mythes et à leur analyse, je me bornerai, en saluant aussi l'utile travail de Solange Thierry, à m'étonner que l'on écrive sur ces sujets comme s'ils n'avaient pas été totalement renouvelés par la formidable entreprise de Lévi-Strauss sur les mythes américains. S'il est un domaine où l'analyse structurale a été productive, c'est bien celui-là. Dans cette perspective, le Cambodge s'insère évidemment dans un vaste continuum mythologique et l'entreprise structurale, à l'échelle de l'Asie, peut paraître surhumaine. Mais, comme Lévi-Strauss l'a montré, on peut commencer par un bout, choisi assez arbitrairement, et commencer ensuite à dévider l'immense écheveau des mythes qui transcende les groupes ethniques, les régions et même, d'une certaine façon, l'histoire. D'ailleurs, dans sa réflexion sur "la forêt dans la tradition khmère" (à garder à l'esprit quand on songe au grand nombre de Khmers que l'entreprise de Pol Pot a jetés dans les forêts), Solange Thierry est bien près d'y aboutir: "La création d'un nouvel être ou l'accession à un nouvel état apparaissent dans les récits et contes du Cambodge comme transformationnelles plutôt que démiurgiques" (je souligne; p.132) et, plus loin: "Tout se passe comme si l'apparition, brusque ou progressive, d'un être nouveau, était en réalité un phénomène de transmigration rapprochée..." Elle ne semble pas reconnaître là la nature absolument générale du mythe qui opère par transformations, déplacements segmentaires, inversions, etc. Tout cela relève d'une méthode qui existe, éprouvée.

Sur la seconde partie, témoignages et documents, j'aurai aussi quelques observations à présenter, par exemple sur le témoignage de Marcelle Bridier qui raconte l'attaque de Siem Reap en juin 1970. Elle parle de "la présence exclusive de troupes vietnamiennes dans le secteur". La chose est claire si l'on parle seulement des troupes de choc; en effet, moins d'un mois après le départ de Mme Bridier, un journaliste français de mes amis, Xavier Baron (qui dirige aujourd'hui le bureau de l'AFP à Beyrouth) apportait les précisions suivantes: "Le huit juillet à Angkor, j'ai brusquement découvert le visage des sihanoukistes cambodgiens. Ils sont jeunes, moins de trente ans, et viennent dans leur grande majorité du milieu rural. Des ouvriers-- maçon, menuisier, mécanicien-- les ont rejoints, ainsi que des cyclo-pousse, réduits au chômage par l'arrêt du tourisme...". X. Baron dit très nettement que l'entraînement et l'encadrement militaires sont fournis par des soldats nord-vietnamiens, mais il mentionne aussi un comité du FUNK, formé de Khmers. Je renvoie à son article paru dans Témoignage Chrétien le 3 septembre 1970. L'événement avait sa composante internationale, vietnamienne et américaine, mais aussi son aspect purement local où les antagonistes sociaux étaient fortement présents. Ni ceux qui ont voulu voir "une présence exclusivement vietnamienne" (point de vue des nationalistes cambodgiens de droite) ni ceux qui passent complètement sous silence le rôle des vietnamiens (la mouvance polpotienne) ne font justice à l'histoire. En réalité, l'histoire de l'intervention vietnamienne de 1970 à 1975 est extrêmement mal connue. Ni ce qu'en disaient les lonnolistes, ni ce qu'en disaient plus tard les polpotiens (par exemple dans le Livre noir) ne doivent être pris au pied de la lettre. C'est encore une histoire à écrire...

Les trois témoignages (trois seulement!) sur la vie quotidienne dans le KD sont à souligner, en particulier parce qu'ils ne cadrent pas avec ce que Michael Vickery appelle la STV (vue totale standard), c'est-à-dire de l'image dramatique et manichéenne diffusée par la presse internationale sur le Cambodge de Pol Pot (cf. Cambodia, 1975-1982, Boston, South End Press, 1984). Cette image, propagée par des organisations politiques khmères basées à la frontière et des journalistes le plus souvent ignorants des choses cambodgiennes, est totalement et absolument négative. Noam Chomsky et, plus récemment, M. Vickery l'ont étudiée de près. On sait qu'elle a été reprise telle quelle par Hanoï et Phnom Penh, ainsi que par IlHumanité en France (voir Le Ministère de la vérité par Jean-Noël Darde aux éditions du Seuil, 1984). Elle n'est qu'une caricature d'une réalité plus complexe, plus diverse localement et elle empêche de comprendre cette réalité. Nos trois témoignages, au contraire, nous y aident, même s'ils proviennent d'intellectuels dont l'expérience est, de ce fait, un peu marginale.

De même, le témoignage sur les "détenus politiques sous le gouvernement de Heng Samrin" est remarquable et d'autant plus précieux qu'il est, à ma connaissance, unique par la précision et le détail de l'information. Il y a certainement des milliers de prisonniers politiques en RPK, dont certains se sont sans doute livrés à des actions contre le régime, et d'autres qui en sont seulement suspectés. Ils se recrutent probablement surtout dans les mouvances Lon Nol, Son Sann, Sihanouk. L'existence de ces prisonniers a été reconnue devant moi, sans aucune réticence, par le Ministre de la Justice, Ouk Bun Chhoeun (un ancien cadre de la zone Est), au cours d'un entretien auquel assistaient aussi Ben Kiernan et Michael Vickery (le 11 septembre 1981). Ceux qui vont en prison sont les récalcitrants, dit-il; les autres vont en rééducation dans des centres de production agricole. Ils se comptent, poursuivit-il, par milliers pour chaque province. Il a mentionné l'existence de tribunaux de province et de ville, ainsi que de tribunaux militaires. Il a dit qu'on utilisait les anciens codes, mais "aménagés" et aussi qu'on appliquait "la ligne du Front" (FUNSK). J'ai ensuite rendu compte de ces propos à des membres de la Croix Rouge Internationale, à Phnom Penh, qui m'ont dit que c'était la première fois qu'un membre du gouvernement reconnaissait l'existence de ces prisonniers sur lesquels il ne semblait pas possible de s'informer officiellement. Je n'ai pas connaissance qu'aucun organisme international ait pu procéder à des inspections ou des visites.

En ce qui concerne la troisième partie, qui rassemble des "essais et analyses", j'éviterai de discuter les opinions qui s'y trouvent exprimées. Un large débat est nécessaire mais je ne crois pas qu'il puisse avancer si un minimum de consensus ne se réalise pas sur les faits de base. Leur interprétation est une autre question. C'est pourquoi l'article de Chau Soc Kon m'inspire quelques commentaires. Il faut d'abord noter qu'il représente la première tentative faite par un (ou plusieurs) membre(s) de la mouvance polpotienne pour aborder la discussion en abandonnant la langue de bois et l'irréalisme profond qui ont caractérisé l'expression du discours communiste cambodgien depuis les années soixante. Rappelons qu'il n'en a pas toujours été ainsi et que, par exemple, les textes du secrétaire général Tou Samouth (disparu en 1962) étaient souvent vivants et concrets, même s'ils gardaient le ton didactique qui convenait à un achar.

C'est donc une grande déception de voir l'auteur commencer par refuser la discussion du passé, en particulier celui de la période KD. Dire qu'elle "ne joue plus un rôle primordial" est s'abuser étrangement sur les conséquences durables qu'elle a eues, au premier chef l'occupation vietnamienne (p.353). Laisser entendre que celle-ci contribue "à éclairer et à expliquer le passé" (au moment où l'on refuse de l'aborder) est logiquement inacceptable et, surtout, une fuite commode devant la nécessité qui s'impose plus que jamais aux Cambodgiens de voir les choses en face. En outre, il n'est pas indifférent de rappeler que, dans l'état actuel de la recherche, il n'a pu être établi aucun fait qui aurait montré l'ingérence des communistes vietnamiens dans la conduite des affaires du PCK et du KD. On sait que certains chefs de ce parti ont voulu rétrospectivement faire porter aux Vietnamiens la responsabilité de ce qu'ils qualifiaient eux-mêmes pudiquement d'"erreurs" mais ni les allégations du Livre noir de 1978, ni les "aveux" fabriqués par les tortionnaires de Tuol Sleng qui leur servent de support, n'ont trouvé de confirmation factuelle. Il reste donc à fournir des preuves. L'incapacité des communistes cambodgiens à faire une autocritique, même aussi bénigne que celle des communistes indonésiens en août 1966, ou celle du "mouvement de rectification" qui amena la scission du PC philippin en décembre 1968, a très considérablement affaibli leur position, leur crédibilité et leur capacité de ré-expansion. Il faut dire que les plus hauts responsables de la catastrophe sont toujours à leurs postes de commandement. La mise en avant d'hommes de paille comme Khieu Samphan et la "dissolution" du Parti le 6 décembre 1981 ne peuvent être interprétées que comme un voile pudique jeté à la fois sur une organisation condamnée à se maintenir (faute de quoi les maquis du KD disparaîtraient très vite) et sur ses responsabilités historiques que les Cambodgiens ne manqueront pas, aujourd'hui et demain, de lui imputer.

Quelques détails méritent qu'on s'y arrête. Que l'Union Soviétique pratique une politique impérialiste, il est facile de le montrer. Que la Chine populaire fasse de même, il faut aussi en convenir, ne serait-ce qu'en gardant le cas du Tibet à l'esprit. Leur antagonisme ne doit pas cacher les faits locaux. Parler de la présence chinoise au Laos comme d'un pur "prétexte" n'est pas sérieux. Dire qu'il n'y avait pas d'"Afghans rouges" en Afghanistan est justement contraire aux faits: la lutte (qui continue) entre les factions du PC afghan, le Parcham et le Khalq, qui s'est illustré par une terreur indiscriminée sous la direction de Amin, renversé (et tué) par l'intervention soviétique, en témoigne largement (voir Anthony Arnold, Afghanistan's Two Party Communism. Parcham and Khalq, Stanford Un. Press, 1984).

Le chapitre historique est assez unilatéral et conforme à la vision classique du nationalisme qui voit toujours la paille (fort réelle) dans l'oeil de ses voisins. J'ignore en revanche quelle source permettrait de dire que Prey Nokor (Saigon) était, au XVll e siècle, "une des plus brillantes cités cambodgiennes" (p.356). La fortune de cette humble bourgade a été beaucoup plus tardive. Notons que les oeillères nationalistes n'étant le monopole de personne, le volume d'Etudes vietnamiennes (n.45, 1976) consacré à Saigon, des origines à 1945 omet complètement de rappeler que ce territoire dépendait autrefois de la couronne cambodgienne. On y emploie la curieuse formule de "Far West vietnamien" (p.8). On voit tout de suite l'image... M. Chau Soc Kon mentionne les "2.000 à 5.000 communistes khmers" qui sont partis pour Hanoï à la suite de la conférence de Genève. Ce chiffre a été diversement estimé, mais les recherches de Ben Kiernan l'ont amené à un chiffre plus modeste, environ 1.000 combattants, dont 822 membres du parti (cité par M. Vickery, op. cit., p.201). On sait qu'ils ne revinrent pas tous pendant la guerre (ni l'ancien secrétaire général, Son Ngoc Minh, ni le futur, Pen Sovann, entre autres); l'auteur se met étrangement en contradiction avec ses propos antérieurs sur l'influence vietnamienne dans le parti khmer en notant qu'en avril 1975 "les seuls atouts du Vietnam se limitent désormais à la présence du reste de ses troupes dans la région des sanctuaires (un millier d'hommes, d'après le Livre noir lui-même, S.T.) et à celle, dans l'Armée et le Parti, de ses fidèles formés à Hanoï" (p.360). Or nul n'ignore que ces soi-disant fidèles (qui n'étaient pas tous partisans de la ligne vietnamienne) n'ont jamais eu de postes de direction et qu'ils étaient, en 1975, déjà en bonne voie de liquidation complète.

Il se peut que l'auteur ignore ce fait, puisqu'il refuse de se pencher sur le passé. Plus étonnant est de le voir prendre Henry Kissinger, que tout Cambodgien sensé devrait considérer comme un des principaux criminels de guerre de notre époque, comme seule source d'une déclaration de Lê Duc Tho affirmant que le Vietnam veut dominer l'Indochine tout entière. La ficelle est trop grosse.

On peut, et l'on doit, discuter la politique vietnamienne; on peut lui reprocher, comme semble l'impliquer l'auteur, de ne pas être transparente et de cacher certains faits, et même de ne pas reconnaître certaines interventions militaires. Mais enfin les Khmers Rouges ont fait au moins aussi bien. Eux qui ont tellement bénéficié de l'appui militaire vietnamien (il y a eu une époque où ils manifestaient de la gratitude envers leur voisin), ils n'ont jamais revendiqué leurs attaques en territoire vietnamien (depuis le début de 1977) ni le soutien qu'ils fournissaient aux maquisards du PC thaïlandais. Aujourd'hui ils ne disent mot de l'appui militaire, matériel et logistique, qu'ils reçoivent des Chinois et des Thaïlandais. Toujours la paille et la poutre.

La partie la plus faible est assurément celle qui s'intitule "la vietnamisation du Cambodge". S'il n'est pas douteux que le régime en place doive tout aux Vietnamiens, il est non moins évident que ceux-ci ont intérêt à voir leur protégé pousser ses racines dans le terreau khmer. Aussi les vietnamisations "démographique" ou "culturelle" sont-elles essentiellement des machines de propagande dont on peut constater sur le terrain qu'elles n'ont guère de réalité. L'auteur nous épargne heureusement les phantasmes, si libéralement prodigués par M. Son Sann, sur la prétendue obligation pour les écoliers d'apprendre le vietnamien ou pour les jeunes filles khmères d'épouser des soldats de l'armée d'occupation. Mais il a tort, surtout dans les pages d'une revue consacrée à l'étude de l'Asie du Sud-Est, de s'indigner de ce que l'histoire, la mythologie, la linguistique même soient appelées à témoigner de l'existence d'un fonds commun de civilisation au monde indochinois (en y comprenant la Thailande, et même la Birmanie et le Yunnan). Il ne s'agit nullement d'arguments politiques, mais de considérations sur l'évolution historique d'une région où l'existence des nations est un fait relativement récent et qui, d'ailleurs, ne s'est pas imposé absolument partout.

Quant aux destructions et aux actes de vandalisme commis à Angkor, ils sont malheureusement le fait de jeunes miliciens khmers mal contrôlés, comme me l'a assuré en 1981 le conservateur Pich Kèo.

Le retour au Cambodge d'un nombre mal connu de civils vietnamiens (et chinois) est fort mal vu de différents côtés. Il faudrait peut-être rappeler que des centaines de milliers de civils vietnamiens et chinois ont été affreusement maltraités par plusieurs régimes cambodgiens récents qu'ils ont été parfois tués, toujours spoliés et expulsés. Le rôle économique joué par ces non-Khmers a toujours été très important, c'est un fait que l'on aime ou que l'on n'aime pas, mais on ne voit pas ce que le pays aurait à gagner à se priver de ces communautés industrieuses (les Chams y compris), sinon à préserver une bien hypothétique "pureté" du sang khmer. On sait à quelles atrocités racistes ce genre de thème a déjà conduit certaines autorités cambodgiennes. Je voudrais dire ici, puisque personne n'en parle, l'horreur du traitement qu'infligent dans les prisons de leurs camps, les gens du FNLPK et du KD aux civils vietnamiens qui tentent de s'enfuir vers la Thaïlande. Il y a là des faits inhumains, couverts par les Thaïlandais qui détenaient eux-mêmes en 1981, dans un camp qui était réputé se trouver au Cambodge, (je crois que c'était à Ban Sangnae) plusieurs centaines de civils vietnamiens. Nul n'avait le droit de s'en approcher. De nombreux faits de cet ordre étaient ainsi connus du personnel des agences d'aide internationale et les enquêtes, toujours trop discrètes, de la Croix Rouge Internationale n'y changeaient pas grand chose. Tout cela pour dire qu'il y a parfois dans la propagande anti-vietnamienne, fort compréhensible sur le plan politique, un relent de ce racisme cambodgien qui provient de la bourgeoisie et des intellectuels khmers qui ont toujours été en concurrence avec les allogènes pour se faire une place au soleil de l'Etat. Je ne vois pas ce que les étrangers, qui sont facilement convertis au super-nationalisme khmer, auraient à gagner à reprendre à leur compte ces querelles assez basses.

Au demeurant, la raison essentielle de cet afflux de civils vietnamiens, sur la dimension duquel on lit parfois des choses peu croyables, est que, sous l'étiquette socialiste, le Cambodge vit en réalité en marché libre. A cause de la liaison avec la frontière et le marché thaïlandais, une sorte de petit capitalisme sauvage se donne libre cours. Comment voudrait-on que Saigon-Cholon n'en soit pas aussi partie prenante? Ceci devrait plaire aux anciens thuriféraires du régime de Pol Pot qui se sont reconvertis et en appellent maintenant au retour au capitalisme... (ce qui doit chagriner beaucoup M. Samir Amin et quelques autres).

Le plus surprenant est donc, à cet égard, que les Vietnamiens ne "vietnamisent" pas davantage le Cambodge. S'ils voulaient faire ce dont on les accuse, un ou deux, ou trois millions de colons ne seraient rien pour eux! On ne veut pas s'aviser qu'ils sont assez nationalistes chez eux pour voir les différences qui existent entre les deux pays. Le plus grand reproche que peuvent faire les résistants cambodgiens au régime de Heng Samrin est qu'il n'est pas indépendant. Mais quand on sait de quoi eux-mêmes vivent, dans quelles conditions ils ont dû former une coalition dont ils ne voulaient pas, on peut se demander où se trouve leur indépendance. Ce n'est pas la population de la frontière, continuellement victime, ballottée par les événements, qui peut s'illusionner sur le fait qu'elle se trouve, finalement, dans la main de fer de l'armée thaïlandaise. Les autres, les grands chefs, ont perdu prise depuis longtemps. Il leur reste, comme armes, les courbettes qu'il faut faire à Bangkok, à Pékin, à l'ONU, à Paris et ailleurs encore.

Je souscrirai dans l'ensemble aux critiques adressées par Marie Martin à l'article de Philippe Devillers dont nul n'a très bien compris par quelle mystérieuse alchimie il s'est soudainement fait le porte-parole de Hanoï. Défendre une politique est une chose, en épouser toutes les rigidités et en suivre tous les aveuglements en est une autre. C'est l'attitude de ceux que le Canard Enchaîné appelait jadis les "godillots". J'ajouterai seulement qu'il y a bien peu de substances dans le dernier paragraphe de Marie Martin, qui fait du Cambodge un enjeu entre Soviétiques et Vietnamiens. L'élimination de Pen Sovann relève, je crois, de tout autres raisons et l'auteur suit là l'interprétation qu'en a donnée Nayan Chanda, dans la Far Eastern Economic Review, sans le moindre élément de preuve. La suite des événements n'a d'ailleurs nullement confirmé l'idée d'une lutte entre Soviétiques et Vietnamiens, même si, à l'évidence, leurs intérêts immédiats ne coïncident pas exactement sur place.

Quant à l'attitude des gouvernements cambodgiens (p.429), il faut quand même rappeler que, dans un passé récent, des dirigeants cambodgiens n'ont pas hésité à faire appel à l'intervention vietnamienne; les polpotiens dans les années 68-70, Sihanouk après le coup d'Etat, et Lon Nol aussi en 1970. Et que l'on ne vienne pas nous dire qu'ils faisaient entrer le loup dans la bergerie: ils ont montré de quoi ils étaient eux-mêmes capables.

L'autre article de M. Martin, sa très utile compilation sur le gouvernement de coalition, m'amène aussi à proposer quelques mises au point de détail. La formation du FUNSK (p.443, n.2) s'est bien faite en territoire cambodgien, dans la zone des plantations. Les recherches inédites de Steve Heder ne permettent pas le doute. C'est d'ailleurs un sujet fort intéressant; il ne suffit certainement pas de dire que le régime Heng Samrin est un "fantoche"; il regroupe des éléments politiques divers, issus de plusieurs courants anciens de la vie politique du pays et l'estampille vietnamienne ne doit pas cacher, aux yeux de l'observateur non-partisan, des traits originaux et proprement khmers. Ce sont eux, à mon sens, qui expliquent l'élimination de Pen Sovann.

L'affirmation, par les Khmers Rouges, en 1982, qu'ils contrôlent "plus d'un million d'habitants" devrait au moins s'assortir d'une autre, à savoir qu'aucun observateur n'y croit un instant. Pure esbroufe pour journalistes ignorants. Dire que Ta Mok (p.445, n.5) est le "seul (chef) de son rang qui soit resté fidèle à M. Pol Pot" n'est exact que si l'on se rend compte que Ta Mok était le véritable homme fort du régime, beaucoup plus puissant pratiquement que Pol Pot. La plupart des autres chefs de zone ont été liquidés physiquement avant la fin de 1978, ce qui ne veut nullement dire qu'ils étaient moins "fidèles" au "camarade n.l", comme on le désigne dans les confessions de Tuol Sleng. On ne peut pas dire non plus que le Pracheachon des années 50 soit "devenu par la suite Parti communiste khmer". Il en était en quelque sorte une composante, luttant dans le cadre de la légalité que lui garantissaient les Accords de Genève. Par la suite, ses dirigeants ont repris leur rang dans le PCK et ont été purgés entre 1976 et 1978.

La France, dit Marie Martin, n'a toujours pas reconnu le FUNCIPEC. On pourrait d'ailleurs en dire autant de la cinquantaine de mouvements politiques des Khmers en exil. C'est pour la raison simple qu'un Etat ne reconnaît que des Etats, et non des mouvements, ni même, c'est la doctrine française, des gouvernements. Ainsi Paris reconnaît le Cambodge en tant qu'Etat, mais, depuis 1975, aucun gouvernement en particulier. Techniquement, il suffirait de rétablir les relations diplomatiques, interrompues par la fermeture et l'évacuation de l'ambassade de France en 1975, sans qu'il y ait besoin de "reconnaître" tel ou tel gouvernement. Le prince Sihanouk, qu'il ait été porteur ou non de titres officiels, a toujours été bien accueilli à Paris depuis 1979, pour la simple raison que les gouvernements français successifs ont toujours misé sur lui pour reprendre pied au Cambodge. A tort ou à raison, ce serait une autre discussion...


L'on me pardonnera peut-être d'apporter ces notes en vrac si l'on songe que c'est dans l'intérêt même du numéro d'ASEMI qui les a provoquées.


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