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[Parachutes, parapluies, parallèles, paradoxes, paranoïas, 15 février 1985, samizdat, 6 p.]


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Parachutes, Parapluies, Parallèles,

Paradoxes, Paranoïas

par Serge Thion

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Parachutes

 

On nous dit que M. Le Pen a torturé en Algérie. Certes, c'est le contraire qui serait étonnant. Lieutenant de para dans la légion, au 1er REP, au moment de la bataille d'Alger en 1957, il lui aurait fallu les suaves douceurs d'un Chérubin pour ne pas utiliser les méthodes ordonnées par ses supérieurs et pour l'application systématique desquelles les autorités avaient précisément fait appel aux paras. M. Le Pen a fait justement observer qu'à la suite de ses actions, il a été décoré par le gouvernement de la république. C'était donc une époque où l'on avait coutume de décorer les tortionnaires, puisque la torture était devenue une institution d'Etat. Situation assez courante aujourd'hui dans bon nombre de pays. Ils furent même très nombreux, les tortionnaires décorés, à cette époque-là. Certains se firent reprendre leur hochet à la débâcle de l'OAS. D'autres firent de brillantes carrières de tueurs galonnés, comme le colonel Erulin, qui dirigea les massacreurs de nègres qui sautèrent sur Kolwezi, sous le règne de Giscard, ou le capitaine Martin, ancien collègue de Le Pen, qui dirige la garde présidentielle gabonaise.

Peut-être faut-il le rappeler : M. Le Pen n'était pas le seul à faire la guerre d'Algérie. Il aspire maintenant, comme les autres, à la respectabilité politique. Il ne gagnera sans doute rien à faire des procès à ceux qui l'accusent d'avoir commis des actes qui sont aujourd'hui couverts par une loi d'amnistie votée en son temps par ses ennemis politiques. Les faits sont là, et l'on peut revenir sur leur signification politique. Pour le reste, comme le dit la Grande Conscience Morale de Notre Temps, tout cela est bien connu depuis bien longtemps.


Parapluies

Au moment précis où les socialistes déclarent la guerre à Le Pen et à son Front national, Libération se met dans l'obligation de rembourser moralement sa dette de quelques centaines de millions de centimes octroyés par le pouvoir socialiste et accuse Le Pen d'avoir été un tortionnaire, témoins à l'appui. Normal. On sort les dossiers. Tout homme politique qui monte ou qui s'accroche à son fauteuil doit s'attendre à ce qu'on sorte les dossiers: Mitterrand et sa francisque, Marchais et ses villégiatures en Allemagne hitlérienne, Pompidou et ses potes yougoslaves, Giscard et ses clinquantes amitiés cynégétiques. Normal. C'est de la petite bière qui n'étonne personne. On touche même le fond de la pensée des Français sur la politique: tous pourris.

Plus intéressante serait la question de savoir pourquoi tout soudain les socialistes veulent s'attaquer à Le Pen si la réponse n'était évidente : de bonnes grosses raisons électorales. D'abord, chuchote-t-on chez les sondeurs de cloaque, Le Pen mord sur l'électorat de gauche. Ca en dit long. Ensuite, et c'est plus important, on compte sur la vieille recette antifasciste pour replâtrer les façades ; pourtant, dans la bande à Marchais, on fait la grimace. Enfin, c'est un moyen de chantage sur l'opposition qui ne sait pas encore bien sur quel pied il lui faudra danser. Normal. La bonne vieille cuisine IIIe République. De Gaulle lui-même nous avait fait le coup du fascisme qui monte. Rappelez-vous, Malraux, ivre mort, distribuant des armes, en 1961... No passaran, braillera-t-on encore, quarante-cinq ans après qu'il soit passé, et quarante ans après qu'il soit trépassé. Des gens vraiment tournés vers l'Avenir, comme dit Jack l'Eventreur de la Bastille.


Parallèles


La torture en Algérie ? Elle s'y est pratiquée dès le début du conflit, et même avant. Les vieilles traditions de la police coloniale. Les massacres de Sétif. La torture en Indochine. Monnaie courante. Le premier des ministres de l'intérieur à l'avoir couverte a été François Mitterrand. Le ministre de la justice qui était en fonction au moment où Le Pen opérait à Alger était le même Mitterrand. Ont couvert ensuite ce gros malin d'Edgar Faure, un ancien de Nuremberg, et puis les socialistes. Ils ont couvert, ils ont censuré ou caché les rapports des commissions d'enquête, ils ont profité de la torture; ils ont envahi l'Egypte avec ces mêmes paras à qui ils allaient confier Alger. Les communistes votaient les pouvoirs spéciaux, ceux qui justement étaient les plus propices pour couvrir cette honte éternelle de l'armée française.

Quelle différence, alors, sur le plan moral, avec les atrocités du nazisme et du stalinisme ? Les gaullistes ont pris la relève et ont ramené cette barbarie sur le sol même de la métropole. Gangrène coloniale. Des centaines et des milliers d'hommes, au "faciès nord-africain", ont été torturés et parfois assassinés dans les commissariats de police. Il n'y avait pas que les harkis. Le flic du coin prêtait volontiers main forte.


Certains, dont j'étais, parmi les "fienteux porteurs de valise", comme le dit notre nouvel Horatius Coclès, avaient songé à capturer quelques tortionnaires célèbres pour organiser à Alger, après l'indépendance, un procès à la Nuremberg. Un Nuremberg pour qui? Puisqu'on avait fait Nuremberg en 1945, qu'on y avait défini, d'ailleurs rétroactivement, la notion de crime contre l'humanité, la plus élémentaire logique eût voulu qu'on l'appliquât aux "événements" d'Algérie, avec leur cortège d'atrocités bien connues. Cela n'aurait guère concerné les Le Pen et autres brutes galonnées mais les chefs, les grands chefs, comme Guy Mollet et de Gaulle, ainsi que les Michel Debré, Edgar Faure, Poniatowski, Chaban, Papon, pour ne citer que des politiciens qui sont encore en activité. Ceux-là étaient-- et sont toujours-- des criminels de guerre. La démonstration juridique était facile à faire, à l'aune du jugement de Nuremberg. Les Algériens, finalement, n'ont pas voulu de ce procès, à cause de la raison d'Etat, et je crois que c'était une décision sage. Après tout, peut-être les procès de Nuremberg n'étaient-ils qu'une farce, une manière de plaisanter avec les choses sérieuses, que l'on avait inventée pour distraire les Allemands accablés par leur défaite. Ces choses-là, c'est bon pour les autres, pas pour nous.

On s'est donné à Nuremberg des règles de procédure assez intéressantes : l'accusation n'avait pas besoin de faire la preuve de l'existence de crimes qu'elle jugeait notoires. Mais si l'on avait voulu juger ceux qui avaient violé les plus élémentaires des droits de l'homme pendant la guerre d'Algérie, la simple application du Code pénal aurait envoyé les trois quarts de la classe politique française, gauche comprise, au bagne ou à l'échafaud. Le dossier d'un Michel Debré aurait sans doute pesé plus lourd que celui d'un maréchal Goering. C'est pourquoi, par un roboratif et corporatif effort de survie, la classe politique a voté l'amnistie. Auto-disculpation normale. Les militaires argentins ont fait de même avant de remettre le pouvoir aux civils.


Paradoxes


Alors pourquoi "remuer la merde", comme le dit avec son élégance coutumière l'honnête Bigeard, autre criminel de guerre notoire et ministre de Giscard? On s'étonne. Mais c'est que la stupidité politique des socialistes reste insondée, même par les plus profondément déçus de leurs partisans. On verra assez vite que d'avoir reproché à Le Pen de s'être comporté comme une brute avec les Arabes lui vaudra bientôt des approbations accrues. C'est parce qu'ils éculent sans cesse davantage le lieu-commun de la "montée" du fascisme, de la "montée" du racisme que les épouvantails qui nous gouvernent finissent pas y croire eux-mêmes. La réalité est autre. Il est absurde de se cacher que nous vivons dans un pays qui est profondément raciste, qui a été éduqué, génération après génération, dans le sentiment colonial de la supériorité de l'homme blanc et du mépris pour l'indigène. Cela ressort à nouveau chez les "nouveaux philosophes" et les microcéphales de Médecins Sans Frontières qui partent en guerre contre un tiers-mondisme qui n'existe que dans leurs fantasmes de "développés".

Toute une génération, deux ou trois millions de jeunes hommes, toutes opinions confondues, a été envoyée en Algérie. S'ils n'ont pas torturé eux-mêmes, c'est que l'occasion ou la sinistre audace leur ont manqué. Ils étaient là pour casser du bougnoule, ou au moins les faire marcher au pas. C'était le bon temps. Ils en sont vaguement honteux et un peu nostalgiques. Ils n'osent pas trop en parler, ni publiquement, ni à leurs enfants. La plupart de leurs officiers étaient du genre Le Pen. Les autorités de l'époque n'ont jamais tenté sérieusement de mettre un terme à ces pratiques dégradantes. Il en a résulté que les consciences ont été dégradées, que le racisme comme pratique s'est installé de force dans l'esprit d'une génération qui accède maintenant aux responsabilités dans les domaines les plus variés. Cette pédagogie de la lâcheté morale porte ses fruits, ici comme en Amérique après le sombre épisode du Viêt-Nam : des millions de petits Le Pen et de petits Reagan qui cachent avec le drapeau la honte d'avoir été à la fois ignobles et battus. Je ne vois pas le moyen de penser que Le Pen serait pire que ceux qui l'ont enfanté: les socialistes, les radicaux, les gaullæstes, les conservateurs, tous unis pour massacrer l'Algérie, brûler les mechtas, déporter et concentrer les populations, et tout le reste, pendant sept longues années, dont la seule évocation donne la nausée.

On dira, les socialistes ont changé. La vieille SFIO a laissé la place à de jeunes et fringants socialistes authentiquement attachés aux fameux droits de l'homme. Des gens bien. Bravo. A part Mitterrand, Deferre et quelques autres vieux birbes, ils n'ont pas trempé, ils sont propres.

Trois petits faits récents, seulement : l'extradition des Basques. Ah les belles âmes! Ils ont trouvé ça dur à avaler, un reniement de cette taille-là. Mais enfin, le fromage est bon, il fait passer le reste. Pas une seule démission.

Et pour rester dans le domaine colonial : il y a quelques jours (Le Monde du 9 février 1985), quelques nègres déplumés voulaient dire publiquement un peu de mal du sublime Omar Bongo, roi du Gabon. Ils avaient l'intention de tenir une modeste conférence de presse pour exprimer le point de vue de l'opposition gabonaise. C'en était trop. La conférence fut interdite parce qu'elle était jugée "de nature à troubler l'ordre public et à porter atteinte aux relations internationales de la France" par Joxe, prototype des "socialistes purs et durs", et, soit dit entre nous ancien du Deuxième bureau, du temps de l'Algérie. La même chose s'était déjà produite le 6 décembre 1983. Quand Bongo fait assassiner en France les amants de sa femme (voir Affaires africaines, de Pierre Péan), cela ne trouble nullement l'ordre public. Les pires bassesses de l'ancienne droite seront bientôt dépassées.

En Nouvelle-Calédonie, il ne semble pas encore que la torture soit pratiquée. Ca viendra sans doute. mais on assassine fort proprement les opposants au système colonial. Le tireur d'élite qui a froidement abattu le leader indépendantiste Eloi Machoro ne pourra sans doute pas témoigner devant une commission d'enquête. D'abord par ce qu'il n'y aura pas de commission d'enquête. Ensuite, parce que ce joyeux garçon, aussitôt son coup d'éclat, a été rapatrié et promu garde du corps personnel de l'acéphale Charles Hernu, ministre des armées (La Croix, 27-28 janvier 1985). Ce n'est plus seulement notre droite, c'est aussi notre gauche qui est la plus bête du monde. Qui pourrait nous assurer que Le Pen trahirait davantage ses propres principes?


Paranoïas


Le radeau de la Méduse socialiste approche des écueils. Fluctuat et mergitur. Les combines frénétiques, comme la campagne contre Le Pen, n'empêcheront pas que survienne la fin de cette guignolade. Certes, Le Pen jouera son rôle de Pandore matraqueur jusqu'au bout. La surprise de nos Gnafron, c'est que l'extrême-droite existe en France, qu'elle a été un temps occultée par la confusion babélique du gaullisme, qu'elle retrouve sa place historique après la décomposition du gaullisme en droites libérale, bonaparto-chiraquienne, conservatrice, etc. Que la presse se précipite pour battre les tambours du roi, c'est aussi la coutume.

Il y a quelques années, je ne sais quelle Marthe Richard a cru que l'on réduirait le racisme par une loi qui en interdirait l'expression. Les organismes qui font profession de défendre la liberté d'expression ont évidemment applaudi des deux mains cette mesure qui la restreignait. On a ainsi, en se donnant les meilleurs sentiments du monde, suivi sur leur terrain deux organisations qui ont pour vocation de supprimer les pensées qui ne leur plaisent pas, les staliniens ahuris du MRAP et les sionistes de la LICRA, spécialisés dans le racisme anti-arabe. Je dis que c'est une loi scélérate parce que le racisme ainsi chassé de l'ordre de la parole se refoule et resurgit dans le passage à l'acte. Ce qui est réellement effrayant dans les propos de Le Pen, ce n'est pas tant leur contenu que le fait qu'ils sont perçus par le grand nombre comme étant plus vrais que ceux d'une classe politique qui s'est endormie dans le ronron hypocrite de sa propre amoralité.

Comme on pouvait le prévoir le 8 mai 1981, le passage de cette gauche-là au pouvoir allait la dissoudre complètement en tant qu'apparence et la révéler pour ce qu'elle est, un autre aspect, plus bariolé, de la veulerie conservatrice des petits bourgeois français. C'est après le grand dessillement que l'on va s'amuser un peu.

Vivement les lendemains qui déchantent.


15 février 1985.


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