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CRITIQUE DE LA SOCIOLOGIE MODERNE
- La révolution culturelle doit certes passer au crible de la critique toutes les données de la civilisation moderne occidentale depuis cinq siècles. Mais quelle attitude devons-nous observer d l'égard des sciences sociales qui ont apporté un flot d'idées, de lois et de thèses dont certaines ont été érigées en de véritables dogmes religieux ?Les sciences, sciences sociales et épistémologie moderne comprises, ne sont pas neutres. Elles ne sont pas descendues du ciel pour être infaillibles et valables pour tous, en tout lieu et à tout moment. Elles se sont formées sur la base de critères philosophiques et culturels appelés "paradigmes" qui peuvent changer d'une culture à l'autre, d'une civilisation à l'autre.
Par exemple, la poudre à canon avait été inventée par les Chinois, des siècles avant que les Occidentaux ne la découvrent. Ils s'en servaient pour fabriquer des pétards et des feux d'artifices destinés aux festivités. L'utilisation mortelle de cette poudre, ce sont les Occidentaux qui l'ont inventée avec le canon.
On ne le dira jamais assez, les sciences occidentales sont dominées par le principe du quantum, instaurant un véritable impérialisme des mathématiques dans l'approche de toute
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connaissance, érigeant l'économie en science des sciences, les résumant toutes. Un mot maudit habité toutes ces constructions intellectuelles et en inspire l'orientation : le profit pour le profit. Le profit entraîna dans son sillage l'exploitation, donc la domination qui a conduit au colonialisme et à l'impérialisme, dans une démarche formant un tout parfaitement cohérent. On pourrait résumer ce monde généré par ces soubassements intellectuels par la formule : "Un contre tous, tous contre un."
Depuis Descartes, Hobbes, David Hume, Ricardo, Adam Smith, Malthus, Darwin jusqu'à Marx, une filiation intellectuelle maudite imbibe et alimente ce mot (le profit) dont elle constitue le plasma. Les sciences, toutes les sciences, sont affectées par ce mal. Et si elles s'en vont butiner sans cesse alentour, ce n'est que pour mieux le conforter. Une grave perversion du rationalisme en a résulté.
L'école de philosophie de Francfort, avec Horkheimer, Adorno et Marcuse, a beaucoup contribué à sa démystification. Juifs, ils ont étudié les cheminements intellectuels qui ont conduit au nazisme, au fascisme et à la perversion du cartésianisme devenu instrument carcéral. Au bout du discours sur la méthode de Descartes, il y a une cheminée qui fume : celle du four crématoire des stalags. Les frontières ultimes de ce discours s'ouvrent sur la vie du goulag, la Kolyma où la durée de vie n'excède pas deux mois, ou encore sur, formule "civilisée", adaptée à la vie moderne d'après les accords d'Helsinski, l'asile psychiatrique pour opposants en URSS.
La bureaucratie conduisant à un centralisme exacerbé, voilà la voie royale du cartésianisme et de ces sciences occidentales, toutes issues d'un même terreau culturel (Aufklarung) portant en filigrane, le sceau du quantum.
Ce puzzle a commencé à se mettre en place dès 1492 avec la découverte de l'Amérique qui signe le véritable acte de naissance du capitalisme. Cela permet d'affirmer en toute logique que, depuis le premier Amérindien assassiné par les Espagnols après que Colomb se soit écrié : "Terre, terre", suivi du génocide de la race rouge, à la pollution, la mort des forêts dans le Nord et la désertification dans le Sud, le drame du Sahel, en passant par les 100 millions de Noirs tués au cours de la traite, le colonialisme des Allenby, Bugeaud, Massu et leurs émules, le stalag, le goulag,
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l'asile psychiatrique, les sales bombes racistes de Nagasaki et d'Hiroshima et les défoliants déversés par milliers de tonnes sur le Vietnam, un déterminisme s'est développé inéluctablement, une logique implacable a déroulé sa chaîne, soudant maillon après maillon, dont le premier annonçait le suivant.
Le siècle dit "des lumières" a accentué ce cours. Michel Foucault a sur ce sujet écrit deux livres sans appel : L'histoire de la folie et Surveiller et punir. Dans ce dernier livre, il décrit le déroulement du système qui aboutit à la centralisation exacerbée, à la tyrannie. La structure de la prison le résume, étendue d'ailleurs à la caserne, à l'asile, voire à l'école. La prison est constituée d'un réseau de couloirs qui tous aboutissent à un point, un poste d'observation. Le prisonnier, dans des limites précises, peut à des moments déterminés s'y promener, mais ses gestes restent soumis à la surveillance du poste d'observation. Notre société est à l'exemple de cette prison ; les couleurs et postes d'observation devenant dans ce cas des lois, des interdits, des normes sans appel.
L'histoire de la folie reprend ces thèmes sous une forme différente, relevant par ailleurs, que l'humanisation de ce système est sans doute due à l'influence de la société islamique andalouse, où le fou inspirait compassion et parfois respect, contrairement à l'opinion en cours en Occident où l'on croyait que les fous étaient possédés par le démon et qu'il fallait les exorciser quand on ne les brûlait pas purement et simplement.
C'est ce qui amena Maurice Clavel, dans un débat avec Philippe Sollers, transfuge du marxisme, à déclarer : "Oui, je précise... la façon dont le cartésianisme classique était finalement un instrument carcéral, un instrument d'assujettissement et d'exclusion de l'homme, au lieu d'être un instrument libérateur de cet homme par les lumières... C'est déjà dans l'histoire de la folie que Foucault a détruit les lumières. Oui, le grand destructeur des lumières, c'est lui."
Ce détour que nous venons de faire est destiné à marquer plus clairement que les sciences, sociologie comprise, ne sont point neutres et qu'elles ne sont que le produit des idées nées de valeurs et de choix existentiels bien précis.
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- Vous avez dessiné l'histoire et le processus d'évolution de la société capitaliste et des maux qu'elle a secrétés. Mais l'école socialiste, marxiste, a apporté une autre interprétation de la sociologie qui est d la fois l'opposé et le substitut de la sociologie traditionnelle !
Le marxisme est irrigué par le même champ culturel occidental. Il véhicule la même problématique. Ce n'est pas pour rien que Marx souhaitait dédier son Capital à Darwin ! Le marxisme, apparu initialement comme étant antagoniste au capitalisme, succombe à son tour au principe utilitaire et aux finalités propres à la société capitaliste, dont la société de consommation.
De grandes ombres entourent le marxisme dit scientifique.
Nous savons maintenant que, contrairement à sa thèse, la fixation au sol a précédé la phase pastorale. Les nouvelles découvertes archéologiques de Summer en font foi. De même, les phases de la société décrites par Marx sont infirmées par ce qui se passa, par exemple, dans le monde musulman. La phase féodale n'y trouve pas place.
Il y a eu, certes, de grandes propriétés agricoles, et même l'exploitation de l'homme par l'homme, mais le système féodal n'y a pas existé. Par système féodal j'entends le schéma féodal connu avec le seigneur féodal qui lève les impôts, possède sa propre armée, son propre oriflamme, bat monnaie et a droit de vie ou de mort sur ses serfs, et même sur toute personne relevant de sa juridiction et qui contracte mariage sans son autorisation avec un partenaire en dehors de son territoire. Cette féodalité là, nous ne l'avons pas connue en Islam.
Venons en maintenant à l'un des fondements du marxisme : la classe historique, c'est-à-dire le prolétariat et le rôle historique qui lui est imparti. Jugeons donc le marxisme selon ses propres critères, en particulier celui du déterminisme historique. De la Chine à Cuba, en passant par l'Indochine, la Corée du Nord ou l'Algérie, ce sont les paysans qui ont fait l'histoire et non point les ouvriers. Davantage, en certaines occasions, les ouvriers, acceptant de recueillir les miettes du vol impérialiste, se sont montrés passifs, complices même, voire agents actifs du colonialisme comme cela se produisit en Algérie, par exemple, où ils devinrent finalement nos plus féroces ennemis au sein de
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l'Armée secrète fasciste (OAS). Le dernier îlot fasciste à Alger, qui se battit férocement, ne fut-il pas Bab-el-Oued, appelée "la Rouge" où le parti communiste était tout puissant ; ou encore les petits pieds-noirs de Bel Abbés qui avaient voté pour le maire communiste Justrabo et qui firent de belles épousailles avec les tueurs de la légion étrangère de sinistre mémoire !
Les frustrations de ces petits pieds-noirs, eux-mêmes bien souvent exploités, trouvaient un exutoire dans la présence de tout un peuple constituant pour eux une couche inférieure. Un peuple dominé, opprimé, était la victime toute trouvée pour que leurs frustations ne se transforment pas en névroses irrémédiables ; ils avaient trouvé plus faibles et plus exploités qu'eux et, acharnés, ils nous piétinaient avec exultation, dans la recherche d'un euphorique sentiment de puissance. Sous-hommes dérisoires manipulés par la machine capitaliste, ils redevenaient des Hommes en massacrant les esclaves !
Ce sont les théories de Freud, Jung, voire Adler qui permettent d'analyser cette situation, et non pas celles de Marx.
A supposer que les ouvriers soient effectivement la classe historique qui doit venir à bout du capitalisme, comment cette opération pourrait-elle être possible si les acteurs de la confrontation ont disparu ? En effet, la classe ouvrière est en train de s'étioler comme une peau de chagrin puisqu'elle ne représente maintenant qu'environ 20 à 25 % des travailleurs dans les pays industrialisés ; ce chiffre baissant sans cesse alors que le pourcentage des services augmente pour englober 75 % de la population active et est en passe d'atteindre des plafonds de plus en plus élevés.
Alors que la classe ouvrière a été incapable d'accomplir la tâche qui lui avait été dévolue lorsqu'elle comptait 60 à 70 % de la population active en Occident, comment le pourrait-elle à présent avec un pourcentage réduit à plus du tiers et alors que les prévisions montrent à l'évidence que ce pourcentage va fondre considérablement ?
- L'analyse de l'expérience historique du socialisme et du marxisme est aussi importante, sinon plus, que celle concernant les aspects purement théoriques, bien qu'il existe une corrélation entre la théorie et ses applications historiques. Que pensez-vous
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de la première société socialiste d'Union soviétique, soixante-dix ans après la révolution d'Octobre ?
Quel visage offre le monde socialiste aujourd'hui ? De même que le monde capitaliste, il est caractérisé par la rationalité mercantile. Du monde socialiste, on attendait l'avènement d'un homme nouveau, d'une femme nouvelle, d'une société nouvelle, de rapports qualitativement meilleurs entre les membres de cette société. C'est ce que le projet annoncé laissait entrevoir. Or, succombant lui aussi à la loi du quantum, ce socialisme, par la voix du comité central du parti communiste de l'Union soviétique qui lança le fameux mot d'ordre "atteindre et dépasser" s'engagea dans la même course effrénée que le monde capitaliste pour la production de biens de consommation, dans le même cercle infernal de besoins nouveaux surgissant sitôt que d'autres sont satisfaits.
L'homme issu de cette société ressemble à s'y méprendre à celui de la société de consommation capitaliste, avec néanmoins des tendances semble-t-il encore plus accusées du fait qu'il n'est que médiocrement satisfait de l'éventail de produits offerts par le marché intérieur en comparaison de l'exemple opulent offert par la société capitaliste. Des livres, écrits pourtant par des communistes, tels Rue du prolétaire rouge ou La société corrompue, font une description féroce de la société socialiste. Une société en quête du bonheur consommable, une société travaillée en profondeur par la corruption, à tous les niveaux, y compris le système judiciaire.
Ce que nous voyons aujourd'hui dans ces excroissances semblables à des tumeurs malignes gangrénant cette société est la conséquence de dérapages intervenus très tôt dans cette révolution. Il en est ainsi du choix du taylorisme fait par Lénine lui-même dans une confusion coupable sur le choix des fins et des moyens ; Lénine se fourvoyait en croyant que le taylorisme introduit en Union soviétique, au service des ouvriers, leur ferait gagner du temps et des loisirs qui, judicieusement employés, leur permettraient de rattraper le retard culturel. Confusion désastreuse. Au lieu de combler ce retard, le taylorisme mina le socialisme de l'intérieur. Et ce ne sont point les O.S. de Renault, dont beaucoup sont Nord-Africains qui le contrediraient !
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Par ailleurs, cantonner la révolution dans un seul pays, alors que le dogme stipulait que seule une révolution prolétaire mondiale avait des chances de réussir est une autre grave distorsion, lourde de conséquences pour l'avenir.
Autre infirmation des prévisions du dogme : alors que la révolution devait intervenir dans un pays doté d'un prolétariat puissant, comme en Allemagne, elle se produisit au contraire en Russie où le prolétariat ne représentait que 4 % de la population active.
D'autres distorsions aussi graves apparurent, notamment au sujet du soutien à accorder aux forces révolutionnaires dans le monde, en particulier dans le tiers monde à la lutte anticolonialiste et anti-impérialiste. Le cas du musulman tartare Galiev, qui fut l'adjoint de Staline pour la politique des nationalités, est significatif à cet égard.
- C'était pourtant un marxiste, membre du Parti communiste ?
Je ne pense pas que Galiev fut marxiste. Il était certes marxisant, mais il était avant tout un nationaliste emporté par le cours de la révolution d'Octobre, dont il avait cru un moment qu'elle serait un facteur de progrès et de libération pour son peuple. Il croyait dans les potentialités révolutionnaires de libération véhiculées par l'Islam et doutait des vertus révolutionnaires du prolétariat occidental. Pour lui, la réalité de la lutte des classes se situait au niveau des peuples colonisés contre le colonialisme. Ce sont ces peuples là qui n'ont à perdre que leurs chames, affirmait-il, et non pas le prolétariat d'Occident. Galiev fut le premier tiers-mondiste de notre temps.
Soutenu par l'Indien Roy, ses thèses parurent, un moment, devenir prépondérantes au cours du Congrès de Bakou où, à cette occasion, elles furent rendues publiques. Mais la situation de la révolution en URSS, encerclée, les menaces contrerévolutionnaires qui de l'extérieur faillirent la faire avorter, conduisirent à favoriser les thèses du "réalisme" révolutionnaire qui firent admettre que la révolution pouvait prévaloir, momentanément, dans un seul pays, au détriment de la révolution mondiale. Ces thèses prévalurent sur les idées de Sultan Galiev et sur celles du Congrès de Bakou de 1922.
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Galiev fut liquidé par Staline et l'Indien Roy s'en fut vers des cieux plus cléments, en Chine où il lutta aux côtés de Mao-TséToung.
Presqu'au même moment, un autre acte se jouait en Perse avec Kutchuk Khan qui allait sceller les espoirs d'une révolution dans le tiers monde, pour de longues années encore. Se révoltant contre le shah en Iran, Kutchuk Khan avait formé une véritable république dans l'Azerbaïdjan iranien et lui avait donné le nom de République des Soviets, demandant aux dirigeants soviétiques de l'aider et de reconnnaître son pouvoir. De fait, dans les premiers temps, Lénine donna satisfaction à cette demande et fit même envoyer une armée pour lui venir en aide. Mais, même processus que pour les thèses de Sultan Galiev, les difficultés du régime soviétique s'étant accumulées, le "réalisme" triompha, d'autant plus que les Anglais avaient laissé entrevoir l'hypothèse de l'octroi d'un prêt au pouvoir soviétique. Lénine n'hésita pas et abandonna à son sort Kutchuk Khan et sa république. Plus encore, les communistes, notamment iraniens, iront jusqu'à prêter main-forte aux troupes du shah pour écraser la république de Kutchuk Khan.
On peut affirmer sans risque de se tromper qu'en assassinant Sultan Galiev et la république de Kutchuk Khan, les Soviétiques enterraient dans le même temps toute idée de soutien révolutionnaire aux forces de progrès qui allaient naître dans le tiers monde. Ainsi naquit la dérive qui conduira à Yalta, à l'entrée massive des multinationales dans le monde socialiste avec une véritable OPA exercée par les Japonais sur la Sibérie. Dérive symbolisée par le spectacle de la jonction opérée dans le ciel entre Appolo et Soyouz et qui exprime parfaitement une réalité
l'imbrication des deux systèmes qui, de plus en plus, tendent vers des épousailles et à gommer leurs différences.
- Par bien des côtés, Lénine n'est pas marxiste dans la mesure où sa pratique est différente de la théorie marxiste. Faisons donc abstraction du modèle léniniste de l'Etat.
On ne peut nier que le marxisme prône l'abolition du profit et de l'exploitation. On en a même vu certaines applications, proches de votre méthode d'autogestion.
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L'autogestion existait en gestation dans le puissant syndicat des chemins de fer, mais c'est Lénine en personne qui mit fin à cette expérience pour la remplacer par le système tayloriste.
Quand on parle de déterminisme historique, c'est comme si Marx nous disait : prêtez moins attention à ce que je dis qu'à ce qui va se passer dans l'histoire, à ce que vont faire mes héritiers. Voilà un critère marxiste intégral ! Voyons maintenant ce qu'il en est de l'histoire ; ce qu'elle raconte à travers Staline, Brejnev, Jivkov ou Kim Il Sung. Ni leur exemple, ni leur oeuvre n'emporte la conviction. Nous ne saurions trouver dans leur expérience les clés à nos problèmes essentiels. Nous voyons bien aujourd'hui que ce que l'on appelle le développement, le progrès, la croissance, la productivité, prennent tel ou tel sens selon les finalités que l'on peut leur donner. Nous voyons bien aujourd'hui que le champ culturel est important dans leur définition et que toute action de ce genre doit trouver son éclairage par référence à ce champ.
Chez nous, dans le tiers monde, la nouvelle classe historique après celle des paysans et les luttes de libération, est constituée par les jeunes et même les tout jeunes. Ce sont eux qui font l'histoire à Soweto, à l'intérieur de la Palestine, au Liban, au Nicaragua ou dans la République islamique d'Iran. La cause en est dans la véritable mutation, y compris biologique, qui s'est produite. L'adolescent ou l'adolescente d'aujourd'hui a le même corps et la même maturité d'esprit que ceux qui, il y a dix ans, étaient âgés de 18 ou 19 ans. Mutation due aux effets conjugués de l'alimentation, aux moyens scientifiques d'accumulation des connaissances, aux médias et aux moyens de communication qui ont réduit sensiblement les limites de notre monde.
- Dans la pratique cependant, le marxisme a apporté des acquis théoriques d la connaissance qui constituent historiquement une grande révolution scientifique...
L'on impute parfois au marxisme bien plus qu'il n'en réclame pour lui-même ! Il en est ainsi de la lutte des classes qu'on lui attribue mais dont la paternité revient en réalité aux historiens bourgeois français. Proudhon, Fourier et les utopistes ont également déblayé pas mal de terrain pour Marx. Il faut reconnaître cependant que l'analyse de Marx est plus
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systématique, plus profonde, plus riche, relativement au capitalisme et à l'impérialisme. Mais comme toute science, elle est relativement inexacte et comporte même des erreurs importantes comme nous l'avons vu.
"Les philosophes se sont employés jusqu'ici à expliquer le monde, il faut maintenant le transformer" en remettant Hegel "sur ses pieds" alors qu'il marchait "sur la tête" en prédisant la fin de la philosophie. Nous constatons qu'elle a encore de beaux jours en perspective et que vraisemblablement, elle vivra aussi longtemps que vivront les hommes.
- Les écarts entre les sociétés communistes et capitalistes se réduisent progressivement au point que l'on ne voit plus de grandes différences entre elles. Comment cela a-t-il pu être possible ? Comment le capitalisme occidental appuie-t-il les régimes socialistes ?
Nous avons déjà relevé cette concordance. Le problème de la dette, de son importance, du monde socialiste vis-à-vis de l'Occident, en est un autre signe révélateur. Le cas de la Pologne est fort significatif à cet égard. Élle doit 25 milliards de dollars à l'Occident.. Et lorsque la rue gronde devant l'échec des plans économiques, le régime communiste met au point un plan de réformes financées par les banques occidentales.
Il est quand même étonnant que ce soient les banques et les multinationales capitalistes qui s'activent autour du chevet du socialisme lorsqu'il tombe malade ! Voilà les banques et les multinationales .capitalistes qui contribuent à la survie de l'expérience du socialisme ! Cela ne doit-il pas nous faire douter de la validité d'un socialisme qui, théoriquement, devait les trucider ?
Un jour, un journaliste a posé la question suivante à Agnelli, président de Fiat, qui se proposait de construire une usine en Union soviétique : "Ne craignez-vous pas la concurrence de ce pays étant donné la modicité des salaires en URSS ?" "Non, répondit-il, car lorsqu'ils en seront à la production du modèle 7, nous en serons pour notre part au modèle 10."
Cela rappelle étrangement l'histoire du taylorisme introduit dans le mode de production par Lénine.
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Le président du syndicat mondial des produits chimiques, un syndicat particulièrement pugnace dans son activité contre l'emprise des multinationales a, notamment, dans son livre Vodka-cola levé le voile, chiffres à l'appui, sur l'imbrication fort avancée des intérêts des deux systèmes, capitaliste et socialiste. Il révèle, entre autres, les rapports étroits qui se tissent entre les managers et les banquiers de l'Ouest avec leurs homologues soviétiques qui fréquentent les mêmes clubs, jouent au golf ou au bridge ensemble, en un mot partagent un mode de vie commun, dans les sphères supérieures, aux deux systèmes politiques.
- Où réside l'échec principal ? Où se situe la faille du monde socialiste ?
L'échec principal est dans l'essentiel. Dans ce qui concerne l'homme. Et là, il est total, absolu. Cet échec n'est pas dû à une trahison du marxisme. Il n'y a pas eu trahison mais mise 'au jour, en le révélant tel qu'en lui-même ; il n'y a pas eu déviation mais au contraire une fidèle filiation.
Les 10 millions de paysans tués sur ordre de Staline lors de la réforme agraire, les 98 membres sur 120 du comité central du PC de l'URSS liquidés eux aussi par Staline ainsi que les 2/3 des membres des comités centraux des Républiques populaires d'Europe ne sont pas uniquement le fait d'un homme pervers et féroce. Ils sont essentiellement le fait d'un système et du principe étudié par Michel Foucault et dont nous avons parlé plus haut.
- Souvenez-vous, M. le Président, des rapports économiques, commerciaux et politiques que vous avez eus avec les pays socialistes lorsque vous étiez d la tête de l'Etat ?
Le caractère des échanges économiques développés entre nous n'étaient pas différents de ceux qui nous liaient au monde capitaliste. Ces rapports étaient mercantiles, à l'exception de la Chine avec laquelle cependant ces rapports restaient très réduits en raison de l'état peu avancé de son propre développement. J'ai eu l'occasion, d'ailleurs conjointement avec Che Guevara, alors ministre de l'Economie de Cuba, de dénoncer publiquement cet état de fait, lors d'une réunion de la commission économique afro-asiatique tenue à Alger et qui a fait beaucoup de bruit.
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- Croyez-vous que la conciliation entre les deux systèmes finira par atteindre un seuil où toutes les différences dans le monde occidental-oriental seront éliminées ?
Non, il n'y aura pas conciliation des intérêts, car les uns n'existent et ne prospèrent qu'au détriment des autres. Maintenant, ce système est dangereusement bloqué. La faim qui tue massivement, la pollution qui réduit la couverture végétale et favorise la désertification, l'appât du gain qui détruit l'Amazonie, le plus grand réservoir d'oxygène du monde, la dette qui écrase le tiers monde dont la population augmente de plus en plus; tous ces problèmes accumulés et dont la liste est loin d'être complète indiquent que nous ne pouvons plus continuer ainsi longtemps encore.
Il nous faut une nouvelle réflexion, une nouvelle vision de la vie, un autre ordre international.
- Pour ce qui est des modèles socialistes du tiers monde, (abstraction faite du monde arabe et islamique), doit-on comparer leurs rapports avec le centre, d ceux qu'entretiennent les pays du tiers monde d tendance capitaliste avec le centre occidental capitaliste ?
Oui, comme ce fut le cas pour l'Algérie, la nature de ces rapports est la même. Il n'y a pas de différence, que ce soit au Mozambique, à Cuba ou en Corée du Nord. Pour nous, il n'y a rien à attendre de positif dans l'imitation de ces expériences.
- Certaines de ces sociétés n'ont-elles pas accompli de grands progrès ?
Je ne le crois pas pour ce qui est d'un véritable développement, qui commence d'abord par celui de l'homme. S'il y a développement, ce qui n'est pas toujours le cas, ce n'est qu'un simple développement quantitatif.
- Au détriment du patrimoine culturel ?
Au détriment d'une richesse physique mais aussi des valeurs culturelles.
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- Il faut cependant reconnaître que ces sociétés qui ont sacrifié leurs valeurs culturelles ont su éviter les famines et autres calamités autrefois mortelles. Quel est le plus important, la vie ou l'authenticité ?
Je ne nie pas cet aspect du problème. La science aidant, la famine et les maladies ont reculé plus vite comme par exemple à Cuba ou en Corée. Mais la place faite à l'homme, à sa condition, ce à quoi il a été réduit, grève lourdement de telles expériences. Je fais cependant un sort particulier à la Chine où certains problèmes très importants ont été soulevés lors de la révolution culturelle.
- Historiquement, le système socialiste est issu des entrailles du système capitaliste. Il est apparu longtemps après... Pourtant on a l'impression que le cadet s'effondre plus vite que l'aîné. Il s'agit ou d'un paradoxe ou d'une erreur d'appréciation, qu'en pensezvous ?
Oui, parce que la centralisation y a été élevée à un degré encore inconnu dans l'histoire des hommes. L'homme, son initiative créatrice, tout l'imaginaire qui féconde toute société y ont été stérilisés et s'y sont taris. Il n'y a qu'à voir quelles sont les oeuvres produites dans le système soviétique, aussi bien en musique après Moussorsky, Rimsky-Korsakov ou Tchàilcovsky, qu'en littérature après Tchékov, Tourgueniev, Dostoïevsky et Tolstoï. Il en est de même du cinéma après Eisenstein ou en poésie après le suicide de Maïakovsky. Quant au Bolchoï, chacun sait que c'est une réalisation d'avant la révolution d'Octobre. L'architecture est réduite à un art médiocre, Moscou en étant l'illustration parfaite, en dehors du Kremlin.
- Vos propos me rappellent que Lénine disait que l'art doit être partisan. Il lui réservait la fonction de "courroie dans la roue socialiste". Une vision aussi étroite de l'art ne peut favoriser l'épanouissement de l'art, sauf chez les opposants.
Oui, l'on sait où a conduit ce que l'on a appelé le réalisme en matière d'art. Une vision médiocre d'un réel médiocre. L'art est liberté. Il a besoin, pour s'épanouir, d'espace, d'air libre et de spontanéité. Tout comme la science, il ne souffre pas d'être enfermé dans un cadre rigide. On se souvient des errements du
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lyssenkisme, du nom de ce savant biologiste, Lyssenko, consacré "Prix Staline", et qui voulut opposer à la science "bourgeoise", celle du prolétariat basée sur le matérialisme dialectique et qui brisa la carrière de nombreux savants avant d'être écarté en 1965.
- Pouvons-nous évoquer l'expérience des partis communistes dans le monde arabe ?
Je rien vois ni l'utilité, ni l'intérêt. Si cela vous fait plaisir, nous pouvons parler du Parti communiste algérien. Son expérience résumera celle des autres. Il a vu le jour en France et depuis sa naissance il est toujours resté une organisation réellement dirigée de l'extérieur, de France.
Alors que le peuple algérien s'apprêtait à prendre les armes le ler novembre 1954, le PCA en était encore à répéter que l'Algérie était une nation encore en formation ! Au lendemain même du ler Novembre, son comité central publiait un communiqué condamnant la "violence d'où qu'elle vienne" et renvoyant dos à dos la violence sacrée des dominés, des spoliés, des exploités et celle de la soldatesque colonialiste. De même, il n'a cessé d'assimiler le nationalisme algérien libérateur au nationalisme étriqué des conquérants, des exploiteurs et des dominateurs.
Quand, à son corps défendant et pour ne pas rater complètement le train de l'histoire en marche, il s'engagera, ce sera en marge du Front de libération nationale, pour créer ses propres maquis et sa propre armée. Ce n'est qu'après un cuisant échec que finalement il se résoudra à rejoindre les rangs du FLN. Cela ne doit pas nous empêcher de rendre hommage à ses militants qui, souvent, furent très courageux, partageant nos peines et nos espoirs dans les geôles colonialistes et dans les maquis. En évoquant cette phase de notre révolution, cela m'amène à clarifier un problème : Si le socialisme officiel, incarné par l'URSS, ne peut apporter les clés à nos problèmes essentiels, il ne faut à aucun prix le renvoyer dos à dos avec les Etats-Unis qui sont les ennemis numéro 1 du monde arabe et musulman et également du tiers monde. Pour nous, l'URSS est au contraire un allié tactique même si nous devons dénoncer son action en Afghanistan ou en Erythrée.
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- Quand ont-ils changé d'attitude d l'égard de la révolution ?
Deux années après le ler novembre 1954.
- Après le coup d'Etat de juin 65, n'y a-t-il pas eu une alliance implicite entre les marxistes et Boumediène ?
Non, au début, au contraire, ils se sont affrontés avec le régime militaire des putschistes. C'est l'intervention de Moscou qui, quelque temps après, invita les communistes à soutenir les colonels et à former le noyau de ce que l'on appela le "volontariat". Ce faisant, le parti communiste a repris ses méthodes éprouvées, habituelles, d'infiltration. L'objectif qui fut sa constante et qui aussi lui fit souvent passer à côté du train de l'histoire, est toujours, en tout temps et en tout lieu, l'avenir du parti, sa pérennité et cela au-dessus de toute considération de patrie, de nation, de foi ou d'humanité ; le parti les résumant toutes pour les dépasser.
- Que pensez-vous, enfin, des tentatives des marxistes occidentaux pour présenter des modèles en marge de la rigueur léniniste ?
L'euro-communisme de Berlinguer ou de Carillo est peut-être plus humain, mais il s'enlise dans les marais du capitalisme.
Quant aux partis socialistes, passée la période de "grâce", ils s'acharnent à gérer le système capitaliste en prétendant le faire mieux que la droite. D'où ses déboires, ses ratages et la caricature qu'ils donnent, la plupart du temps, du socialisme.
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