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["Paul Mus (1902--1969)", in Hommes et Destins, Paris, Académie des Sciences d'Outremer, 1981, tome iv, p.531-3.]


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Paul MUS (1902-1969)

par S. Thion

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Paul Mus est né en 1902 à Bourges. La famille de son père plonge ses racines dans le terroir agricole du Vaucluse et porte le nom, à peine déformé, du village d'origine: Murs. Son père était dans l'enseignement et fut nommé, en 1907, à Hanoi pour y prendre en charge l'organisation de l'enseignement primaire qui allait être dispensé à la jeunesse viêtnamienne, que l'on disait alors "annamite". Paul Mus aura été très profondément marqué par cette enfance qui participe de deux mondes culturels. Il voit, certes, reçus cordialement chez son père, des intellectuels et des notables tonkinois. Mais surtout, il participe au petit monde de la cuisine et de l'arrière cour. Ce sont les bonnes de ses parents qui s'avisent les premières que sa vue est déficiente et qui lui préparent à l'insu des maîtres des bouillons d'yeux de poulet. Elles lui apprennent aussi à participer, furtivement, aux rites. Dans maints passages de son oeuvre, Paul Mus saura reprendre cette expérience vécue de l'intérieur et la relier aux plus hautes spéculations sur la sociabilité asienne.

Venu à Paris, c'est tout naturellement vers les lettres et surtout l'orientalisme que se tourne le jeune étudiant. Il suit les cours de Mauss et de Sylvain Lévy; il aborde avec ardeur l'étude du sanscrit, du chinois, puis du pali, du tibétain, etc. C'est une recrue toute choisie pour l'Ecole Française d'Extrême-Orient, qui l'envoie en 1927, jeune marié, en Indochine. Il séjourne d'abord deux ans à Angkor et partage ensuite son temps entre des missions à Java, dans le Centre Viêt-Nam, où il arpente le pays cham dont il est l'un des meilleurs connaisseurs, et Hanoi où les recherches studieuses dans l'incomparable bibliothèque de l'Ecole le cèdent parfois aux tâches administratives qui lui incombent lorsque l'intérim de la direction de l'Ecole lui échoit.

C'est une période très productive qui, à côté d'autres articles qui font date, aboutit au monumental Barabudur: esquisse d'une histoire du bouddhisme fondée sur la critique archéologique des textes (Hanoi, 1935, 1100p., republié par Arno Press, New York, 1977). Toute la subtilité de la méthode de Paul Mus est là: au problème de l'origine du stupa, il donne une dimension nouvelle en montrant que les formes de l'art répondent à une organisation mentale précise de l'espace et du temps. C'est un comparatisme complet, appuyé sur une érudition aussi vaste que discrète, qui se met au service d'une pensée foisonnante. Elle n'est presque jamais linéaire mais se recoupe, monte en spirales qui s'élargissent, traversant tour à tour des domaines de faits apparemment éloignés pour les relier par des cheminements imprévus. C'est cette complexité qui rend parfois la lecture des oeuvres de Paul Mus difficile, mais aussi incomparable.

Il revient en France en 1936, fait une tournée de conférences et s'avise qu'il lui faut passer une thèse: c'est, en 1939, La Lumière sur les Six Voies, une étude critique de textes bouddhiques sur la transmigration. Il enseigne depuis deux ans à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes lorsque la guerre le mobilise. Arraché à ses études, il est nommé, en 1941, Directeur de l'enseignement pour l'A.O.F. Il s'adonne à cette tâche entièrement nouvelle pour lui, sans négliger l'occasion qui lui est ainsi donnée de comparer les entreprises coloniales françaises en Indochine et en Afrique. Les circonstances politiques amèneront l'approfondissement de cette réflexion jusqu'à un livre, remarquable de pénétration et de chaleur, Le Destin de l'Union française (Seuil, 1954), significativement sous-titré de l'lndochine à l'Afrique. En 1943, la France libre s'avise d'utiliser ses compétences d'homme du terrain indochinois. Il est envoyé à Pondichéry où quelques éléments français sont intégrés au dispositif britannique qui prépare l'assaut des positions japonaises dans le Sud Est asiatique, et tout particulièrement en Birmanie.

Homme puissant, solide marcheur, mais affligé d'une forte myopie, ce doux professeur n'en fait pas moins l'école de survie dans la jungle des commandos anglais. Au début de 1945, il est parachuté sur le Tonkin, avec quelques autres agents de la France libre, comme Pierre Messmer, pour prendre contact avec la résistance française. Il est surpris à Hanoi par le coup de force japonais du 9 mars et parvient à lui échapper en se fondant littéralement dans le paysage. Grâce à l'aide du petit peuple viêtnamien, il parvient à rejoindre la colonne Alessandri, et le Yunnan.

Son séjour au Tonkin a ravivé ses accointances anciennes. Il a pris le pouls de la population et il a saisi, dans les profondeurs du sentiment viêtnamien, que rien ne peut plus être comme avant. En qualité de conseiller politique des forces françaises, il revient en France et multiplie les rapports, les contacts, les conférences pour tenter d'expliquer ce qu'il y a de légitime et de souhaitable dans l'émergence d'un Viêt-Nam qui s'engagerait librement dans une amitié avec la France. De retour en Cochinchine avec le corps de débarquement français, au début 46, il plaide pour le dialogue, le respect des hommes des deux bords qui s'affrontent, pour un accommodement pacifique avec le nationalisme viêtnamien dont il a mesuré l'irrésistible élan. De retour en France, il donne une conférence, publiée en brochure, où tout est déjà dit: Le Viêt-Nam chez lui (Hartman, 1946). Nommé en 1946 professeur au Collège de France, il n'en continue pas moins quelques temps à conseiller des autorités dont la politique sombre dans le drame d'Haiphong et la guerre. Il analysera ce tournant dans une retentissante série d'articles publiés dans Témoignage chrétien (novembre 1949-février 1950).

Il a renoncé au rôle de conseiller officiel. Il se consacre à son enseignement au Collège, il dirige un temps l'Ecole Nationale de la France d'Outre Mer, donne quelques cours au Collège libre des sciences sociales et économiques, et surtout à l'Université de Yale, où il est nommé "visiting professor" en 1950, et où il ira chaque année jusqu'à sa mort. Quant au conflit franco-viêtnamien, il se contente d'intervenir de loin en loin par des articles, et surtout par un maître livre, qui reste certainement la meilleure introduction qui soit à une compréhension du Viêt-Nam, publié en 1952: Viêt-Nam, sociologie d'une guerre, assez mal accueilli par les esprits partisans de tous les bords.

Il allait, par la suite, y revenir plusieurs fois, surtout pendant la guerre américaine, devant des auditoires américains. Il poursuivait cependant ses travaux et ses réflexions sur le bouddhisme, l'art hindou, en construisant, par touches et par massifs, une sorte de sociologie des fondements culturels de l'Asie dont la compréhension peut servir de pont entre deux mondes qui, à vrai dire, malgré les apparences, ne se connaissent guère.

Paul Mus, tous ses élèves en témoignent, était un extraordinaire parleur. Il ne se souciait guère de ses oeuvres écrites et ne cherchait guère à faire un bilan ou une synthèse quand la mort l'a brutalement saisi. Il reste néanmoins quelques traces de son parcours et l'on peut encore les suivre, avec l'étonnement de découvrir un esprit digne des humanistes de la Renaissance.


Serge THION


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BIBLIOGRAPHIE

 

Viêt-Nam, sociologie d'une guerre, Le Seuil, 1952, 380 p.

Le Destin de l'Union française, Le Seuil, 1954, 359 p.

Guerre sans visage, Le Seuil, 1961, 191 p.

Hô Chi Minh, le Vietnam, I'Asie, Le Seuil, 1971, 253 p.

Les Viêtnamiens et leur révolution, Le Seuil, 1972 (reprise partielle de Viêt-Nam, sociologie d'une guerre).

L'Angle de l'Asie, Hermann, 1977, 269 p. (Ce dernier ouvrage contient une bibliographie assez complète.)


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